Tout ce qui précède repose sur un fait, la responsabilité morale. Nous l'avons posé sans le discuter, parce qu'il nous vient de la conscience morale. La conscience morale est simplement la conscience psychologique appliquée aux états de conscience moraux. La conscience morale est pour ainsi dire un juge qui rend des sentences sur nos actions et sur celles d'autrui. C'est parce que nous nous jugeons nous-mêmes et que nous jugeons autrui que nous avons eu le droit de poser comme fondement de la morale théorique la Responsabilité morale. Cette conscience morale peut être claire ou obscure, consciente ou non, erronée ou juste, éclairée ou ignorante, mais personne n'en est totalement privé et c'est parce que cette conscience morale est universel que la Responsabilité morale l'est elle-même.
De ce fait, nous avons déduit l'existence d'une loi qui doit régler l'activité humaine. Nous nous sommes demandé quelle était cette loi, nous avons successivement étudié la morale et l'intérêt, celle du sentiment, et celle de Kant, et nous sommes enfin arrivés à trouver dans l'idée de la finalité le fondement de la loi morale. Cette idée présente ce double avantage:
Nous sommes maintenant en mesure de définir un certain nombre d'idées qui ont un étroit rapport avec les théories précédents. Qu'est-ce que le devoir et le bien?
Le devoir, c'est l'obligation où nous sommes de respecter la loi, c'est-à-dire, d'aller à notre fin.
[Margin note next to this paragraph.] D'où vient l'obligation d'aller à notre fin? [Illegible] obligation nécessaire? [Illegible] càd. non. [Illegible] obligation libre? [Illegible] quelle raison?
Le bien n'est autre que la fin. Notre bien c'est ce pour quoi nous sommes faits, c'est notre fin. L'idée de bien est donc antérieure à l'idée de devoir, car si nous devons respecter la loi--ce qui constitue le devoir--c'est parce que la loi est bonne. Pour Kant il n'en était pas ainsi; l'idée de bien est chez lui une conséquence de l'idée de devoir; il pose tout d'abord celui-ci comme un absolu sans en donner les raisons: la loi communale en vertu d'une autorité supérieure à toute critique et le bien consiste à obéir à la loi.
Qu'est-ce que la vertu? C'est la pratique constante du devoir; je dis que la vertu est une pratique parce qu'elle suppose un déploiement d'activité. De plus cette pratique devrait être constante, elle doit être une habitude (Aristote). Pour être vertueux, il ne suffit pas de faire le bien une fois, il faut le faire continuellement, respecter la loi d'une manière permanente. La vertu ne consiste pas dans une ou même plusieurs actions isolées, mais dans une disposition, une sorte de tempérament spécial de la volonté.
Mais pour qu'il y ait vertu, faut-il que la loi morale soit respectée à la lettre? Evidemment une pareille doctrine entraîne des conséquences devant lesquelles le sens commun recule avec raison. Pour qu'il y ait vertu, il faudrait que la matière de la loi morale fût respectée. Il en résulterait que ceux qui se trompent sur la nature de notre fin sont incapables de vertu, et qu'on peut pécher par ignorance. Or, c'est là une conséquence que nous avons déjà reprochée à la morale de l'intérêt, et à laquelle nous ne pouvons nous exposer. Il n'est donc pas nécessaire pour qu'il y ait vertu, que la matière de la loi morale soit intégralement respectée, que les hommes aillent effectivement à leur fin réelle; il suffit qu'ils aillent à ce qu'ils croient sincèrement leur fin; il faut donc d'abord qu'ils déterminent cette fin avec une absolue sincérité, c'est-à-dire, en se soustrayant à toute préoccupation [crossed out: égoïste] étrangère à la raison. Il faut qu'ils étudient la question avec une véritable impartialité et appliquent ensuite leur solution. Il suffit qu'ils se demandent avec leur seule raison ce qu'il faut faire, c'est-à-dire quelle est leur fin, et qu'ils le fassent. Voilà dans quel sens on a pu dire avec raison que la vertu consistait dans la bonne volonté. Cette bonne volonté doit s'exercer de deux manières: écarter d'abord les mobiles sensibles, laisser la question se poser devant la raison [crossed out: pure] seule; ensuite elle doit appliquer la sentence qui aura été rendue. Ces deux conditions sont suffisantes et nécessaires pour qu'il y ait bonne volonté et vertu.
Mais faut-il écarter absolument tout mobile sensible? Faut-il pour être vertueux, comme le veut Kant, ne pas aimer la vertu? Le sentiment moral vicierait-il la moralité en rendant la bonne volonté trop facile? Il nous semble peu rationnel de condamner les gens pour leurs bons sentiments. Le sentiment moral sous ses diverses formes--contentement, remords, sympathie ou antipathie--aide la vertu et il n'y a pas lieu de s'en plaindre. Sans doute on ne peut ni commander le sentiment, ni en faire le tout de la morale, mais là où il existe il n'y a pas lieu de l'arracher au nom de la morale; son absence peut rendre la vertu plus belle, mais sa présence n'y est pas un obstacle.
