Chaque homme est enfermé dans son moi. Comme Leibniz l'a dit de ce qu'il appelle la monade, chacun de nous n'a pas de fenêtres sur le reste du monde. Comment alors les individus peuvent-ils communiquer? Au moyen des phénomènes extérieurs qu'on appelle des signes.
Un système de signes se nomme un langage. Il peut être composé non seulement de mots, mais de signes quelconques. Ainsi les signes des sourds-muets forment une langue. Mais de tous, le plus habituel est celui de la parole articulée.
On a distingué deux espèces de signes, les signes naturels et les signes artificiels. Les premiers se seraient produits spontanément, sans réflexion. Les seconds se serait lentement élaborés; ils seraient le fruit de la réflexion, de la méditation, du progrès. Cette distinction est fondée au moins en partie. Il est certain qu'il y a des signes institués de propos délibéré par la volonté humaine, tandis que d'autres viennent de l'instinct. Mais il faut bien s'entendre sur le sens du mot naturel. Il y a des signes naturels en ce sens, que certains phénomènes matériels qui, plus tard, servent à communiquer nos pensées, soient produits spontanément par nous. Par exemple, l'enfant rit, mais sans volonté, s'il est joyeux; mais s'il voit les autres rire ou pleurer, il ne considère pas tout d'abord cela comme un signe de joie ou de tristesse. Plus tard seulement l'expérience le lui apprendra.
On a soutenu quelquefois cependant qu'il y avait des signes naturels au sens propre du mot; on a dit que le rire et les pleurs par exemple étaient bien considérés par les enfants comme des signes, et qu'ils les tiendraient pour tels quand bien même l'expérience n'interviendrait pas. Ainsi, l'enfant qui voit s'approcher de lui une figure souriante sourit lui-même; il éprouve un sentiment de crainte bien marqué s'il voit un visage en colère. L'enfant saisirait donc instinctivement le rapport qui unit certains signes et les états d'esprit qu'ils représentent.
Cette théorie supposerait chez l'enfant des instincts bien complexes; elle est l'oeuvre des Ecossais qui abusaient d'ailleurs un peu de l'instinct, et en France elle a été soutenue par Garnier. Rien ne prouve que l'enfant ait ces instincts qu'on lui attribue. D'abord, cette faculté d'interpréter les signes peut venir de l'hérédité, théorie que l'école écossaise ne connaissait pas. Mais même sans faire intervenir l'hérédité, l'instinct d'imitation ne suffit-il pas à expliquer pourquoi un enfant rit en voyant rire, pleure en voyant pleurer? Approchez d'un enfant un objet de grandes dimensions, dont certaines parties soient mobiles, il pleurera. On voit le fils d'Hector pleurer en voyant le casque de son père. Pourtant on ne peut considérer dans ce cas les larmes comme un signe réfléchi ou simplement instinctif de douleur. Les faits ne suffisent donc pas à démontrer qu'il y ait des signes naturels.
D'ailleurs, il est impossible d'admettre que l'enfant avant l'expérience possède tant d'idées; qu'il soit capable avant toute éducation de comprendre le rapport entre un phénomène matériel et un phénomène psychologique qu'il n'a encore lui-même qu'imparfaitement éprouvé. Donc, il y a des signes naturels, si l'on entend par là qu'il y a certains signes qui dérivent de phénomènes matériels spontanés. Mais ces mêmes phénomènes ne peuvent être considérés à leur origine comme signes. Cette interprétation va nous permettre d'étudier la question de l'origine du langage.
Comment s'est construit ce système de signes qu'on appelle la parole? Un philosophe de ce siècle, M. de Bonald, a soutenu qu'il était dû à une révélation divine. En effet, dit-il, pour que l'homme ait pu créer un système de signes, il aurait fallu qu'il eût à sa disposition un autre système de signes. Comment faire comprendre que tel mot exprime telle idée, si nous ne possédons pas un système de signes antérieur qui nous permette de communiquer? On tourne ainsi dans un cercle vicieux. Si le langage n'a pu être construit par l'homme, il est donc d'origine divine révélée. Et pour appuyer son opinion, M. De Bonald s'autorise de citations des Ecritures. Nous ne le suivons pas dans cette partie de son argumentation, mais voyons quelle valeur rationnelle a son système.
