Nous avons vu que les principes rationnels dérivent de la nature même de l'esprit. Si nous parvenions à saisir dans son essence la nature de l'esprit, nous en déduirions toute la suite des principes de la raison. En quoi consiste donc l'essence de l'esprit? Dans le besoin d'unité, de simplicité. L'esprit est simple, et ne comprend bien que ce qui est simple. Aussi ce que nous saisissons le mieux, ce sont les figures de géométrie car elles ne sont composées que d'espace, et l'espace est homogène. Ce besoin de simplicité est tel que, lorsque l'esprit examinera les choses concrètes, qui sont nécessairement multiples, il devra les voir par un biais qui lui permette de se les représenter comme simples. Sans doute, il ne les simplifiera jamais aussi absolument que des figures de géométrie mais il y introduira du moins une certaine unité, un certain ordre. Les lois de l'esprit, puisqu'elles en expriment la nature, ont donc pour but de nous représenter les choses dans un certain ordre avec une certaine unité. Nous ne voulons pas trancher la question de savoir si l'ordre exigé par l'esprit existe réellement dans les choses. Nous établissons seulement que cet ordre est exigé par la nature de l'esprit.
Les principes rationnels servent donc à mettre de l'ordre dans la connaissance. Sans avoir la prétention d'arriver à une déduction absolument mathématique des vérités nécessaires, nous allons essayer d'obtenir aussi régulièrement que possible les divers principes rationnels.
Ce qui est donné est multiple, et l'esprit veut [Lalande has crossed out "veut," but the marginal note replacing it is illegible] y mettre de l'ordre. Pour cela, il faut d'abord que tous les termes de cette multiplicité donnée dans l'expérience reçoivent une sorte d'ordre extérieur, c'est-à-dire que suivant leur nature ils soient localisés dans des milieux différents. Or, il y a deux grandes espèces de connaissances expérimentales, les intérieures et les extérieures. Nous devons donc localiser chacune de ces deux espèces d'états de conscience dans des milieux différents. Le milieu dans lequel nous situons les connaissances données par les sens, c'est l'espace. Celui dans lequel nous situons les connaissances données par la conscience, c'est le temps.
Donc, dès que commence l'expérience, l'esprit répartit les phénomènes en deux groupes qu'il projette l'un dans l'espace et l'autre dans le temps; dès qu'il pensera, il pensera les phénomènes psychologiques comme durant et les phénomènes extérieurs comme coexistant.
D'où se déduisent les deux principes rationnels suivants: Tous les états de conscience sont dans le temps, tous les phénomènes donnés par la sensation sont dans l'espace. [Note in right margin: "L'idée de la continuité du temps et de l'espace nous vient par la continuité de nos efforts musculaires."]
Mais ce premier ordre, tout extérieur ne peut suffire. Il faut qu'entre les choses, l'esprit conçoive un ordre supérieur. Entre les choses enfermées dans chacune de ces catégories, il y a certaines relations. L'esprit est en effet nécessairement amené à concevoir les phénomènes comme les modifications d'un être, d'une réalité indépendante de l'intelligence existant par elle-même et qu'on appelle la substance. D'où le principe rationnel suivant: Tous les phénomènes sont des modifications d'une substance.
Voilà donc un second classement déjà plus complet. L'esprit forme alors, parmi les divers phénomènes des groupes au centre desquels est un être. Mais quels sont les rapports des phénomènes entre eux?
Il est nécessaire qu'ils soient dans un ordre déterminé. L'esprit en effet ne peut concevoir un phénomène sans supposer un autre phénomène comme condition du premier. On nomme le premier cause, le second effet. D'où le principe rationnel: Tout phénomène a une cause. Nous ne disons pas: tout effet a une cause. Ce serait trop évident. Mais l'idée de phénomène n'implique pas l'idée de cause comme ferait le mot effet. C'est sous l'influence du principe de causalité que nous nous représentons le monde comme composé d'immenses séries de phénomènes où chaque terme est effet d'un côté, cause de l'autre.
Mais cet ordre est encore insuffisant. Entre ces diverses séries, il y a des rapports à établir. L'esprit est ainsi amené à se représenter ces séries de phénomènes comme convergeant vers certains points qui en sont la fin, le but commun. D'où le principe rationnel: Tout phénomène ou toute série de phénomènes a une fin. Quand nous pensons le monde sous la forme de la finalité, nous nous le représentons comme formé de systèmes aboutissant à un même centre. [Note in left margin: "Kant n'admet pas d'origine a priori du principe de finalité. Selon lui l'esprit n'affirme pas que tout phénomène a une fin; l'esprit serait [illegible phrase] "heureux," il en fut ainsi."]
Nous avons donc cinq principes rationnels, grâce auxquels nous connaissons les choses, et que Kant nomme pour cette raison principes constitutifs de l'expérience. Ce sont les principes de temps, d'espace, de substance, de causalité et de finalité.
Ces divers principes constituent notre connaissance. Mais notre connaissance une fois constituée a elle-même ses lois, nos connaissances ayant entre elles certaines relations. D'où l'on tire un nouveau principe nommé par Kant, le principe régulateur de la connaissance. C'est le principe dit d'identité et de contradiction. Il s'énonce ainsi: Tout ce qui est, est; une chose ne peut pas être au même moment et au même point de vue elle-même et son contraire. Telle est la loi qui détermine les relations de nos connaissances.
Leibniz avait déjà vu qu'il y avait deux sortes de principes dans les vérités nécessaires. Il réunissait ceux que Kant nomme principes constitutifs dans celui de raison suffisante, et mettait en regard le principe d'identité. [Lalande note: "Leibniz faisait même dériver le principe d'identité et de contradiction du principe de raison suffisante. Mais c'est là une déduction et toute déduction est basée sur le principe d'identité et de contradiction. Il y a là un cercle vicieux. "Il y a deux grands principes de nos raisonnement: l'un est le principe de la contradiction qui porte que de deux propositions contradictoires, l'une est vraie et l'autre fausse; l'autre est celui de la raison déterminante, c'est que jamais rien n'arrive sans qu'il y ait une cause ou du moins une raison déterminante, c-à-d [quelquechose] qui puisse servir à rendre a priori pourquoi cela est existant plutôt que de toute autre façon." Leibniz, Théodicée 44.]
N'admettant pas le temps et l'espace comme donnés a priori, il énonçait ainsi le premier des deux principes qu'il admettait: Tout ce qui est a une raison d'être.
Quoiqu'il en soit, il y a deux espèces différentes de principes rationnels; les uns règlent les acquisitions de connaissances; les seconds, les connaissances acquises. Ces derniers sont les lois du raisonnement, les fondements de la logique.