La morale domestique a pour objet de déterminer les rapports des membres de la famille entre eux. La famille, c'est la réunion d'un certain nombre de personnes ayant une commune origine. Certaines écoles de moralistes n'ont pas cru que la famille fût une institution utile et morale; ils n'y ont vu qu'un procédé contre nature, et il leur a semblé mauvais qu'il se formât dans la foule des hommes de petites sociétés où l'on s'aime d'une façon particulière, avec plus de force et d'intensité qu'ailleurs. Il ne leur a pas paru naturel qu'il y ait entre les hommes d'autre sentiment que l'amour général de l'humanité. Ce sont ces mêmes philosophes qui n'ont pas compris le fondement de la patrie: ce sont eux qu'on appelle les Communistes. Nous trouvons déjà chez Platon des doctrines analogues. Lui aussi veut supprimer la famille, non au profit de l'humanité, mais au profit de la cité.
Avant de déterminer quels sont les devoirs des parents entre eux, il faut donc voir si la famille a sa raison d'être. En premier lieu, nous pouvons dire que la famille est la seule institution qui permette de bien élever les enfants; c'est le seul milieu où l'enfant puisse recevoir la première éducation et la première instruction, car il est dans la nature que les parents aiment leurs enfants à l'âge même où ils ne présentent encore pour ainsi dire rien d'humain, et où ils n'inspireraient aucun sentiment d'affection à un étranger. Les parents ont alors pour lui un amour instinctif dont il faut profiter et que rien ne saurait remplacer. Ce sentiment instinctif se transforme plus tard; il deviendra une affection plus raisonnée. Mais sous quelque forme qu'il se présente, il sera toujours le lien le plus fort entre les hommes. Si on brise ce lien naturel qui réunit l'enfant et les parents, celui-ci sera isolé, privé de la protection que la nature lui avait donnée. Cette seule considération nous montre déjà que la famille est une bonne et saine institution.
En outre la famille est la première école de désintéressement. Abandonné à lui-même, l'homme deviendrait probablement la proie de l'égoïsme. Dans le petit cercle de la famille, il faut qu'il prenne en considération d'autres intérêts que les siens, qu'il se sacrifie, se dévoue quelquefois. C'est là un excellent enseignement, et comme la société exige beaucoup de désintéressement et de sacrifices réciproques, la famille qui y habitue l'homme rend de grands services.
Au reste, l'histoire vient ici confirmer la théorie. Comment se sont formées les cités? Est-ce par la juxtaposition d'individus? Non, l'unité sociale est la famille, la cité s'est composée de plusieurs familles, comme la nation de plusieurs cités. La société est comme un grand organisme. Or, dans un organisme, il y a un cerveau qui commande, en centre principal, puis d'autres petits centres subordonnés à l'action du premier. Les familles sont des centres secondaires. Dissolvez-les et l'action du cerveau ne se transmettra plus à l'ensemble du corps: la société sera détruite dans sa base. En un mot, la famille est le premier et le plus naturel groupement des individus.
Voilà la double raison d'être de la famille. Elle est donc fondée
sur l'utilité sociale et sur l'intérêt des enfants. Ce qui fait
la famille, c'est le mariage. Le mariage est l'association de l'homme et de la femme qui s'engagent
à partager toutes les peines et toutes les joies de la vie. Ce
qui définit le mariage, c'est la mutualité de l'engagement, et c'est elle qui en fait la moralité: en effet dans le mariage
un époux fait pour ainsi dire don de sa personne à l'autre: sa
personnalité est donc diminuée, ce qui est contraire à la loi
morale. La réciprocité de ce don lui permet seule d'échapper à cette conséquence (Kant: Doctrine du droit). Toute association entre l'homme et la femme
qui ne sera pas marquée de ce caractère de mutualité deviendra
nécessairement un esclavage de l'un ou de l'autre époux, ce qui
est antimoral.
Examinons maintenant les devoirs des divers membres de la famille
entre eux. Nous aurons à considérer nécessairement:
I. Devoirs des parents entre eux
Le mariage est un engagement. Le premier des devoirs sera donc de respecter l'engagement pris en toute sincérité, en toute liberté. Ce devoir est ce qu'on nomme le devoir de fidélité. En outre, chacun des époux a des devoirs différents résultant des différences de positions. En vertu de sa force matérielle et en générale de ses aptitudes intellectuelles, l'homme se trouve mieux en état de protéger la famille. A lui incombe donc ce devoir; à la femme des devoirs plus humbles. Mais quelque différents que soient leurs fonctions, les deux époux sont égaux.
