1884a(34)

    Lecture 34. L'habitude

    1. Analyse de l'habitude
      1. Définition d'Aristote - Critique de cette définition
      2. De l'habitude comme faculté de conservation
      3. De l'habitude comme tendance à reproduire l'action
      4. L'habitude et l'instinct. L'habitude est un instinct acquis.
    2. Lois de l'habitude
      1. L'habitude exalte l'activité
      2. L'habitude affaiblit la passivité
      3. Application de ces lois à nos diverses facultés
        1. Sensibilité
        2. Intelligence
        3. Volonté
    3. Explication de l'habitude
      1. Théorie physiologique de l'habitude (Descartes)
      2. Réfutation
        1. Cette explication ne rend pas compte de la tendance de l'acte habituel à se reproduire
        2. La facilité avec laquelle l'habitude devient volontaire montre qu'il n'y a pas un abîme entre ces deux facultés
      3. L'habitude et l'association des idées (Dugald Stewart)
      4. Réfutation
        1. L'habitude est une faculté de conservation
        2. La tendance de l'acte habituel à se reproduire ne suppose pas nécessairement une association d'idées
      5. Explication de l'habitude
        1. Tout être tend à persévère dans son être
        2. Développement en nous de spontanéités irréfléchies
    4. Conclusion. Rôle de l'habitude dans la vie


    Lecture 34. L'habitude

    L'habitude a souvent été définie une tendance à répéter un acte que l'on a déjà accompli plusieurs fois. Mais cette définition, qui d'ailleurs remonte à Aristote, est sujette à plusieurs objections. Tout d'abord, un acte peut devenir habituel sans être répété simplement en se continuant; mais même avec cette correction, la pensée d'Aristote peut encore être attaquée. En effet, il est bien vrai que l'habitude est d'autant plus forte que l'acte a été plus souvent répété; mais un acte seul produit l'habitude; après une seule production de cet acte, le moi a une tendance à le reproduire. La continuité ou la répétition de l'acte développeront ce germe; elles ne le constitueront pas. Pour étudier l'habitude en elle-même, et la bien comprendre, il faut donc éliminer ces éléments, pour l'examiner à son état normal, telle qu'elle se produit après un seul phénomène.

    Ainsi considérée, l'habitude présente un double caractère; d'abord, elle est une faculté de conservation; elle fait survivre l'acte qui vient de se terminer, conserve nos efforts antérieurs tout au moins en partie. C'est grâce à elle que le passé n'est pas perdu pour nous. En outre, le fait ainsi conservé tend à se reproduire: c'est le second caractère de l'habitude. Elle nous apparaît ainsi comme une sorte de spontanéité.

    L'habitude est donc à la fois la faculté qui conserve en nous les actes passés, et la force qui tend à reproduire ces mêmes actes.

    On peut remarquer que l'habitude présente, à un degré moindre, presque tous les caractères de l'instinct. Celui-ci est inconscient et elle le devient de plus en plus, suivant sa force; quand elle est très puissante, elle nous fait agir presque aussi inconsciemment que l'instinct lui-même. L'instinct est parfait; l'habitude est bien plus parfaite que l'acte volontaire, car elle nous fait agir avec précision, en nous dispensant de l'hésitation, de la délibération. Seulement, cette perfection immédiate dans l'instinct est dans l'habitude le résultat d'une éducation. L'instinct est immuable. L'habitude assurément peut être modifiée, mais elle y oppose toujours une certaine résistance et d'autant plus grande qu'elle est plus forte. Comme l'instinct encore, elle est spéciale, possède un but et un objet précis: ainsi on acquiert l'habitude de faire telle ou telle action, de retenir tel ou tel genre de style et rien que cela. Cette spécialité est moins tranchée que celle de l'instinct, mais tend, quand l'habitude augmente, à le devenir autant.

    Mais l'instinct est commun à toute l'espèce, tandis que l'habitude est individuelle. Ce caractère distingue bien ces deux facultés. Sauf cela cependant, l'habitude semble tendre à se rapprocher de l'instinct, bien que la ressemblance ne soit jamais complète. On peut comparer ces deux facultés à certaines quantités mathématiques qui se rapprochent de plus en plus, et ne sont pourtant égales qu'à l'infini. Si inconsciente, si parfaite, si immuable, si spéciale que soit l'habitude, elle peut toujours être modifiée par l'action de la volonté; celle-ci n'est esclave que si elle le veut, et peut toujours reprendre l'empire qu'elle avait momentanément perdu.

    L'instinct, c'est la nature parlant et agissant en nous. Puis donc que l'habitude est un instinct acquis, on dira à juste titre que l'habitude est une nature acquise, sortie de la volonté, et placée cependant une fois constituée hors du monde des actes volontaires. Pour Spinoza, Dieu est l'unique substance: le monde est Dieu réalisé. Il exprime cette idée par une expression originale: "Dieu est la nature naturante; le monde, la nature naturée". Nous pouvons nous servir de ces mêmes expressions pour caractériser l'instinct et l'habitude: le premier est la nature "naturante", la nature naturelle; le second, la nature acquise, la nature "naturée".


    Nous venons de définir l'habitude. Nous avons maintenant à examiner quelles sont les lois de cette faculté.

    Un certain nombre d'études fort importantes ont été publiées sur cette question. Parmi elles, il faut citer comme les plus remarquables le Mémoire sur l'habitude, de Maine de Biran, son premier ouvrage; la Thèse de M. Ravaisson sur le même sujet. De ces diverses études ressort ce fait: les lois que [sic] l'habitude sont au nombre de deux, et s'énoncent ainsi:

    1. L'habitude tend à exalter les phénomènes actifs.
    2. Elle tend à diminuer l'intensité des phénomènes passifs.

    Lorsqu'un phénomène psychologique est actif, l'habitude l'excite, le rend plus actif encore; il se reproduit plus aisément, et tend davantage à se reproduire. Au contraire, si le phénomène dont il s'agit est passif, l'habitude l'affaiblira; elle va même quelquefois jusqu'à en abaisser l'intensité au point de le rendre imperceptible.

    Nous allons étudier l'effet de l'habitude sur les différentes facultés de notre esprit.

    Sensibilité. Examinons d'abord la partie passive de la sensibilité qui est la faculté d'éprouver du plaisir ou de la douleur. Supposons une impression agréable au premier abord, et qui se répète souvent; elle finit par devenir indifférente; l'habitude, dans ce cas, émousse la sensibilité. Ce qui est agréable à un homme de goûts simples, peu habitué aux jouissances, laissera indifférent l'homme blasé, qui connaît trop ce plaisir pour le goûter encore.

    Mais ce n'est là qu'une partie de la Sensibilité. Elle a une autre partie, qui est active, et qui se compose des inclinations et des passions; et de ce côté-là l'habitude l'exalte. Plus nos passions sont satisfaites, plus elles sont exigeantes. Elles veulent toujours aller plus loin, elles demandent d'autant plus qu'on leur accorde plus. Par conséquent, sous l'influence de l'habitude, notre activité sensible devient plus intense.

    Intelligence. Notre intelligence est surtout active; cependant, tout au bas de l'échelle de nos connaissances, il y a certaines d'entre elles qui sont presque entièrement passives. Parmi celles-là, on trouve facilement des exemples de perceptions dont, par l'habitude, nous ne nous rendons plus compte. Ainsi, l'atmosphère pèse sur nous, et nous n'en sentons pas le poids. Si l'on demeure quelque temps dans une salle à une température bien au dessus de la moyenne, on finit par ne plus s'apercevoir que cette chaleur est anormale.

    Mais plus souvent l'intelligence est active; et dès lors, l'habitude exalte les phénomènes dans lesquels elle entre. Plus nous avons l'habitude de nous expliquer les choses, plus cette opération nous devient facile, et plus nous y éprouvons de plaisir; c'en est d'ailleurs la conséquence. Un élève débute dans les mathématiques; il éprouve mille difficultés. Mais peu à peu il s'y habitue. Il trouve cette science plus facile, et comprenant plus aisément, y trouve plus de plaisir. Quand pour la première fois, il faut étudier des idées abstraites, on est gêné, fatigué. Mais peu à peu l'on en prend l'habitude, on comprend aisément, et l'on trouve dès lors cette étude plus agréable.

    Plus que toute autre faculté de l'intelligence, la mémoire dépend de l'habitude: l'habitude, faculté de conservation, forme une grande partie de la première; aussi l'exercice habituel de la mémoire améliore-t-il facilement les mémoires récalcitrantes, s'il ne peut aller jusqu'à doter de mémoire ceux qui n'en ont pas.

    Volonté. Ici, le mot l'indique, point de place pour la passivité. L'habitude agit sur des phénomènes essentiellement actifs: elle ne fera que rendre de plus en plus faciles les mouvements volontaires, et leur donner une tendance plus grande à se reproduire de nouveau.


