Toutes les morales utilitaires ont pour caractère commun de faire reposer la loi morale sur l'intérêt. Pour critiquer la valeur de ces systèmes nous n'avons qu'à nous rappeler les conditions auxquelles doit satisfaire cette loi, et voir si l'intérêt y satisfait effectivement.
La loi morale, nous l'avons dit, doit être universelle. La loi morale telle que la formulent les utilitaires peut-elle posséder ce caractère? Non. L'intérêt est essentiellement personnel: en effet il n'est rien autre chose que le plaisir plus ou moins immédiat et le plaisir varie d'un individu à un autre. Ce qui fait mon plaisir peut être pour vous une source de douleur; ce qui m'afflige peut au contraire vous rendre heureux. Le travail de la pensée est intolérable à certaines gens, tandis que d'autres en vivent. Le plaisir varie avec les âges, les pays et les temps. Comment donc établir une loi universelle sur quelque chose de si individuel? Telle est la première objection à l'utilitarisme, qu'il soit quantitatif ou qualitatif. Epicure par exemple trouve plus de charmes dans une tranquille retraite que dans la vie agitée du forum. Mais une nature plus active trouvera ce repos insupportable: il lui faudra les agitations de la foule, les émotions de la lutte. De quel droit Epicure affirme-t-il que ses goûts sont ceux de tout le monde? S'il pense ainsi, c'est qu'il a l'humeur grave, le tempérament calme, ami de la paix. Moi qui suit fait et qui pense autrement, j'agirai autrement si je recherche, comme il me le conseille, mon plus grand intérêt.
La doctrine de Mill est exposée à la même objection: il trouve tel plaisir qualitativement supérieur à tel autre, c'est son goût: mais pourquoi serait-ce le mien? Les plaisirs sont subjectifs, et l'on ne peut faire que leur rapport ne le soit pas. Mais, dira Stuart Mill, je ne me décide pas seul: j'ai pour moi le témoignage des gens compétents. Je me suis adressé à quelqu'un qui avait éprouvé les deux plaisirs, et il m'a indiqué celui-ci comme supérieur. Et de quel droit ce juge compétent lui-même légifère-t-il en dehors de son moi; qui prouve qu'après expérience je serais arrivé aux mêmes conclusions que lui? Quand un esprit d'élite vient dire à un homme du vulgaire qu'il y a plus de plaisir dans les travaux intellectuels que dans les plaisirs des sens, il ne sera pas cru, et non sans raison. Rien ne l'autorise à étendre à un autre ce qu'il a observé chez lui.
Qui me dit d'ailleurs que ce juge compétent soit infaillible? Que non seulement ce qu'il a observé est vrai pour moi, mais même pour lui? Stuart Mill lui-même le reconnaît, puisqu'il considère le cas où plusieurs juges ne seraient pas d'accord, et nous ordonne en ce cas de nous en rapporter à la majorité. Mais les majorités d'aujourd'hui peuvent devenir demain minorités, voilà la loi morale exposée aux mêmes changements que la loi civile. Cette sorte de tribunal utilitaire auquel nous renvoie Stuart Mill n'offre donc pas non plus une suffisante infaillibilité et ne peut rendre de sentences universelles.
Enfin comme Spencer ne fait que reprendre la théorie de Stuart Mill en lui donnant une forme plus scientifique, la même objection portera contre lui. On ne peut déterminer un moyen général d'arriver au bonheur, car il y a en nous deux êtres: l'homme général et l'individu. Le plaisir ne dérive pas de ce qu'a de général notre nature mais bien de ce qu'elle a d'individuel, et pour cela varie avec chaque homme. On ne peut donc en faire le fondement d'une loi universelle.
En outre le plaisir ne peut être le fondement d'une loi obligatoire. En effet pour que la loi soit obligatoire, il faut qu'elle puisse être observée par tous et pour cela que tous puissent la connaître, quelles que soient leur expérience et leur instruction. La loi morale ne peut être un privilège réservé à quelques hommes; elle n'est pas une faveur destinée à une petite aristocratie comme l'ont crue quelquefois les anciens; ce n'est pas un luxe, un superflu dont on puisse se passer: elle est le nécessaire. Il faut donc que tous les hommes puissent apercevoir la loi morale par un seul regard jeté en eux-mêmes.
