1884a (35)

    Lecture 35. De la volonté. De la liberté

    1. De la volonté
      1. Définition de la volonté
      2. Analyse d'un acte volontaire - Il contient cinq moments
      3. La volonté est-elle libre? Qu'est-ce que la liberté?
    2. Preuve directe de la liberté
      1. Enoncé de la preuve par l'observation intérieure
      2. Objection de Bayle
      3. Réfutation:
        1. La volonté ne se confond pas avec le désir
        2. Nos désirs sont loin d'être toujours réalisés
      4. Objection de Spinoza
      5. Réfutation:
        1. Le sentiment de la liberté croît en raison inverse de l'ignorance des motifs.
        2. Cette ignorance ne nous oblige aucunement à nous attribuer la causalité de l'acte.
    3. Preuves indirectes de la liberté
      1. Si l'on n'admet pas la liberté, les promesses deviennent incompréhensibles
      2. Il en est de même des punitions et récompenses


    Lecture 35. De la volonté. De la liberté

    La volonté est la faculté par laquelle nous sommes la cause déterminante de certaines de nos actions; c'est grâce à elle que certains de nos actes se produisent sous notre impulsion, émanent de nous et de nous seuls.

    Pour bien comprendre ce qu'est la volonté, examinons un acte volontaire et ses différents moments.

    1. Tout acte volontaire commence par la conception de un ou plusieurs buts à réaliser. Avant de faire quelque chose, nous songeons à une fin à atteindre. Ce premier moment est la conception du but.
    2. Quand nous avons conçu le but à atteindre, nous cherchons les raisons qui peuvent nous déterminer à agir ou ne pas agir: ce phénomène est la conception des motifs.
    3. Parmi ces motifs, tous n'ont pas la même valeur. Nous comparons alors les motifs entre eux pour juger quels sont les plus forts; cette opération est ce qui constitue essentiellement la délibération.
    4. Nous choisissons un de ces motifs, nous le préférons aux autres, nous nous décidons à agir dans un sens déterminé. C'est la décision.
    5. La décision prise, il nous reste à l'exécuter au dehors; la volonté produit son effet. Ce dernier moment est l'exécution ou l'action.

    Tels sont les cinq moments de l'acte volontaire. Pour qu'un acte mérite ce nom, il faut qu'il passe par ces cinq moments. Sinon, on ne peut le considérer comme réellement causé par la seule volonté, et on doit le rattacher à une autre cause.

    La volonté est-elle ou n'est-elle pas libre, telle est la question principale qui domine toute la théorie de la volonté.

    Qu'est-ce donc que la liberté?

    Kant définit la liberté, cette faculté qu'a l'homme de commencer une série d'actions. C'est là ce qui distingue la volonté. Tandis que le premier terme des séries auxquelles appartiennent les phénomènes physiques nous échappe toujours, la volonté, au contraire, forme le premier terme d'une série. A ce qu'il semble, elle se produit sans être déterminée par aucun fait précédent.

    Nous avons donc à voir si réellement la volonté n'est précédée de rien qui la détermine, si elle commence réellement une série.


    On distingue généralement deux genres de preuves de la liberté: les preuves directes et les preuve indirectes.

    La liberté se prouve directement par l'idée que nous avons de notre liberté. Nous n'avons pas pu l'acquérir par le spectacle du monde extérieur puisque tous les phénomènes qui s'y passent sont soumis à un déterminisme absolu. Si nous avons cette idée, c'est que nous nous voyons libres, que nous nous sentons libres, donc nous le sommes.

    Mais on a souvent soutenu que cette idée ne nous venait pourtant pas du spectacle de notre moi, et était une construction de l'esprit, une illusion, par conséquent.

    Mais alors il faut expliquer comment s'est formé cette illusion. Bayle a exposé ainsi la genèse de l'idée de liberté. Il comparait la volonté humaine à une girouette qui aurait conscience de ses mouvements. Supposons que toutes les fois qu'elle désire se tourner d'un côté, le vent l'y pousse. La girouette se croira cause de ses mouvements. Il en est de même de l'esprit humain; sa prétendue causalité n'est qu'une illusion, et notre volonté ne fait qu'obéir à des circonstances dont nous ne nous doutons pas.

    Cet argument suppose d'abord que la volonté ne diffère pas du désir; ensuite que dans la majorité des cas tout au moins, nos désirs sont réalisés. Nous allons faire voir que ces deux affirmations ne reposent pas sur des fondements bien solides.

    Nous voyons tout d'abord que la volonté est distincte du désir. C'est une confusion que l'on a souvent faite, mais qui n'a rien de légitime. Ce qui distingue bien la volonté du désir, c'est qu'il y a telle chose que nous désirons sans le vouloir: nous pouvons désirer le possible comme l'impossible, l'idéal comme le réel. L'objet du désir est même l'idéal seul dans la plupart des cas, a-t-on dit souvent. Le réel n'est désiré par nous que comme ressemblant à l'idéal que nous aimons. La volonté au contraire est enfermée dans le domaine du possible, du réel; c'est la faculté pratique par excellence: nous ne pouvons vouloir que ce que nous pouvons faire.

    En second lieu, nous voulons souvent une chose sans la désirer. Nous sommes décidés quelquefois à faire notre devoir tandis que notre sensibilité désire en secret nous voir échouer. Cette lutte du devoir et de la passion est même un des grands ressorts de l'intérêt dramatique, surtout chez Corneille. Curiace, Chimène en sont des exemples frappants. C'est qu'en effet le désir et la volonté sont des formes bien différentes de notre activité. La volonté est la force dont nous disposons pour maintenir notre individualité. Elle est concentrée en nous; le désir au contraire s'attache à l'extérieur, fait sortir le moi de lui-même, où la volonté cherche à le retenir. Ces deux phénomènes sont donc bien distincts. En outre, quand bien même on pourrait confondre ces deux idées, la genèse de Bayle ne serait pas légitime, car elle suppose une concordance presque parfaite de nos désirs et des évènements. Or, c'est presque continuellement le contraire qui arrive: combien est petit le nombre des choses désirées que nous voyons se réaliser, et qu'il est rare que les évènements se conforment à nos souhaits! [illegible note in right margin next to this paragraph]

    Spinoza a proposé de cette idée de liberté une autre genèse plus rigoureuse.

    Nous avons, dit-il, conscience de nos actions, mais non des causes de cette action. Je sens que je remue mon bras, mais je ne sens pas tous les phénomènes organiques dont ce dernier n'est que la conséquence. Cette idée de liberté se réduit donc à la conscience de nos actions, jointe à l'ignorance des causes de ces actions, ignorance qui fait que nous imaginons être cette cause que nous ne pouvons atteindre.

    Si toutes les fois où nous ignorons les causes d'un phénomène, nous nous en attribuons la causalité, plus grande serait notre ignorance, plus grande serait notre liberté. Or, la liberté suppose au contraire la pleine conscience, la pleine intelligence des raisons pour lesquelles on agit.

    En second lieu, nous ne nous attribuons pas la causalité des phénomènes dont nous ne connaissons pas la cause. Nous savons très bien supporter notre ignorance, et la nature de notre esprit ne nous force pas à combler au hasard les lacunes de notre science.

    Puisque les diverses genèses que l'on a tenté de faire de l'idée de liberté ne sont pas valables, nous admettrons comme juste la preuve directe de notre liberté tirée de l'idée que nous en avons, telle que nous l'avons exposée.

    Une preuve indirecte de la liberté consiste à montrer que sans elle, on ne pourrait pas rendre compte de certains faits de la vie journalière, des contrats, des promesses par exemple. Comment pourrions-nous répondre de nous si ce n'est pas nous qui agissons?

    Il en serait de même de la pénalité civile. Si l'homme n'est pas libre, elle est incompréhensible. Les récompenses ne le seraient pas moins.

    Voici enfin la dernière preuve indirecte de la liberté.

    Kant établit la liberté en posant d'abord la loi morale et en montrant qu'elle n'est possible que si l'homme est libre. Nous ne ferons que mentionner cette preuve, sans nous y arrêter, car nous comptons, dans ce cours, suivre la marche opposée et nous servir de la liberté déjà démontrée pour établir la loi morale.


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