    Ayant ainsi défini l'habitude et déterminé ses lois, nous pouvons rechercher à présent comment nous expliquerons l'habitude.

    Nous retrouvons tout d'abord ici une théorie que nous avons déjà vue à propos de l'instinct, et dont l'adepte le plus célèbre est Descartes. Cette explication ramène l'habitude à un phénomène purement physiologique. Selon ce philosophe [Cf. XXV, La Mémoire, Sec. C, p. 181.], les esprits animaux suivent dans le cerveau les voies déjà frayées par un passage précédent, et comme ce mouvement est la condition de la pensée et de la volonté, le phénomène se reproduit ainsi.

    Mais cette théorie vient échouer devant ces objections: elle explique fort mal la tendance de l'acte à se reproduire. En second lieu, l'habitude, comme l'instinct et d'une manière bien plus visible encore, dépend de la volonté; celle-ci reste toujours maîtresse de ses habitudes, et peut si elle veut, en secouer le joug. Entre l'habitude et la pure volonté, pas de distinction nettement tranchée. L'habitude est donc bien réellement un phénomène psychique.

    On a essayé d'assimiler l'habitude à l'association des idées. C'est ce qu'a fait, par exemple, Dugald Stewart. Ce philosophe a représenté l'habitude comme n'étant autre chose qu'une association de mouvements. De même que les idées qui ont été ensemble présentes à l'esprit ou qui s'y sont succédé s'attirent, de même les mouvements; l'habitude ne serait dans cette hypothèse qu'une forme de la faculté générale qui consiste en une tendance des différents phénomènes psychologiques placés dans certaines conditions à s'attirer les unes les autres.

    Mais l'analyse que nous avons faite des phénomènes de l'habitude montre que cette explication ne rend pas compte de tous les phénomènes que l'on observe dans l'habitude. L'habitude est une faculté de conservation, et cette théorie ne rend compte que du phénomène de reproduction: où ont été conservés les actes reproduits? En outre rien ne prouve que la tendance à la répétition provienne uniquement de l'affinité propre par laquelle les mouvements s'attirent les uns les autres. Une action, même simple, tend à se répéter. L'enchaînement des mouvements les uns aux autres facilite leur reproduction, les rend plus aisés, explique le besoin plus vif de faire l'action habituelle. Mais ce n'est pas là une condition nécessaire de cette tendance.

    Puisque ces explications ne peuvent convenir, cherchons-en une qui s'accorde avec notre analyse. Elle se divisera en deux parties: 1) Conservation; 2) Reproduction de l'acte accompli.

    1. Le premier fait est expliqué par ce principe général que "tout être tend à persévérer dans son être". Quand un phénomène a pénétré en nous, est devenu nôtre, nous tendons à conserver notre être ainsi modifié. C'est ainsi que s'explique l'habitude comme faculté de conservation.
    2. Pour expliquer la tendance de l'acte à se produire il faut admettre qu'il se développe en dehors de la volonté à la suite de l'acte, une sorte de spontanéité irréfléchie. La volonté se fige pour ainsi dire, sur un point, elle détermine l'action une fois pour toute, et par la suite nous dispense d'agir de nouveau.

    Ceci explique bien l'exaltation de l'activité; mais comment cela rend-il compte de l'affaiblissement de la passivité? Voici comment: Toute affection sensible est un rapport entre un besoin et l'objet qui doit le satisfaire. L'objet reste constant; le besoin, actif, est excité par l'habitude [O + B = P; O + B1 = P1; B + B1 + O = P + P1]. Le plaisir devient donc de moins en moins vif, la sensibilité s'émousse.


    Quel est le rôle de l'habitude dans la vie?

    Elle nous permet de conserver le passé, ce qui est une condition essentielle du progrès. C'est grâce à elle que nous pouvons aller en avant sans avoir besoin de revenir sans cesse en arrière. Mais ce n'est pas là la condition unique du progrès. Il ne suffit pas de garder ce qu'on possède, il faut encore acquérir. Or l'habitude tend à nous maintenir dans le passé; elle est par essence ennemi du changement, et présente ainsi au progrès un obstacle, qui n'a rien d'insurmontable, mais qu'il faut constater. Il y a à craindre de vivre trop de la vie d'habitude, de se laisser enchaîner par elle et de rester dans l'immobilité. Elle est la condition nécessaire du progrès, mais n'y suffit pas.


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