Le droit est une autorité morale dont se trouve investie, dans certaines occasions, la personne humaine. Je dis qu'elle est morale, car elle n'a pas besoin pour exister de se faire respecter par des moyens matériels. Un enfant perdu au milieu des bois, et par conséquent abandonné à lui-même et sans puissance physique, a le droit qu'on respecte sa vie.
Quel est le fondement du droit? Suivant Hobbes, c'est la force. [Margin note: Formule exagérante] Considéré à l'état naturel, le droit de chaque homme n'a d'autres limites que sa puissance; l'homme a alors le droit de faire tout ce qu'il peut. Mais cette situation hypothétique ne peut durer; l'homme pourrait tuer quiconque est plus faible que lui; la vie humaine serait sans cesse menacée; or l'instinct le plus vif est celui de la conservation: pour rendre à notre existence la sécurité qui lui a manqué dans cet état de nature, les hommes s'entendent pour s'abandonner réciproquement une partie de leurs droits primitifs, pour respecter la vie les uns des autres dans leur propre intérêt.
Voilà comment se fonde le droit selon Hobbes. Toutefois, s'il ne reposait que sur cette simple convention, il risquerait à chaque instant de disparaître. Il faut qu'il soit soustrait à la volonté capricieuse des individus. Comment? De la foule sortira un homme qui sera investi d'un pouvoir absolu et qui garantira la permanence du contrat.
Ce monarque absolu sera le gardien du droit, le soustraira aux fantaisies, aux défaillances qui se produiront dans la masse des individus. Ainsi donc, d'après Hobbes, le droit repose sur une convention, a pour fondement notre intérêt, et cette convention est garantie par un homme armé d'un pouvoir absolu.
Examinons cette théorie. Evidemment un homme, quelle que soit sa puissance, est un fondement bien fragile, un gardien bien insuffisant du devoir. A quoi bon soustraire le droit aux dangers qui peuvent résulter des erreurs ou des fautes de la foule, pour le mettre aux mains des fautes et des erreurs nécessaires à un seul homme? Ainsi, sans discuter dans son principe la théorie de Hobbes, on peut dire qu'il n'arrive pas à son but: il ne parvient pas à établir solidement le droit. La volonté d'un homme, les traditions d'une famille ne sont pas de garanties suffisantes: il y aurait en vérité plus de sécurité à laisser encore la convention aux mains de ceux qui se sont réunis pour la faire.
De plus, au nom de l'existence de la loi morale, que nous avons démontrée, nous ne pouvons admettre qu'à l'état de nature le droit de chaque homme soit égal à son pouvoir. Cette loi morale limite donc ses droits, en ordonnant certaines actions, et en proscrivant d'autres. Les droits à l'état de nature seront donc moins étendus que sa puissance.
Mais si la force n'est pas le fondement du droit, quel est-il? On comprend facilement qu'il y a une étroite corrélation entre l'idée de devoir et celle de droit. Cousin a dit que le droit n'était autre chose que l'exigibilité du devoir. Autrui a le devoir de respecter ma vie, j'ai donc le droit d'exiger d'autrui qu'il respecte son devoir, et par conséquent le droit d'exiger qu'on ne porte pas atteinte à ma vie.
D'après cette théorie, mon droit serait fondé sur le devoir que vous auriez vis-à-vis de moi. Mais pourquoi aurions-nous le droit d'exiger d'autrui qu'il accomplisse ses devoirs? Avons-nous pour fonction de faire régner la vertu dans le monde? Nullement. Si autrui manque à son devoir, il en supportera les conséquences. Mais pourquoi aurions-nous à intervenir? De plus, si le droit consistait dans l'exigibilité du devoir, on arriverait à des conséquences qui feraient hésiter Cousin lui-même: l'exigibilité du devoir de charité nous conduit en effet au socialisme. Une pareille théorie porte atteinte à la liberté individuelle.
Qu'est-ce donc qui fonde le droit? Nous avons des devoirs à remplir: nous avons donc évidemment le droit de faire tout ce qui est nécessaire à l'accomplissement de nos devoirs. J'ai le devoir de conserver ma vie; si vous la menacez, j'ai le droit de la défendre par tous les moyens possibles. Ce qui fonde mon droit, ce sont mes devoirs, et non ceux d'autrui. On doit même dire: "L'homme n'a qu'un droit, celui de faire tout ce qui est nécessaire à accomplir son devoir, c'est-à-dire à réaliser sa fin."