1884a(42)
Lecture 42. Le scepticisme
- Du scepticisme, du dogmatisme, du probabilisme
- Le dogmatisme
- Le scepticisme
- Le probabilisme
- Réfutation du probabilisme
- Arguments du scepticisme
- Ignorance des hommes
- Erreurs et contradictions humaines
- Impuissance de la raison humaine à se prouver elle-même
- Réfutation du scepticisme
- Réfutation de la première objection -- L'ignorance, si grande
qu'elle soit, ne doit pas nous faire désespérer de la raison
- Réfutation de la seconde objection -- Les erreurs et les contradictions
ne prouvent point une fausseté naturelle de l'entendement -- Moyens
d'y remédier
- Réfutations du diallèle
- Dilemme opposé aux sceptiques
- Le diallèle repose sur une assertion non prouvée
- De ce que rien ne prouve la légitimité de la raison, cela ne suffit
pas à la faire tenir pour illégitime
- Conclusion
- Dogmatisme radical
- Scepticisme absolu
- Criticisme
Lecture 42. Le scepticisme
Le doute est, nous l'avons vu, le contraire de la certitude. On
appelle dogmatisme toute doctrine d'après laquelle la certitude est l'état normal de l'esprit humain. Le scepticisme fait du doute l'état régulier, logiquement nécessaire de l'esprit
humain. Le scepticisme tient nos facultés en suspicion; le dogmatisme
les croit véraces. Le premier veut que nous nous tenions dans
un état d'équilibre, sans adhérer à aucune opinion; le second
croit que nous pouvons en choisir une et nous y tenir.
Le probabilisme se place entre deux et s'en tient à égale distance
en disant: il y a des vérités probables. D'après lui, nous n'avons pas le droit d'affirmer, pas le droit
de nier, mais nous ne pouvons pas douter: pratiquement, il faut
que nous ayons des opinions. Celles que nous suivons ne sont ni
absolument vraies, ni absolument fausses; elles présentent seulement une probabilité plus grande que les
autres. Telle était la doctrine d'Arcésilas et de Carnéade, philosophes de la nouvelle Académie.
Nous éliminerons d'abord la doctrine probabiliste. Cet état d'esprit
qui n'est ni l'affirmation, ni le doute, est inintelligible, partout
ailleurs que dans la certitude. Dire qu'une chose est plus probable
qu'une autre, c'est dire qu'on en est plus certain que d'une autre. Supprimer la certitude, les probabilités disparaissent.
Pour dire qu'une chose est plus vraie qu'une autre, il faudrait
avoir déjà un critérium de vérité. Si donc on ne peut connaître
la vérité, s'il n'y a pas de certitude, le probabilisme n'a pas
de raison d'être; et si la certitude peut exister, il n'a pas
encore droit d'exister lui-même.
Le probabilisme écarté, examinons le scepticisme.
Trois faits servent de fondement à l'argumentation sceptique:
l'ignorance des hommes; leurs erreurs et leurs contradictions;
l'impuissance de la raison à se prouver elle-même.
- Ignorance des hommes. On peut dire avec Pascal que nous ne savons le tout de rien; qu'il n'est pas un objet,
pas même une propriété, dont nous ayons une science complète.
Cela ne prouve-t-il pas que nous ne pouvons atteindre la vérité?
- Erreurs et contradictions. Comment espérer arriver à la vérité quand on voit sur toutes
questions les hommes divisés? Comment croire que la vérité soit
accessible à l'esprit quand on voit les erreurs et contradictions
continuelles des hommes? Tous les efforts tentés pour découvrir
l'universelle vérité sont restés sans résultat. Là où toutes les
générations passées ont échoué, pourquoi réussirions-nous? Un
insuccès si prolongé est une preuve manifeste d'impuissance radicale.
Et en vérité, l'étonnante diversité des jugements peut fournir
un frappant argument aux sceptiques en faveur de leur thèse. Il
semble qu'à mesure se fait le progrès, le désaccord est de plus
en plus grand entre les esprits. Le présent confirme le passé,
et nous montre la raison incapable d'arriver à conquérir la vérité.
- Impuissance de la raison à se prouver elle-même. Après des faits, le scepticisme montre un vice radical de notre
entendement. Au moyen de la raison, disent ses philosophes, on
prouve toute la science, mais on ne peut la prouver elle-même,
établir sa légitimité. Qui nous dit qu'elle ne nous trompe pas?
Pour être sûr que la raison n'est pas destinée à nous induire
en erreur, il faudrait le prouver; mais on ne le ferait qu'au
moyen de la raison: cercle vicieux. On ne peut croire à la raison
si on ne la prouve pas, et on ne peut la prouver.
