L'histoire a pour objet de raconter le passé, et de le faire revivre pour nous. La philosophie, les sciences positives, étudient les lois en les abstrayant du temps et de l'espace, des faits particuliers où elles sont réalisées. L'histoire au contraire a pour objet de les localiser dans un point de l'espace et du temps. Tandis que les autres sciences nous font voir les ressemblances entre les choses, l'histoire semble plutôt montrer leurs différences: c'est par elle que nous voyons qu'un temps ne ressemble pas à un autre. D'où vient cela? L'objet de l'histoire est de faire vivre le passé, et le général est une abstraction morte; la vie, c'est le particulier. Mais après avoir marqué les dissemblances de deux époques, l'histoire doit nous expliquer comment l'une sort de l'autre.
La matière de l'histoire est fournie à l'histoire par trois sources, qui sont toutes trois des formes du témoignage: ce sont les traditions, les monuments, et les relations écrites.
Mais la tradition, même fausse, doit toujours être respectée comme un fait. Les évènements qu'elle rapporte peuvent ne pas avoir eu lieu, mais la tradition n'en existe pas moins et il faut l'expliquer. Une tradition n'est donc jamais complètement à négliger: ou on accepte les faits qu'elle cite, ou, si on les rejette, on n'en trouve pas moins en elle des renseignements sur les vues des siècles qui nous ont précédés et sur leur esprit.
Si la tradition est fausse, il faut l'interpréter et surtout en expliquer l'origine. On peut même dire qu'une tradition ne saurait être réputée fausse que si l'on a pu expliquer sa formation, et comment cette tradition en dehors de la réalité est née dans l'esprit des hommes.
Tels sont les faits qui forment la matière de l'histoire. Voyons maintenant quelle forme cette science leur donnera.
L'historien ne doit pas se contenter de raconter les faits qu'il a puisés aux différentes sources; il doit encore reconstruire le passé avec ces documents, et pour cela faire oeuvre d'imagination. Il faut qu'il puisse, avec quelques faits, reconstruire une constitution; avec un mot d'un auteur retrouver une croyance, une pratique. Il y a donc place en histoire à une sorte d'interprétation inductive qui en est caractéristique. Elle correspond à l'invention en histoire, comme les faits donnés par les documents à l'observation.
Mais la loi inventée, il faut la démontrer. L'historien démontre en faisant voir que son hypothèse est conforme aux lois déjà découvertes et qu'elle explique bien les faits. Cette preuve sera surtout valable si l'hypothèse fait découvrir des faits nouveaux. C'est en cela que consiste ce qu'on peut appeler l'expérimentation historique.
Ce que nous venons de dire montre que l'histoire a droit, sinon à une certitude identique à celle des autres sciences, du moins à la créance. Cette affirmation a été contestée: on a dit qu'on pouvait révoquer en doute les affirmations de l'histoire, car les faits ne sont guère rapportés exactement; les individus qui les transmettent les dénaturent consciemment ou involontairement. Quelle valeur accorder en ce cas à ces faits et aux constructions faites sur eux? Les faits perdent de leur autorité à mesure qu'ils s'éloignent. Un jour viendra où l'on ne pourra savoir exactement ce qui s'est passé aujourd'hui. Les limites de l'histoire sont donc très mobiles: elles s'étendent un peu en arrière du point qu'occupe l'humanité et avancent avec elle. L'histoire n'a rien de scientifique, et sa certitude n'existe pas.
Un pareil scepticisme n'est pas légitime. Les faits nous sont
fournis par des sources que nous pouvons contrôler. Nous pouvons
les rejeter quand ils ne présentent pas un degré de certitude
suffisant; mais quand nous avons pu prouver qu'il n'y avait pas de raison d'en douter, il nous est permis d'y croire. Avec ce mélange de critique et
de sage confiance dont elle ne doit jamais se départir, l'histoire
a le droit d'enregistrer les faits avec sécurité, et d'être comptée
au nombre des sciences.