Le déterminisme psychologique a tenté de montrer une contradiction entre la liberté humaine et le principe de causalité, appliqué au monde intérieur. Le déterminisme scientifique veut prouver une contradiction du même genre entre la liberté et le principe de causalité, appliqué au monde extérieur. En effet, selon cette doctrine, si nous pensons les choses extérieures sous la forme de la causalité, elles se montrent à nous comme composant d'immenses séries de causes et d'effets où tout s'enchaîne, chaque terme étant effet par rapport au précédent, cause par rapport au suivant. Supposons que l'homme puisse agir librement. Son action, étant libre, devra changer quelque chose dans le monde extérieur: il faut donc que quelque chose y puisse être changé, qu'il y ait en dehors de nous place pour la liberté. Il faudra que nous puissions troubler, interrompre à volonté ces séries de phénomènes. Supposez en effet que cela soit impossible, qu'il n'y ait nulle contingence en dehors de nous, nos actions extérieures ne sont plus libres, la liberté n'existe pas.
Sans doute, il ne s'ensuit pas immédiatement de là que la liberté n'a aucune réalité, mais seulement qu'elle est refoulée par les choses au fond de la conscience ne peut se manifester par des faits. Elle n'aurait plus qu'une valeur virtuelle. Nous la posséderions mais nous n'en pourrions rien faire. [notation in left margin: a.]
Mais il y a plus. Le déterminisme extérieur n'entraîne pas seulement cette conséquence que la liberté ne peut plus s'accuser au dehors, mais encore qu'elle ne peut pas exister du tout. En effet, les phénomènes physiologiques de notre organisme sont déterminés comme tous les autres. [notation in left margin: b.] Or, sans discuter ici la question de savoir si oui ou non la vie de l'âme a une existence indépendante de celle du corps, c'est un fait constaté par la science que nul phénomène psychologique ne peut se produire sans être accompagné d'un phénomène physiologique, tant l'âme est étroitement unie au corps. Mais si la vie organique est soumise au déterminisme, ce qu'on ne peut nier, la vie psychologique qui lui est absolument parallèle, sera aussi soumise à ce même déterminisme.
Ainsi, par exemple, pour qu'une volition ou acte de la volonté se produise, certaines modifications cérébrales sont nécessaires. Mais ces modifications physiques font partie d'une série de phénomènes, sont donc déterminées. La volition qui leur est liée est donc aussi déterminée. Ainsi donc, non seulement il ne peut y avoir de décision librement exécutée, mais pas même de décision libre.
Telle est la théorie du déterminisme scientifique.
L'effort le plus vigoureux pour résoudre cette difficulté a été fait par Kant.
Ce philosophe admet qu'il y a dans l'homme deux hommes, dans le moi deux moi: l'un est phénoménal, n'a qu'une existence apparente, l'autre est nouménal, substantiel. Voici comment s'introduit en nous cette dualité:
Le moi un et réel ne peut se connaître qu'en se pensant sous la forme des principes rationnels, condition de toute connaissance. Il est obligé pour prendre conscience de lui-même, de s'appliquer les formes à priori de la sensibilité et les catégories de l'entendement. Mais ces lois de l'esprit ne sont pas plus celles de l'intérieur que celles de l'extérieur; les phénomènes intérieurs ne sont pas plus dans le temps que les phénomènes extérieurs dans l'espace; de même pour la causalité. Par conséquent le moi, en prenant conscience de lui-même, se dénature et se transforme. Le moi réel, nouménal, primitif, n'était pas soumis aux principes rationnels. Mais le moi conscient se pense sous la forme du temps, sous le concept de cause. Voilà donc les deux moi formés: il y a un moi qui est, mais n'est pas connu; un autre qui est connu, mais qui n'est pas.
Cette distinction de deux moi permet à Kant de résoudre la difficulté qu'oppose à la liberté le déterminisme scientifique. La science suppose le déterminisme; la morale, la liberté. Telles sont les deux thèses que Kant oppose l'une à l'autre: c'est sous cette forme même qu'il conçoit le problème de la philosophie. Tout son système tend à prouver qu'on peut accorder ces deux contradictions, concilier le déterminisme et la liberté. Pour cela, il assigne à la science et à la morale deux mondes différents: le principe de causalité règne incontestablement dans le monde phénoménal, la liberté dans le monde nouménal; pour les phénomènes, la science est vraie; la morale ne l'est pas moins pour les noumènes. Le moi apparent est donc bien soumis au déterminisme, mais le moi nouménal est le siège de la liberté.