Il y a une légende Talmudique qui dit: "Il faut des tenailles pour faire des tenailles; donc, les tenailles sont d'invention divine." Le raisonnement de M. de Bonald est identique à celui-là; avec son système, la plupart des inventions humaines auraient dû être révélés. Mais le prétendu cercle vicieux sur lequel il se fonde est loin d'être aussi insoluble qu'il le croit. Sans doute, si la nature ne nous aidait pas, nous ne pourrions créer le langage, mais elle nous en fournit la matière dans les phénomènes physiologiques extérieurs qui accompagnent nos phénomènes psychologiques. De plus, nous avons une intelligence. En nous en servant, nous remarquons que certains phénomènes naturels peuvent servir de signes. Nous faisons comprendre à un autre ce que nous éprouvons au moyen de ces signes, et cette communication est d'autant plus facile qu'autrui exprime naturellement les mêmes phénomènes par les mêmes signes. Ces premiers signes se compliqueront, deviendront moins grossiers; ce progrès est affaire de temps. L'important était de découvrir la genèse du premier signe que M. de Bonald nous défiait de trouver. Supposons d'ailleurs que nous acceptions sa théorie. Pour instituer le langage, il aurait fallu que Dieu fît comprendre à l'homme des relations entre certains phénomènes et certains sentiments. Mais s'il était capable de comprendre ces rapports, il l'était aussi de constituer un système de signes. Et si on nous l'accorde, on nous accorde la faculté de constituer le langage. Nous rejetons donc l'hypothèse de M. de Bonald.
Ce n'est pas Dieu qui a enseigné la parole à l'homme, nous sommes arrivés à posséder la parole par suite même de notre nature. Ici, deux hypothèses se présentent:
En vertu de nos conclusions sur les signes naturels, nous pouvons rejeter la première, car elle suppose qu'à l'origine existait un système de signes naturels. Quels que soient ces signes, quel qu'en soit le nombre, nous ne pouvons admettre cette hypothèse. Que l'on nous donne comme naturel le langage articulé, ou seulement les premiers mouvements par lesquels nous exprimons nos pensées, nous admettons bien qu'on s'en servira plus tard comme signes, mais non qu'à l'origine ce soient des signes naturels.
M. Renan cite pourtant un fait en faveur de la thèse que nous combattons. Il existe, dit-il, des langues qui sont restées identiques depuis leur formation, malgré leur incommodité. Si elles avaient été inventées par des hommes, ceux-ci les auraient perfectionnées; s'il les ont laissées telles, c'est qu'ils les ont reçues toutes faites, car il faudrait moins d'intelligence pour perfectionner une langue que pour la créer (Thèse sur l'origine du langage).
Nous répondrons à M. Renan comme à M. Garnier, que sans doute il n'est pas venu un homme qui a cherché telle syllabe pour représenter telle idée, mais ce n'est pas non plus instinctivement que telle syllabe a été associée à telle idée. C'est à force d'expérience et de réflexion que les hommes ont remarqué cette relation entre l'idée et un phénomène organique. Le langage n'a pu être créé par un homme et enseigné par lui à ses semblables, mais cela ne veut pas dire qu'il n'ait pas été créé par la réflexion humaine s'appliquant à la matière que lui fournissait la nature.
Le langage n'a donc été donné à l'homme, ni par un être supra-expérimental, ni à l'origine de l'expérience. Il n'a pas été fait par un homme de génie et généralisé ensuite par l'autorité ou la violence. Voici comment les choses se sont passées: certains hommes ont remarqué chez eux que certains phénomènes extérieurs accompagnaient toujours certains sentiments ou certaines idées, en un mot, tel état de conscience. Ils ont cherché alors à communiquer aux autres hommes leurs pensées ou leurs sentiments au moyen de ces phénomènes. Il leur a fallu, il est vrai, de longs efforts pour s'entendre, mais le temps n'est rien pour nous. Ainsi peu à peu s'est formé un système de signes. Les signes étaient d'abord peu complexes, exprimaient les idées en gros, puis sont devenus plus analytiques, c'est-à-dire qu'on employait un signe pour exprimer non plus une collection d'idées, mais une nuance d'idée. Les signes sont allés ainsi se particulariser, s'adapter de plus en plus à la pensée. Voilà dans quel sens ils sont les produits de la réflexion, voilà dans quel sens le langage est artificiel.
Nous allons déterminer dans quelle mesure exacte le langage est utile à la pensée. La première question est de savoir si le langage est réellement nécessaire à la pensée, c'est-à-dire si l'on peut penser sans signes.
Pour répondre à cette question, distinguons les différentes espèces d'idées.
Mais dans ce cas, la pensée deviendrait déjà difficile; le souvenir exige déjà un effort et le jugement serait presque impossible. Si toutes les fois que nous nous souvenons d'un objet, nous étions obligés de le penser toute entier avec ses formes et ses qualités, nous ne viendrions jamais à bout de notre phrase et nous ne comprendrions pas celui qui nous l'adressait. Si lorsque je dis: "J'ai vu au Louvre les Noces de Cana", j'étais obligé de me représenter en entier et le Louvre et le tableau, il me faudrait bien du temps pour exprimer ma pensée, et autrui aurait peine à la comprendre.
