Nos devoirs ont été souvent divisés en deux espèces: les devoirs positifs qui nous commandent une action; les devoirs négatifs qui se contentent de l'interdire. Ainsi: Ne tue pas est un devoir négatif. Fais du bien à autrui est un devoir positif. On a souvent appelé les devoirs négatifs devoirs stricts et les devoirs positifs devoirs larges, les premiers devant être observés absolument; il n'y a pas de degré dans la défense de tuer; les autres pouvant être suivis plus ou moins strictement - il y a bien des manières de faire la charité et bien des degrés dans le dévouement.
Cette distinction a quelque chose de juste, mais il n'en faut pas exagérer l'importance. Il est certain qu'il y a des devoirs positifs et d'autres négatifs, mais les uns ne sont pas moins obligatoires que les autres. C'est là pourtant une affirmation avancée quelquefois. On a dit: "La justice, c'est le nécessaire, et moins de sortir de l'humanité, tout le monde doit l'observer. Au contraire, la charité est un luxe auquel on n'est pas absolument tenu." On a dit encore: "En rendant à chacun ce qui lui est dû, on ne fait que ce qu'on doit; en allant au-delà, on a du mérite, justement parce que la charité s'impose à nous avec une moindre nécessité morale." Les devoirs négatifs seraient donc plus obligatoires, les devoirs positifs plus méritoires.
Tout d'abord, quoi qu'en pense la conscience populaire, les devoirs positifs sont aussi obligatoires que les autres. Tous les devoirs dérivent de la loi morale, qui leur confère à tous le même caractère d'obligation. Elle est absolue en elle-même, il n'y a pas par conséquent de distinction à faire dans son application. Si elle nous ordonne la charité, il n'est pas moins de notre devoir d'être charitables que justes. Ce qui amenait à faire cette distinction, c'est que les devoirs positifs, important moins à la société, n'ont pas de sanction civile. Mais ce n'est pas là une raison suffisante, et la loi morale est supérieure à la loi sociale.
Il suit de là que le mérite ne consiste pas à faire le bien quand il n'est pas obligatoire; il ne dépend que de la difficulté de l'action morale à accomplir. Dans un don de générosité, un homme partage sa fortune avec un autre dans le besoin; le même homme, à froid et par raison, rend un dépôt que la loi lui permettait de garder. La seconde action, action plus obligatoire, est aussi plus méritante car elle est plus difficile.
D'une manière générale, le sentiment vient très souvent aider la charité et en atténuer les difficultés. La justice au contraire se fait souvent par pure raison; aussi malgré les apparences, c'est la justice qui la plupart du temps est la plus méritoire. Il est beaucoup plus difficile à ne pas médire d'autrui que de donner quelque argent au pauvre qu'on voit souffrir. Le mérite vient de la difficulté vaincue: ce fait explique comment les temps anciens nous semblent quelquefois avoir sur nous une sorte de supériorité et pourquoi Rousseau a pu trouver immorale la société, qui facilite l'action morale. En effet, elle élève peu à peu le niveau moyen de la moralité, et la crainte de n'être pas payés de retour est une des plus grandes difficultés qui s'opposent à l'action morale. Le progrès a pour effet de vulgariser la moralité, et de diminuer ainsi cette difficulté. Autrefois au contraire la moralité étant moins répandue, la moindre action nous semble alors méritoire. Il est injuste de dire qu'il y eût alors plus de moralité; mais il est exact qu'il y a eu souvent plus de mérite.
Sans donner à cette division des devoirs plus d'importance qu'elle
n'en mérite, nous distinguons aussi les devoirs en deux classes
que nous étudierons tour à tour: