La liberté de notre volonté est soumise à de graves objections:
Plusieurs systèmes ont dit que l'homme n'est pas libre, que tout se passe en lui suivant des lois bien déterminées. De là vient pour ces doctrines le nom de déterminisme. On confond souvent le fatalisme et le déterminisme. C'est une erreur. Le fatalisme suppose que tous les êtres dépendent d'une volonté supérieure, toute puissante, mais arbitraire et capricieuse. Tel était le fatum antique, le destin mahométan. Ce système aujourd'hui est à peu près tombé. Aussi ne le réfuterons-nous pas.
L'argument essentiel du déterminisme est l'inconciliabilité du libre arbitre et du principe de causalité. Tantôt les déterministes ont voulu faire voir cette prétendue contradiction sans sortir du monde intérieur: ils ont cherché alors à nos actions des lois fixes, mais toutes psychologiques. Tantôt ils ont fait voir qu'il y avait contradiction entre le principe de causalité tel qu'il est appliqué par les sciences, et de la liberté.
Nous étudierons aujourd'hui le déterminisme psychologique.
Voici une action: je sors. Pourquoi ai-je pris cette résolution? Parce que ma santé réclamait cet exercice, qu'une occupation m'appelait au dehors. Il y a donc une cause à mon action: c'en est le motif; le motif a donc entraîné l'action, elle n'est donc pas libre. La liberté n'est qu'une illusion.
Les déterministes résument leur raisonnement dans ce dilemme. Des deux choses l'une:
Ou bien l'acte que l'on prétend libre est déterminé par un motif, et il n'est pas libre par conséquent
Ou bien il est sans cause, et le principe de causalité est violé.
La seconde hypothèse étant contradictoire, nos actions sont guidées par nos motifs, qui dérivent de notre intelligence, des accidents de la vie, de notre caractère, de nos habitudes. Point de contingence; les motifs entraînent nécessairement l'action.
Mais, dit-on, il y a des cas où les motifs sont différents, même opposés; c'est le cas le plus fréquent. Comment plusieurs motifs peuvent-ils n'entraîner qu'une action?
C'est qu'entre ces divers motifs s'établit une sorte de lutte, de balancement, où le plus fort l'emporte et détermine l'action. Les déterministes résument leur doctrine dans cette comparaison: Une balance inclinant du côté où les poids sont les plus lourds; les poids représentent les motifs, et le fléau la volonté. (Flaubert)
Ainsi, qu'il y ait un motif ou plusieurs, tout se passe mécaniquement dans la volonté. Les motifs produits par notre constitution entraînent nécessairement les actions.
Telle est la doctrine déterministe de Stuart Mill et Leibniz par exemple.
Pour réfuter cette doctrine on a examiné la question de savoir s'il y avait des actions sans motif.
C'est l'opinion de Reid. "J'ai dans ma poche vingt guinées, dit-il. Si j'en prends une, pourquoi celle-ci plutôt que celle-là? Qui fait que quand je me mets en marche, je pars du pied droit plutôt que du pied gauche? Voilà des actions sans motif."
Supposons que j'aie en main un stylet très aigu placé au milieu d'une ligne; je dois le placer à l'un des deux points extrêmes de la ligne. Je le mets sur l'un d'eux. Pourquoi l'un plutôt que l'autre?
Cette liberté est ce que Reid nomme la liberté d'indifférence.
Mais sans discuter ces exemples, il est impossible d'admettre des actions sans motifs. Une pareille hypothèse est inintelligible.
Et en effet, si je prends une guinée plutôt qu'une autre, cela tient à la conformation des muscles de ma main, à la disposition des guinées dans ma poche. Dans le cas idéal admis par Reid il y a une première raison qui détermine: la nécessité de couvrir l'un des points. Après hésitation, l'esprit, par désir d'en finir, se décide pour l'un d'eux, pour celui sur lequel il porte l'attention à ce moment.
Quand bien même on admettrait des actions sans motifs, ce serait une pauvre objection au déterminisme. Si cette théorie était juste, les menues actions de la vie pourraient bien être libres, mais les plus importantes seraient déterminées. On accorderait ainsi aux adversaires la majeure partie de leur thèse. Ce serait admettre que nos actions les plus importantes sont absolument guidées et déterminées.
Jouffroy a donné une nouvelle forme à cette doctrine. Il distingue deux sortes de causes à nos actions: les mobiles, qui viennent de la sensibilité; les motifs, qui viennent de l'intelligence. Ainsi, l'amour de nos semblables est un mobile qui nous pousse à faire la charité. Je la fais par devoir, c'est un motif.
Les mobiles sont des forces. On s'explique donc bien qu'ils puissent déterminer la volonté. Mais les motifs ne sont que des idées, des états de l'esprit. L'idée est quelque chose de mort, elle n'a pas la puissance d'agir sur la volonté. Si donc il est bien vrai que les actions accomplies sous l'influence des mobiles sont déterminées, celles que produisent les motifs sont libres. Il y a donc des actions libres.
Mais cette doctrine affirme ce qui est contestable, que nous pouvons agir rien que sous l'empire d'une idée. L'idée ne sollicite pas l'action. Il y a entre elle et l'activité une abîme qu'elle ne peut franchir seule. Comme le désir, l'idée n'a pas seulement pour domaine le réel: l'intelligence ne peut agir sur la volonté qu'en suscitant des mouvements sensibles qui lui donnent la force dont elle est dépourvue elle-même.
Kant affirme bien que l'homme doit et peut agir uniquement pour accomplir son devoir. On fait son devoir parce qu'on l'aime. L'idée seule du bien n'a aucune action sur la volonté.
Un motif doit toujours être doublé d'un mobile. Si donc les actions ne sont pas libres, comme le croit Jouffroy, qui sont déterminées par des mobiles, aucune action ne le serait; le déterminisme aurait encore gain de cause.
D'après les déterministes, quand un motif nous a paru supérieur aux autres, nous nous décidons nécessairement dans ce sens. On peut accorder ce point à la théorie déterministe: une fois le motif le plus fort trouvé, l'action est déterminée. Mais il n'en résulte pas que nous ne soyons pas libres. Sans doute, une fois la délibération finie, plus de liberté: mais c'est qu'elle ne réside pas entre la décision et l'exécution, mais entre la conception du but et l'élection du motif le plus fort. Une fois que nous nous sommes représenté le but nous avons la faculté de délibérer, et de faire durer cette délibération aussi longtemps que nous le voulons. Voilà où est la liberté.
Les déterministes se trompent seulement sur la place de la liberté dans l'acte volontaire. Cette faculté de suspendre l'action est ce qui nous distingue des êtres inférieurs. Les choses ne délibèrent pas; elles n'ont pas le choix entre les contraires; l'animal conçoit un but, y va dès lors. Il n'a pas la force d'arrêter son activité, de réfléchir; l'homme seul peut se contenir, s'arrêter, réfléchir, et choisir.