[At the end of the outline, there is a title - "L'État et la famille" - unrelated to the rest of the text.]
La morale civique est celle qui détermine les devoirs qu'ont entre eux les individus dont la réunion forme une nation. La morale civique suppose donc l'existence d'une société d'hommes réunis par des liens particuliers.
De même que nous avons cherché la raison d'être de la famille, examinons quel est le fondement de la société. Suivant certains philosophes, elle serait un état contre nature. L'isolement et la solitude seraient l'état normal de l'homme. Il n'en sortirait que par des moyens artificiels que les théoriciens en question décrivent de diverses manières. Suivant Hobbes ce serait la force matérielle qui contraindrait les hommes à la société. Pour Bossuet, c'est grâce à une autorité divine communiquée à certains hommes par une sorte de révélation que les hommes quitteront l'état sauvage et formeront une nation. Enfin, selon Rousseau les hommes se sont entendus pour remettre au plus intelligent d'entre eux le soin de leur destinée commune. Mais pour tous ces philosophes, la société est un état plus ou moins artificiel. Pour eux, si nous n'écoutions que la voix de la nature, nous resterions dans l'isolement.
En premier lieu, il est contraire aux faits que la société soit artificielle. Cette voix de la nature qu'invoque si souvent Rousseau nous pousse à nous associer. Les sentiments altruistes sont aussi naturels que les sentiments égoïstes. Nous avons le besoin impérieux de ne pas rester seuls, de rechercher nos semblables. La solitude, loin de nous charmer, nous est le plus souvent odieuse.
D'ailleurs n'est-il pas dans la nature que les parents et les enfants s'attachent les uns aux autres? Loin d'être porté à vivre isolé, l'homme est un animal sociable, comme le disait Platon, [Greek phrase]. Il y a plus: la société est si loin d'être un état artificiel, qu'on peut considérer l'isolement comme une simple abstraction. Rousseau, Hobbes, Bossuet ne songent ou ne savent pas que la société survit même dans l'individu, que l'homme lui-même est une société: il est composé, comme le disait Claude Bernard, de milliards d'éléments anatomiques ayant leur individualité et leur vitalité propre: Qu'est-ce que cela prouve? Que l'isolement est anti-naturel, que tout a besoin d'association et s'associe naturellement. La grande société qui réunit les individus n'est pas moins naturelle que la petite qui constitue chacun de ces individus; elle est comme elle un organisme naturel ayant son cerveau, ses nerfs, ses vaisseaux, etc., et jouissant seulement d'une complexité plus grande.
La société est donc naturelle. Naturellement les hommes s'unissent parce qu'ils ne peuvent se suffire. Aucun homme seul ne pourrait remplir les fonctions nécessaires à la vie d'un Européen. A quel procédé a-t-on donc recours? A la division du travail. Chaque individu, se chargeant d'une fonction spéciale, la remplit mieux et plus vite, et acquiert les produits nécessaires à sa vie en échangeant les produits de son travail. Par suite de cela, comme le fait observer Bastiat dans l'Harmonie économique, le bien-être de chacun se trouve augmenté au profit de tout le monde. Sans que personne soit lésé, chacun reçoit beaucoup plus qu'il ne pourrait avoir s'il était seul. Tel est l'avantage de la division du travail, et cette division est le fondement de la société.
Voyons maintenant comment la société doit s'organiser. Il faut évidemment que le soin des intérêts communs soit remis à un certain nombre de personnes chargées spécialement de cette fonction. Ces personnes constituent le gouvernement. Ce gouvernement est armé de différents pouvoirs. Pour que ces pouvoirs ne soient pas dangereux, il faut qu'ils soient partagés entre diverses classes de gens: c'est là le principe de la division des pouvoirs.
Ces pouvoirs sont au nombre de trois: législatif, exécutif, judiciaire. Le pouvoir législatif a pour but d'établir les lois qui régiront la société, le pouvoir exécutif de les appliquer, le pouvoir judiciaire d'en réprimer les violations au moyen de peines.
Quel est donc le fondement de la pénalité? La peine a-t-on dit quelquefois est une expiation; celui qui a violé la loi doit être châtié en expiation de sa faute. Mais en quoi un châtiment efface-t-il une faute? Et de quel droit le gouvernement se chargerait-il de faire régner la moralité et d'imposer la vertu? D'ailleurs, si jamais la société était tentée de prendre ce rôle, elle serait arrêtée par la considération qu'elle n'a pas les moyens de le faire. Pour pouvoir faire expier une faute, il faudrait pouvoir juger exactement ce qu'elle a de bon et de mauvais, "sonder les reins et les coeurs" ce qui dépasse la portée de nos regards. Nous ne pouvons connaître que l'action extérieure, et l'intention qui l'a dirigée et qui seule en fait la moralité ou l'immoralité nous échappe. La pénalité ne saurait donc être une expiation.