Quel service nous rend donc le signe dans le cas du souvenir? Il ne nous dispense pas de penser la chose qu'il exprime, mais il nous exempte d'une partie des opérations qui seraient nécessaires pour la pensée. Au lieu de reproduire en nous toutes les formes de l'objet, nous nous contentons de quelques lambeaux de souvenir qui nous rattachent à ce quelque chose de très précis qu'on appelle le signe. Toutes ces idées plus ou moins confuses viennent se grouper autour du mot. Il rappelle immédiatement la chose sans que nous ayons à travailler pour nous en souvenir.
II. Passons maintenant aux idées abstraites. Pouvons-nous les penser sans signes? Condillac a affirmé très catégoriquement que non. En effet, dit-il, comment nous représenter l'abstrait, puisqu'il n'existe pas? Il faut que le signe intervienne pour lui donner une existence.
Nous irons moins loin, et nous dirons qu'il nous semble possible de penser sans signes une chose abstraite. Voici par exemple une table: je puis me former une idée abstraite de l'étendue de cette table, c'est-à-dire séparer l'étendue de cette table de ses autres qualités. Ce travail, je puis le répéter tant que je le veux, et avoir l'idée abstraite de cette étendue sans me servir de signes.
Nous pouvons donc, du moins théoriquement, penser des choses abstraites sans nous servir de signes. Mais si toutes les fois où nous voulons avoir l'idée d'une chose abstraite, il fallait recommencer toutes les opérations à ce nécessaires, la pensée serait trop laborieuse. Si l'on songe au rôle que jouent les idées abstraites dans les sciences, on comprendra aisément que ces dernières seraient presque impossibles sans le langage. La première abstraction faite, il faudrait faire la seconde, mais la première pendant ce temps pourrait échapper à notre esprit. Le mot fixe l'idée abstraite, l'empêche d'être aussi fugitive. En se présentant il en éveille en nous le souvenir: il nous dispense des opérations nécessaires à reformer l'idée abstraite chaque fois que nous en avons besoin.
III. Les idées générales sont des idées qui conviennent à un certain nombre d'individus, comme les idées du genre et de l'espèce.
Pouvons-nous penser une idée générale sans signes? Pouvons-nous penser sans signes par exemple l'idée d'humanité? Qu'est-ce que cette idée? C'est l'idée d'un certain nombre de caractères qui sont chez tous les hommes. Pouvons-nous penser ces caractères sans signes? Définissons l'humanité par exemple l'ensemble des êtres intelligents et libres. Comment se représenter cela sans signes? Nous ne pouvons pas penser seulement ces deux qualités, il faut nous représenter un être intelligent et libre. Mais alors ce ne sera plus l'humanité, mais un individu présentant les caractères de l'humanité. On pourrait il est vrai ne considérer dans cet individu fictif que l'intelligence par exemple, sans s'occuper des diverses manifestations de cette faculté. Mais ce serait bien difficile: le mot vient nous dispenser de cet effort, fait une fois pour toutes, et le résumé pour ainsi dire.
Nous arrivons ainsi à cette conclusion, que théoriquement la pensée pourrait exister quand bien même elle ne serait pas aidée par un système de signes. Mais elle ne survivrait que mutilée, appauvrie, très laborieuse. Le progrès deviendrait impossible, car il faudrait toujours recommencer les mêmes opérations. Nous dispenser de cela, tel est le plus grand service que rende le langage à la pensée.
On peut dire encore que la pensée est quelque chose de mobile, de fugitif qui échappe à l'esprit, qui se fixe malaisément dans la mémoire. A ce quelque chose de mobile, de nuageux, le mot vient donner un corps, une véritable solidité. L'idée est fixée au mot, ce qui l'empêche de se confondre avec d'autres idées, étant lui-même net et bien déterminé. Tel est le second service que rend le langage à la pensée.
Est-ce à dire que grâce à l'habitude, il arrive un moment où nous parvenons à penser en nous servant du seul signe, abstraction faite de l'idée. C'est la théorie que développe M. Taine dans le premier chapitre de L'Intelligence.
Nous ne croyons pas que cela soit possible, parce qu'il faut toujours penser quelque chose et nous ne pouvons pense qu'une idée. Il faut donc que nous voyions quelque chose sous le mot. Cette idée sera très vague si l'on veut, mais elle n'en existera pas moins. Nous ne pouvons penser le mot qu'à condition de voir au moins sous le mot l'ombre d'une idée.
Mais cette ombre d'idée ne serait pas suffisante à la pensée. Grâce au mot, elle prend une espèce de corps: il aide donc à la pensée, mais sans se substituer entièrement à l'idée.