Quand nous possédons la vérité, nous sommes certains; mais nous le sommes également quand nous nous trompons: l'erreur est donc seulement une certitude fausse, une certitude qui ne s'accorde pas avec la réalité. La théorie de l'erreur n'est donc qu'un chapitre de la théorie de la certitude.
Qu'est-ce qui produit l'erreur?
D'après une théorie dont Spinoza est le principal représentant, l'erreur n'est qu'une vérité tronquée; nous nous tromperions quand, ne voyant qu'une partie de la vérité, nous prendrions cette partie pour le tout. Voici l'exemple qu'affectionne Spinoza: Si nous considérons l'homme isolément, en le détachant du reste des choses, il nous apparaît comme un tout indépendant, un absolu qui ne relève que de lui-même, qui est libre. Or, c'est faux. C'est que nous n'avons vu qu'une partie de la vérité. Nous avons oublié que l'homme faisait partie d'un monde dont on ne peut l'extraire. Si nous voyons l'ensemble, nous comprendrons qu'il est sous la dépendance des choses: au lieu de nous sembler un empire dans un empire, l'homme nous semblera une partie du tout.
Est-il vrai que l'erreur ne soit qu'une privation de vérité? Rien ne paraît moins démontré. Si "moins que la vérité" nous trompe, pourquoi "plus que la vérité" ne nous tromperait-il pas? Dans l'un et l'autre cas, l'esprit n'est pas adéquat aux choses. L'eau monte dans le vide à 10m,33. Pour expliquer ce fait, on disait que la nature avait horreur du vide jusqu'à 10m,33. La réalité est que l'ascension de l'eau dans le vide ne dépasse pas 10m,33: on la dépassait en prêtant à la nature un sentiment qu'elle ne peut avoir: là était l'erreur, toute erreur n'est donc pas une privation de vérité.
D'ailleurs, si on l'admet, il reste à expliquer comment il se fait que nous altérions ainsi la vérité, que nous pensions voir le tout quand nous ne voyons que la partie. Spinoza ne l'explique pas; et pourtant c'est là le problème important! C'est la cause qu'il faut connaître pour pouvoir agir sur l'effet.
En quoi consiste donc précisément la certitude fausse?
Nous avons deux sortes de facultés: les unes intuitives, les autres discursives. Les premières nous mènent directement à la vérité. Les autres, par l'intermédiaire du raisonnement: voyons donc où peut avoir place l'erreur.
D'abord l'intuition est infaillible. Nous ne pouvons pas voir autre chose que ce que nous voyons! L'hallucination n'est pas une intuition fausse, mais nous l'avons déjà dit, un jugement faux surajouté à cette intuition. Je peux conclure à tort de l'intuition d'une représentation l'existence de l'objet représenté.
Restent les deux facultés discursives, analyse et synthèse. Voyons donc ce qu'elles peuvent présenter de suspect.
L'analyse consiste à déduire d'une idée une autre qui y est comprise; la synthèse ajoute à une idée une autre idée qui n'y est pas comprise. Je fais une analyse quand je dis 2 + 2 = 4. Je fais une synthèse en disant: les métaux conduisent bien la chaleur; car j'ajoute à l'idée de métal celle de conductibilité qui n'y est pas contenue.
Il ne saurait y avoir d'erreur d'analyse proprement dite. Supposons le jugement analytique faux 2 + 2 = [?] ou A > [or ..?] B. Si cela est faux, cela veut dire seulement que c'est à tort que nous croyons que A contient B. Si nous l'y trouvons, c'est que nous l'y avons mise à tort. Nous nous trompons parce qu'au nombre des propriétés qui constituent A, nous nous représentons B, c'est-à-dire qu'aux propriétés nous en ajoutons illogiquement d'autres qui ne lui appartiennent pas; l'erreur est donc dans une synthèse fausse, non dans l'analyse.
Nous pouvons donc dire que toute erreur est une synthèse fausse. Elle peut l'être soit en n'atteignant pas, soit en dépassant, la réalité: elle peut être soit augmentative, soit diminutive. Cette explication réfute encore la théorie Spinosiste: l'erreur n'est pas une privation de vérité.
Quelle est la cause de l'erreur? c'est-à-dire, comment arrivons-nous à faire des synthèses fausses?
Nous l'avons expliqué en traitant de la certitude morale; l'erreur est une certitude, et ne peut être ni certitude mathématique, ni certitude physique qui sont infaillibles. Seule la certitude morale se trompe. Si donc nous faisons des synthèses fausses, c'est sous l'impulsion de la sensibilité et de la volonté, qui forcent l'entendement à augmenter ou diminuer la vérité. Si notre raison était notre seule faculté, il n'y aurait pas d'erreur possible. Mais l'intelligence est déviée de sa direction normale par la volonté, instrument de la sensibilité. La certitude morale n'est pas toujours fausse, il s'en faut; mais elle seule peut être fausse. On peut même dire, que si l'on considère les choses du côté interne et subjectif, l'erreur est identique à la certitude morale. La seule chose qui distingue ces deux états de l'esprit est que l'un est en harmonie, l'autre en désaccord avec les choses.