La peine a-t-on encore dit a pour but d'améliorer le coupable. Mais c'est là une chose dont nous ne sommes pas chargés. En outre la peine est loin de produire toujours l'amélioration. Faire souffrir l'homme dans son corps ou dans som âme risque plus de le gâter que de le rendre meilleur. On dira que s'il est puni pour une action mauvaise, il n'osera plus la commettre par crainte du châtiment. Mais terroriser l'homme n'est pas améliorer son coeur.
Quel est donc le fondement de la pénalité? C'est le droit de défense pour la société. De même que l'individu, la société a le droit de vivre et de défendre son existence. Ce droit peut s'exercer de deux manières: ou immédiatement par le châtiment imposé, ou d'une manière préventive, par la peine dont est menacé quiconque commettra une action contraire aux lois.
Il nous reste à voir quelles sont les fonctions du gouvernement. Nous retrouvons ici les mêmes théories que pour l'éducation. La théorie socialiste nie les droits des individus: pour elle tous les citoyens appartiennent à l'état, ils ont abdiqué leur individualité en entrant dans la société, ils n'ont plus rien, et celle-ci est tout. Les fins individuelles n'ont rien de respectable, le gouvernement doit mener la société à sa fin que les membres qui la composent le veuillent ou non: pourvu qu'il remplisse cette fonction, tout lui est permis: on a dans ce cas un gouvernement absolu, que ce soit un roi ou une assemblée qui gouverne. Nous trouvons dans le Contrat Social une expression assez complète de cette théorie. Lorsque les hommes se réunissent pour former la société, ils abdiquent pour ainsi dire leur personnalité: ils renoncent à la liberté pour profiter de l'association. Alors c'est vrai, ils sont esclaves, mais comme le gouvernement auquel ils s'engagent à obéir, c'est eux-mêmes; ils retrouvent ainsi leur indépendance. Je fais, il est vrai, abandon de ma liberté, mais mon voisin fait le même abandon, et il y a là une sorte de compensation qui sauvegarde la liberté humaine.
En présence de cette théorie, nous trouvons une doctrine toute contraire, la théorie libérale ou individualiste, pour qui la société est une abstraction, l'individu seul une réalité. Les fins individuelles ont seules une valeur: la fonction du gouvernement sera alors de protéger les citoyens les uns contre les autres, de sauvegarder l'individualité de chacun d'eux. Il n'exerce pas d'autorité et n'intervient dans la vie sociale que pour obliger chaque individu à ne pas empiéter sur la liberté d'autrui.
La première de ces doctrines est évidemment immorale, car elle porte atteinte à la personnalité de l'individu. Ce dernier n'est plus qu'un moyen, un instrument qu'emploie la société pour arriver à ses fins. La compensation offerte par Rousseau est insuffisante. Peu m'importe qu'un autre abandonne sa personnalité, du moment où je dois aliéner la mienne: je n'en aurai pas moins commis une action immorale. Admettons-nous donc l'autre doctrine? Si elle n'est pas contraire à la loi morale, elle l'est aux intérêts de la société. Chaque société a comme chaque individu une fin qui lui est propre. Par cela seul que nous sommes à l'ouest de l'Allemagne, au nord de l'Espagne et de l'Italie, nous avons des intérêts propres, qui ne sont pas ceux des autres pays. Nous avons une fin qui est la nôtre, autre que celle de l'Angleterre, de la Suisse ou de l'Italie. Il faut bien que la société délègue à certains individus le pouvoir de la diriger vers cette fin. Savoir quelle est cette fin, quels sont suivant les circonstances les moyens les plus propres à la réaliser, préparer ces moyens, tout cela forme une science, un ensemble d'occupations qui doivent revenir à un certain nombre de gens qui en soient spécialement chargés.