II. Devoir des parents envers leurs enfants
Ils leur doivent d'abord l'entretien physique: c'est une obligation que contient implicitement le mariage. En outre, ils leur doivent l'éducation et l'instruction. Sur ce point deux théories sont en présence: l'une veut que les parents aient le droit et le devoir d'exercer sur les enfants une autorité aussi absolue que possible, de faire effort pour leur inculquer toutes leurs idées et toutes leurs habitudes. L'enfant, pour cette école, appartient à ses parents, nul ne peut intervenir pour limiter le pouvoir paternel.
A cette théorie s'oppose la doctrine libérale de Rousseau (Emile). Pour ce philosophe, "la meilleure manière d'éduquer, c'est d'éduquer le moins possible": l'enfant est naturellement bon; il n'y a qu'à l'abandonner à ses instincts naturels. Pour cela il faut le laisser libre. Le père, déjà corrompu par la civilisation, doit exercer son influence aussi peu que possible. Ainsi Rousseau fait-il élever Emile loin des villes pour que sa nature se développe en toute liberté.
La première nous semble immorale, la seconde chimérique. La première en effet viole dans l'enfant la personne humaine, qui n'en existe pas moins chez lui bien qu'incomplètement développée. Mais faut-il pour cela passer de l'esclavage complet à la liberté absolue? Non. Rousseau suppose que l'enfant est naturellement bon; pourquoi? L'enfant n'est ni absolument bon, ni absolument mauvais. Cela dépend de l'hérédité, des circonstances. De plus, la méthode d'abstention ne donnant à l'enfant ni éducation, ni instruction, l'amène sans armes à l'âge de la lutte où il sera brisé par la concurrence vitale. Il faut donc préparer l'enfant, l'éduquer, c'est-à-dire lui donner des habitudes. Pour cela une certain dose d'autorité est nécessaire. Le tout sera de l'employer sans excès, non pour façonner de force l'enfant à l'image de ses parents, mais pour préparer chez lui l'avènement de la personnalité humaine; les habitudes qu'on lui donnera devront toutes tendre à faire de lui une personne. Pour cela l'autorité, nous l'avons déjà dit, est utile, mais il faut qu'elle prenne pour fin la liberté. Il faut préparer l'enfant à être un jour un être libre, une personne. Voilà donc ce que les parents doivent à leurs enfants: entretien matériel et moral. Ces soins les parents les doivent à tous leurs enfants également: ils n'ont pas le droit d'en favoriser un spécialement: c'est là une idée entrée dans notre code depuis la suppression du droit d'âinesse.
III. Devoirs des enfants envers leurs parents
[Margin note: Les parents ont-ils toujours assez d'intelligence pour élever l'enfant moralement?] Le plus important de tous est le devoir d'obéissance. Il doit d'abord obéir à ses parents parce qu'il n'a pas assez d'intelligence pour bien comprendre comment il doit agir pour suivre la loi morale, c'est-à-dire pour développer sa personnalité chez lui et la respecter chez autrui. Les parents suppléent par leurs indications à cette insuffisance. En outre, ses intérêts matériels réclament cette obéissance, car il ignore ce qui est bon ou mauvais pour lui et il a besoin de profiter de l'expérience des autres.
Cette obéissance, l'enfant ne la doit aux parents que jusqu'au jour où il est devenu une personne. A partir de ce moment les parents ne sont plus en droit de réclamer de lui la soumission qu'il leur devait dans son enfance. Libre alors, il peut diriger sa conduite seul et avoir avec la pleine responsabilité, la pleine initiative de ses actions. Mais à l'obéissance doivent survivre l'amour et le respect. L'enfant doit aimer et respecter les parents en souvenir des services reçus, même alors qu'il ne leur doit plus obéissance.
IV. Devoirs des enfants entre eux
Les enfants doivent être unis entre eux par l'amour fraternel qui est la forme la plus parfaite de l'amitié. Ce qui définit l'amitié, c'est une absolue confiance d'une part, une entière égalité de l'autre. L'amitié doit être sans réserve: c'est un sentiment essentiellement niveleur. Deux hommes d'inégale intelligence peuvent être amis: leur amitié en fait des égaux. Ces caractères se retrouvent dans l'amour fraternel mieux que partout ailleurs. La confiance est complète à cause de la vie commune comme l'égalité par suite de la communauté d'origine.
Tels sont les devoirs qui relient les membres de cette petite
société, la famille, qui est le germe et le point de départ de
la grande société.