On peut faire à la doctrine de Kant une objection extrêmement grave. Cette doctrine conserve une liberté non point réelle, mais possible. Les actions de notre vie, étant purement phénoménales, seraient déterminées. La volonté, enfermée dans le noumène, ne pourrait en sortir pour influer sur le phénomène. La liberté que Kant accorderait à l'homme serait toute métaphysique, virtuelle, stérile. La théorie d'ailleurs est soumise à un certain nombre d'autres critiques fort importantes. Mais celle-là suffit à la réfuter.
Puisque la théorie de Kant ne suffit pas à réfuter le déterminisme scientifique, cherchons comment on peut accorder avec le principe de causalité l'existence de la liberté humaine.
Que la science suppose le déterminisme, c'est chose incontestable. Il est certain que les éléments qui composent les séries de phénomènes sont rigoureusement liés en chaînes. Si donc nous pensons les choses uniquement sous la forme de la causalité, nulle contingence, point de liberté.
Mais si la relation de phénomène à phénomène est bien déterminée, il n'en est pas de même du sens où se dirigent les séries ainsi formées. Le principe de causalité ne veut qu'une chose: que les phénomènes s'enchaînent rigoureusement. Mais la fin de chaque série est uniquement déterminée par le principe de finalité. Or la nécessité réclamée par ce principe est loin d'être aussi rigoureuse que celle exigée par le principe de causalité. Un même but peut être atteint par bien des moyens différents. Pour aller au même lieu, il est plus d'un chemin. Supposons que la fin des choses soit l'avènement de la liberté: que de moyens il existe de réaliser cette fin! Il y a plus: la réalisation même de ce but suppose dans les choses une grande part de contingence.
Ainsi donc, l'ordre que réclame le principe de finalité ne suppose pas un déterminisme absolu comme le demande le principe de causalité. Puisqu'il en est ainsi, les buts assignés aux milliards de séries de phénomènes qui traversent le temps et l'espace pourront être remplis de bien des façons différentes. Voilà par où la liberté peut s'introduire dans le monde extérieur, par où peut se produire le changement.
Voilà comment se peuvent concilier le déterminisme scientifique et la liberté.
Bien que le fatalisme n'ait plus guère qu'une importance historique, il est nécessaire d'en dire un mot pour compléter la théorie de la liberté. Depuis l'avènement du théisme, le fatalisme se montre généralement sous la forme théologique. Il cherche à montrer une contradiction entre la nature de Dieu et la liberté humaine.
Deux attributs de Dieu ont été représentés comme inconciliables avec notre liberté: ce sont la prescience et la providence.
1. Si Dieu prévoit tout ce qui se fera, il a prévu de tout temps ce que je vais faire: donc je suis tenu de le faire: je ne suis pas libre par conséquent. Il faut sacrifier la perfection de Dieu ou la liberté humaine; les fatalistes sacrifient cette dernière.
Cette contradiction vient de ce qu'on a représenté Dieu dans le temps: pour lui il n'y a ni passé, ni présent, ni avenir; il est dans un perpétuel présent. Il ne voit donc pas "actuellement" ce qui se fera "tout à l'heure"; il voit éternellement ce que font les hommes. Pas de contradiction par conséquent.
2. Si Dieu peut intervenir dans le cours des choses humaines pour les modifier, il peut à volonté changer notre conduite; si cela ne supprime pas absolument toute liberté, cela l'atténue du moins beaucoup.
Nous retrouverons cette question en métaphysique, et lui donnerons alors sa solution.
L'objection faite au déterminisme scientifique est sans valeur, elle équivaut à ceci:
Je fixe une planche sur un mur avec deux clous, j'avoue que sa position est invariablement déterminée: mais si j'en mettais un troisième en l'enfonçant après peu pour qu'il ne maintient pas la planche à lui seul, elle deviendrait dès lors librement mobile.