Tels sont les trois arguments essentiels du scepticisme.
- Le premier n'a pas grande importance. Nous ignorons bien des choses,
mais il suffit que nous en connaissions quelques-unes pour avoir le droit de ne pas nous décourager, et de renoncer
à la perfectibilité de notre raison.
- Le second argument est plus fort. Que les opinions humaines soient
diverses, contradictoires, nous le reconnaissons. Mais ce fait
implique-t-il une condamnation radicale de la raison humaine? Oui, si la certitude ne venait que de l'entendement, car ce dernier ne donnerait pas chez tous les mêmes réponses
aux mêmes problèmes. Il semblerait qu'il fut un instrument faux naturellement auquel on ne pourrait accorder de crédit. Mais si l'on accepte
notre explication de la certitude, l'entendement n'a plus la responsabilité
de ces contradictions, il est juste naturellement, n'est faussé
que par la sensibilité et la volonté. Si les jugements des hommes
ne sont pas les mêmes, cela tient à la sensibilité, à la volonté,
non à l'entendement. Nous connaissons maintenant la cause de ces
contradictions, et nous savons que nous pouvons y porter remède,
en limitant la place que doivent occuper dans la certitude les
facultés autres que l'entendement. La sensibilité est nécessaire
à l'acquisition d'idées nouvelles; mais une fois produites, l'entendement
est seul maître pour les juger, les apprécier, les contrôler.
Son seul défaut est de rester trop souvent sous le joug des autres
facultés. Or, il y a un moyen de l'en affranchir: la discussion. Par elle, les jugements deviennent de plus en plus universels
et objectifs; on se soustrait ainsi, au moins dans ce qu'il a
de nuisible, à l'empire de la sensibilité et de la volonté.
- Mais ce vice radical de l'entendement, le diallèle des sceptiques
prétend nous le montrer. Il consiste, nous l'avons vu, à montrer
que la raison, qui prouve tout, ne peut prouver son point de départ,
elle-même, que toute démonstration en ce sens sera une pétition
de principe, employant la faculté suspecte à se démontrer.
On a souvent répondu que si la raison ne peut pas se prouver
vraie, elle ne peut pas se prouver fausse, et que le sceptique doit ainsi douter son doute même; sinon, il tient une vérité pour certaine, qui est la nécessité
de douter, et la raison est par là même réintégrée dans sa légitimité.
Cet argument n'est pas péremptoire. Les sceptiques convaincus
n'hésiteront pas à douter de leur doute, à admettre que l'existence même de l'incertitude n'est pas certaine. Mais une pareille doctrine n'est plus philosophique; c'est une
défaillance, un anéantissement complet de l'esprit qu'on ne saurait
admettre.
Mais examinons en lui-même l'argument sceptique: de ce que la
raison ne peut se prouver on n'a pas le droit de la croire. Mais
qui établit que cela seul doit être cru qui est prouvé? Il faudrait que le scepticisme commençât par prouver cette vérité.
En second lieu, pour refuser tout crédit à la raison, il ne suffit
pas de montrer qu'elle ne peut se prouver: il faudrait encore
avoir des motifs suffisants de la tenir en suspicion, et ceux que donnent les sceptiques, et que nous avons examinés
plus haut, ne le sont pas.
Sinon cette défiance ne pourra avoir lieu qu'à l'égard de certains
usages de nos facultés. Le scepticisme absolu est aussi illogique
que le dogmatisme absolu. Celui-ci part de cet acte de foi, que
nos facultés sont véraces. Il pose en principe que notre raison
ne peut nous tromper, que ses lois régissent les choses aussi
bien que l'esprit, sans démontrer cette assertion. Inversement,
le scepticisme nous ordonne de douter de toute la raison, sans
se demander s'il en a le droit, sans regarder si ses arguments
portent contre tout l'entendement, ou seulement contre un mode
spécial de raisonnement.
Entre deux il y a place pour une doctrine qui sans s'astreindre
à aucune affirmation a priori soumette à la critique les raisons
que nous avons de croire à notre esprit et d'en douter, et se
décide suivant les résultats de cet examen. Elle étudie l'une
après l'autre nos diverses facultés, cherche le domaine propre
où chacune d'elles est chez soi et a droit à la créance; elle
déterminera ainsi les conditions auxquelles nos facultés peuvent
être crues. En un mot, elle critiquera l'esprit et se décidera
d'après cette critique.
C'est le Criticisme.
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