La morale pratique détermine, comme nous l'avons dit, quelle est la loi de l'activité humaine suivant les cas particuliers où peuvent se trouver les hommes. Or on peut considérer l'homme dans quatre sortes de situation.
C'est là la sphère élémentaire de la moralité; on se représente l'homme vivant d'une vie isolée, sans rapport avec les autres hommes. Cet état est si naturel, nous ne nous en préoccupons pas. Nous le posons par abstraction. Quels sont alors les devoirs de l'homme? ou selon une autre formule, puisque l'homme est isolé alors de ses semblables et ne peut par conséquent avoir de rapports avec eux: Quels sont les devoirs de l'homme envers lui-même?
Pour le savoir, nous n'avons qu'à appliquer au cas particulier dont nous nous occupons la formule générale de la loi morale: l'homme devra traiter sa personnalité comme une fin, et jamais comme un moyen. Il devra donc toujours développer sa personnalité, ne pas la laisser tomber dans la dépendance des choses. Il devra la respecter, se dire que tout ce qui est en lui est capable de perfection, et s'attacher à se perfectionner. Or l'homme est composé de deux parties, une âme et un corps: la vie de l'âme est si étroitement liée à celle du corps qu'il n'est pas possible de faire abstraction de cette dernière en morale: et nous aurons par conséquent des devoirs envers notre corps. Quels seront-ils?
Le premier sera de le conserver: nous n'avons pas le droit d'attenter à notre vie. Le suicide est immoral pour trois raisons: [Margin note: Si nous considérons suicide comme étant le meilleur moyen de réaliser notre fin?]
De même qu'il est immoral de nous tuer d'un seul coup, il l'est de nous tuer petit à petit par des privations, des souffrances volontaires; il l'est également de nous imposer des mutilations. Le corps n'est pas plus un instrument pour la douleur que pour le plaisir. Le corps ne nous a pas été donné comme un moyen de nous faire souffrir. Notre fin est la morale, c'est-à-dire le développement de notre personne. La douleur n'a pas plus de valeur morale en elle-même que le plaisir. Elle peut être quelquefois un remède moral, un moyen de nous perfectionner, mais non une fin. Ainsi se trouve réfuté ce préjugé anonyme et si répandu que nous sommes ici-bas pour souffrir. Nous sommes ici-bas pour jouer notre rôle de personne morale, et pour cela seul.
Pour les mêmes raisons, non seulement nous ne devons pas nuire à notre corps, mais encore nous devons travailler à entretenir et améliorer notre bien-être physique. L'hygiène est donc quelque chose de moral. C'est au nom de l'hygiène que se trouve défendu par la loi morale l'abus des plaisirs qui pourraient nuire au bon état de notre corps. Ainsi se trouve établi le devoir de tempérance.
Voyons maintenant les devoirs de l'homme envers son âme, c'est-à-dire envers son intelligence, sa sensibilité, son activité.
I. Intelligence. La fin de l'intelligence étant la vérité, le premier de nos devoirs envers notre intelligence sera le devoir de véracité. Le mensonge est ainsi proscrit sous quelque forme qu'il se présente, qu'on trompe les autres ou soi-même.
Mais ce n'est pas assez que de ne pas détourner l'intelligence de son but naturel: il faut encore l'y conduire. Pour cela il faut développer son intelligence, sans scrupules et sans limites. Plus un homme est intelligent, plus il est moral. Il ne faut donc pas croire qu'il y ait antagonisme entre la morale d'une part, le développement des sciences ou des arts de l'autre, comme le pensait J.-J. Rousseau, qui affirmait que le progrès de la civilisation nuisait à la morale. Il ne saurait y avoir antinomie entre la loi morale et la nature: nous pouvons perfectionner tout ce qui est en nous sans crainte d'être immoraux. Si nous avons une intelligence, ce n'est pas pour que nous restions stationnaires, mais pour que nous l'employons en nous rapprochant de plus en plus de sa fin qui est la vérité. L'homme peut donc s'adonner entièrement aux arts et aux sciences sans crainte de manquer à la loi morale. Le but, l'idéal, n'est pas derrière, mais devant nous.