Le gouvernement a donc le droit d'agir sur la société pour la conduire à sa fin, et remarquons bien que comme pour nous le gouvernement est issu du peuple, il a le droit de réagir sur la société dont il émane sans que la personnalité du citoyen s'en trouve diminuée. Ce gouvernement a été voulu par la nation, il est soumis à un perpétuel contrôle: un mot de la nation peut le changer; on peut donc sans danger lui confier le rôle que nous venons de déterminer. La fonction d'un gouvernement sera donc double: Il devra
Telles sont les fonctions du gouvernement: il devra donc disposer de pouvoirs suffisants pour les remplir. Mais dans l'exercice de ces pouvoirs, il devra se renfermer dans une certaine limite; son action sur le pays devra toujours s'arrêter à un certain moment: il ne devra jamais aller jusqu'à porter atteinte à la personnalité des citoyens. Il peut exiger d'eux les actions indispensables à la vie sociale, mais ne doit pas aller plus loin, descendre dans les consciences pour imposer telle ou telle opinion. La pensée devra toujours rester libre, soustrait à l'action du gouvernement et disposer librement de tous les moyens nécessaires à son expression. Tout gouvernement devra respecter la liberté de penser: peu importe le nom des doctrines et leurs conséquences théoriques; toutes ont le droit de voir le jour, et ce qui doit amener le triomphe des uns et l'écrasement des autres, c'est la discussion, dans laquelle ne devra pas intervenir de force étrangère. Ce serait là d'ailleurs un moyen inefficace; on pourrait retarder d'un jour l'avènement d'une idée, mais elle ne tarderait pas à reparaître; les idées ne meurent que quand elles sont fausses, la persécution au contraire leur donne de la vigueur. Bien entendu, il ne s'agît ici que de la liberté de penser et de s'exprimer; la liberté d'agir par des moyens plus ou moins moraux pour répandre sa pensée est du domaine de la législation.
Maintenant quels sont les devoirs du citoyen envers l'Etat? Ils sont au nombre de quatre:
I. Obéissance à la loi. Elle est toute naturelle dans une société démocratique puisque la loi a été faite par les citoyens qui doivent l'observer. Mais ici se présente une difficulté; la loi n'a jamais été votée à l'unanimité: la minorité a-t-elle le droit d'y désobéir? Si elle en avait le droit, la société serait à tout instant menacée de dissolution: une sécession pourrait se produire à chaque instant. Mais ceci n'est qu'une considération utilitaire: au point de vue moral, la minorité a-t-elle le droit de ne pas obéir à la loi qu'elle réprouve? Dans tout pays autre qu'une démocratie, évidemment oui, la minorité a le droit de combattre la loi. Mais dans un pays libre ayant à sa disposition tous les moyens d'exprimer ses idées et de devenir demain la majorité, la minorité ne doit pas recourir à la force brutale et à la désobéissance pour faire triompher ses idées.
II. Impôts. L'organisation des services publics ne peut se faire qu'avec de l'argent. A qui le demander sinon à ceux qui en profitent, aux citoyens? Ils doivent donc s'imposer, mais ils ne doivent que l'impôt consenti par eux.
III. Service militaire. De tous les impôts le plus noble et le plus obligatoire est celui du sang. Un jour viendra-t-il où les nationalités se fondront dans une République Universelle? C'est possible. Mais pour le moment les hommes sont divisés en sociétés rivales, qui ont souvent à lutter. D'ailleurs il y a guerre toutes les fois qu'un ou plusieurs individus menacent l'existence de la société. Tout crime est une guerre, il faut donc avoir de tout temps une force armée pour réprimer ces petites guerres. L'impôt du sang ne nous semble donc pas être purement temporaire et accidentel. Il est dû par tous sans exception. Toutefois, si la société se trouve suffisamment gardée, si elle juge qu'elle dispose d'assez de soldats, elle peut dispenser du service militaire certaines classes de gens qui paraissent devoir la servir mieux autrement, par exemple les fils de veuves, les aînés d'orphelins. En outre, elle pourra accorder de ces exemptions à ceux qui consacrent leur vie à maintenir dans le pays la haute culture de l'esprit. Il faudra toujours qu'une société cherche à exempter de ce lourd impôt les hommes qui grâce à certaines capacités dûment constatées peuvent servir aux progrès des sciences, des lettres ou des arts.
IV. Vote. Le vote est non seulement un droit pour tout citoyen, mais un devoir. On doit remplir toutes les fonctions qui incombent aux membres de la société; on doit s'occuper des intérêts communs: or c'est par le vote que s'expriment ces intérêts. Le plus souvent on s'abstient de voter pour échapper à des rancunes particulières, ou parce qu'on trouve cela plus commode: l'intérêt général ne doit pas être sacrifié à l'intérêt particulier.