Mais si la loi morale est fondée sur l'intérêt, satisfera-t-elle à cette condition? Evidemment non. Rien n'est si difficile que de connaître notre véritable intérêt; il faut pour cela une longue expérience, et encore les résultats obtenus ne s'accordent-ils pas. La loi morale fondée sur l'intérêt ne peut donc être obligatoire, elle ne satisfait donc pas aux deux conditions essentielles de la loi morale.
D'autres philosophes ont cherché un autre principe à la loi morale, sans cependant considérer l'idée du bien comme simple ou indécomposable. Ce sont Hutcheson, Rousseau, Jacobi, et surtout Adam Smith qui a donné sa forme la plus parfaite à la morale du sentiment.
Sans doute, disent-ils, l'intérêt n'explique pas suffisamment nos jugements moraux, mais il n'est pas nécessaire de leur donner comme origine un principe spécial. Il y a en nous un instinct qui nous fait juger mauvaises certaines actions, bonnes certaines autres. Suivons ce sentiment naturel et nous ne nous tromperons jamais.
Tel est le principe de la morale du sentiment; voici maintenant la forme spéciale que lui a donné Adam Smith. Le sentiment qui pour lui doit servir de fondement à la loi morale, c'est la bienveillance, la sympathie. Un sentiment naturel nous pousse vers certains hommes, nous éloigne de certains autres; le bien sera pour nous ce que font les hommes que nous aimons, le mal ce que font ceux dont nous fuyons instinctivement le commerce. Et comme la sympathie a besoin d'être réciproque, nous suivrons l'exemple des gens à qui nous accordons notre amitié uniquement pour nous concilier la leur. Voilà comment le bien nous semblera devoir être pratiqué.
Voyons si cette doctrine répond à toutes les conditions de la loi morale. Sans doute le sentiment est le seul guide de beaucoup d'hommes; la loi morale d'Adam Smith est donc fondée en partie sur des observations exactes. Est-ce à dire que le sentiment soit le seul et le vrai fondement de la morale? C'est là qu'est la question.
D'abord n'est-il pas vrai que le sentiment est loin d'être infaillible? L'instinct nous mène à l'erreur presque aussi souvent qu'à la vérité. Ce guide est donc peu sûr, d'autant plus qu'il ne nous trompe pas toujours comme disait Pascal de l'imagination, et que nous ne pouvons savoir quand il est faux et quand il est vérace.
De plus le sentiment ne se commande pas. Nous ne sommes pas libres d'aimer ou de ne pas aimer; il y a dans les sympathies quelque chose de fatal; contre quoi nous ne pouvons réagir. Comment pourrait-on alors recommander aux hommes d'aimer telle espèce de gens et non telle autre? La loi morale fondée sur le sentiment ne peut donc être obligatoire. [Lalande note in right margin: "Erreur sur la doctrine de Smith."]
[Following paragraph in right margin]. Elle peut être obligatoire dans sa forme et non dans sa matière. Elle dirait simplement: [word illegible] toujours ce que sont [word illegible] vous aimez car vous aimez naturellement ceux [word illegible] le bien.
Enfin que suppose la sympathie? Qu'il y a au moins deux personnes en présence. Si une morale repose sur un pareil sentiment, il est évident qu'elle disparaîtra là où il n'y aura pas de société. Elle est comme incarnée dans autrui et cesserait d'exister avec autrui. C'est faire dépendre la vertu de conditions bien contingentes. La loi que nous cherchons doit exister pour elle-même, indépendamment de toutes les conditions particulières.
Telle est la première critique qu'on peut faire à la morale de sentiment. Une second aussi valable est de lui objecter qu'elle prend l'effet pour la cause. D'où vient notre sentiment de sympathie ou d'aversion? Ce n'est pas un fait ultime qu'on puisse laisser inexpliqué. Si j'aime instinctivement tel homme et non tel autre, c'est que le premier a respecté la loi morale, tandis que le second l'a violée. Si nous avons de la sympathie pour le premier, c'est parce qu'il est bon; ce n'est pas parce que nous avons de la sympathie pour lui qu'il est bon. La critique de la morale du sentiment nous amène donc à supposer qu'il y a une règle morale que suivent nos jugements sur autrui. Adam Smith s'est seulement arrêté trop tôt. En remontant plus haut, il aurait trouvé la cause dont il n'a vu que les applications inconscientes.