Que devons-nous faire? Evidemment, ce pour quoi nous sommes faits. Je n'entends pas par là un but déterminé par une volonté supérieure; mais par cela seul que l'homme existe d'une certaine façon, il est apte à certaines actions, impropre à certaines autres. Il en est de l'homme comme des autres choses: il doit servir à ce à quoi il est bon. Il faut donc se demander à quel emploi l'homme est propre: la réponse à cette question sera la loi morale.
Or, ce pour quoi nous sommes faits, c'est notre fin; la loi morale nous commande donc d'aller à notre fin. La fin est le terme idéal du développement de l'être. C'est vers ce terme que nous devons marcher. Nous changeons sans cesse: il faut donc que nous travaillions à devenir de plus en plus ce que nous pouvons être, à réaliser toutes les puissances de notre nature; or, pour cela il n'y a qu'à respecter la direction dans laquelle ces puissances se déploient naturellement. Voici donc la première formule de la loi morale: Aller à sa fin.
Mais en quoi consiste cette fin? Si nous y étions arrivé notre être serait activé, c'est-à-dire serait absolument et parfaitement ce qu'il est aujourd'hui d'une manière restreinte et imparfaite. Or aujourd'hui il est essentiellement, bien qu'incomplètement, une personne. Aller à notre fin, c'est donc développer notre personnalité; d'où seconde formule de la loi morale: Agis toujours dans le but de développer ta personnalité.
Mais qu'est-ce que la personne? Un être identique et libre. De ces deux conditions, celle qui est pour ainsi dire dominante est la liberté: le contraire de la personne est la chose, qui est dépourvue d'initiative; elle reçoit le mouvement du dehors, mais ne se met pas en mouvement d'elle-même; elle n'agit pas, comme dit Malebranche, elle est agie. La personne au contraire, étant libre, se peut soustraire aux actions extérieures et tirer d'elle-même toute son action. Si puissantes que soient les influences du dehors, la personne a le pouvoir de les arrêter, de les vaincre, au moins dans la sphère intérieure de la conscience. La caractéristique essentielle de la personne est donc la liberté. Mais qu'est-ce qu'être libre? C'est ne pas être condamné à se voir employé comme moyen, soit vis-à-vis des choses extérieures, soit entre les mains des autres hommes. L'esclave est un instrument entre les mains de son maître; l'homme libre n'est un instrument entre les mains de personne. La personnalité consistant essentiellement à être libre, et la liberté à ne jamais servir de moyen, nous pouvons substituer à la formule précédente de la loi morale la suivante: Agis toujours de manière à traiter ta personne jamais comme un moyen, toujours comme une fin en soi.
Mais cette formule ne nous fait pas sortir du moi, de l'égoïsme. La loi ainsi formulée nous ordonne bien de respecter notre personnalité, mais ne règle pas nos rapports avec autrui. Devons-nous donc nous abstraire des autres hommes? C'est impossible. La loi morale doit donc déterminer nos rapports avec nos semblables. En nous rappelant que la loi morale est universelle, nous voyons que non seulement nous, mais tous les autres hommes devront développer leur personnalité, c'est-à-dire traiter leur personne comme une fin et non comme un moyen. Mais porter atteinte à la personnalité d'autrui, c'est supposer que respectable chez nous, elle ne l'est plus chez lui, ce qui en vertu de l'universalité de la loi est faux, comme nous venons de le faire voir. Nous arrivons ainsi à la formule définitive de la loi morale:
Agis toujours de manière à traiter la personnalité humaine, partout où tu la rencontres, comme une fin et jamais comme un moyen.
Nous voyons par là comment la loi morale, bien qu'universelle, peut varier d'un individu à l'autre. Tous les hommes vont à leur fin, mais ils ne voient pas tous sous ce mot les mêmes idées; de là vient que l'universalité de la loi reçoit tant de formes diverses, et quelquefois contradictoires.