II. Sensibilité. Les devoirs de l'homme envers sa sensibilité sont analogues à ses devoirs envers son intelligence. Là aussi nous devons développer notre être, notre sensibilité. Mais notre sensibilité est composée de passions, d'émotions, d'inclinations fort diverses et quelquefois contradictoires. Comment dès lors les développer toutes à la fois? Evidemment, c'est impossible et, le pût-on, on ne ferait qu'introduire par là l'anarchie dans la vie de l'âme. Il ne faut donc pas mettre toutes nos inclinations sur le même plan car alors elles se nuiraient l'une l'autre, et nous n'obtiendrions aucun résultat. Il faut donc, en même temps que développer nos inclinations, les développer harmonieusement. Quel est donc le sentiment auquel devront être subordonnés les autres dans notre être sensible? C'est celui de la dignité humaine. Nous devons être fiers d'être des hommes, c'est-à-dire des personnes morales, et nous ne devons jamais permettre que cette véritable majesté dont nous sommes investis soit lésée ou offensée. Tout ce qui avilit, tout ce qui diminue notre personne doit nous répugner. Voilà la fierté dans ce qu'elle a de légitime.
Ainsi entendue, elle n'exclut pas la modestie, car en même temps que nous avons le sentiment de la grandeur de notre nature, nous avons le sentiment de nos faiblesses et c'est de là que naît la modestie. Le sentiment de la dignité n'est ni l'orgueil, ni la vanité. L'orgueil, c'est le sentiment de la dignité exalté outre-mesure, devenu insultant pour autrui. La vanité c'est la fierté appliquée aux petites supériorités, et s'amoindrissant par ces préoccupations mesquines. La juste dignité est aussi éloignée de l'une que de l'autre.
III. Activité. Le devoir général de l'homme envers son activité, c'est de l'exercer. Or exercer son activité, c'est travailler. Le travail sous toutes ses formes est donc un devoir. Autrefois on distinguait les travaux nobles, lettres, arts, et les travaux manuels qu'on taxait d'avilissants. Il n'y a pas de distinction à faire: tous les travaux sont nobles, tous sont moraux. L'important est qu'on exerce son activité, qu'on ne la laisse pas se flétrir, qu'on travaille. Sans doute, suivant la nature de ses aptitudes, il vaut mieux s'exercer à tel ou tel travail, mais ce n'est là qu'une question secondaire. Ce qu'il faut, c'est ne pas laisser la personne humaine se rouiller dans l'inaction. La paresse est le dissolvant par excellence de notre individualité, et voilà pourquoi elle répugne à toute sensibilité un peu raffinée. La paresse est un affaiblissement de la personnalité. Un paresseux tombe sous l'empire des hommes et des choses, sa volonté s'engourdit: c'est ce qui fait de la paresse le pire des dangers.
Tout en développant notre activité, nous devons avoir soin de
maintenir notre volonté à égale distance de ces deux extrêmes,
la mollesse et l'obstination. Il faut savoir bien vouloir ce que nous voulons, nous habituer
à ne pas laisser détourner notre volonté de la fin que nous nous
sommes tout d'abord assignée. Il faut que les variations de nos
sentiments et l'influence des autres hommes ne nous fassent pas
dévier trop aisément de notre direction première. De la mollesse
résulte la paresse. Quand on ne sait plus vouloir, on ne tarde
pas à ne plus rien faire. Mais il ne faut pas non plus s'imposer
comme un système de ne jamais changer une ligne de conduite précédemment
arrêtée, prendre l'habitude de ne jamais se détourner de son premier
but quand bien même se produiraient des circonstances nouvelles.
Il faut savoir changer quand cela est nécessaire. Autant la volonté
est féconde, autant l'obstination est stérile. C'est de la volonté
quand-même, sans raison, et par conséquent inutile. Il faut être
ferme sans faiblesse et sans entêtement.