La justice consiste simplement à respecter la personnalité d'autrui. C'est donc une application immédiate de la loi morale, car la seule manière de respecter la personnalité d'autrui, c'est de ne jamais traiter sa personne comme un moyen, mais toujours comme une fin. Mais les autres hommes sont faits comme nous d'un corps et d'une âme; et de même que nous devons respecter en nous et notre corps et notre âme, nous les devons respecter en autrui. Respecter autrui dans son corps, c'est ne pas porter atteinte à sa vie. Tu ne tueras point, voilà la première formule du devoir de justice. Cette formule, qui semble pourtant une des plus impérieuses de la morale, n'est pas sans souffrir quelques restrictions. Si tous les hommes suivaient exactement la loi morale, il n'y aurait pas besoin de restrictions. Mais il n'en est pas ainsi, il y a des hommes qui menacent perpétuellement les autres en se tenant en dehors de la moralité. Un état de guerre se constitue. En effet, il n'est pas nécessaire pour qu'il y ait guerre qu'une nation marche contre une autre, il suffit que [Margin note: Les hommes qui se mettent [?] morale perdent bien avec [?] droit qu'on n'attente [?] mais les autres n'en [?] le devoir de la respecter [?] la loi morale ne tient [?] personne qui est l'objet] dans une société un nombre d'hommes plus ou moins grand se mette en dehors de la loi. La formule de la loi morale ne s'applique plus à eux et doit dès lors être changée. Toutes les exceptions qu'on y peut apporter peuvent prendre le type de la suivante: "Tout homme menacé dans son existence a le droit de se défendre et d'aller, s'il est nécessaire, jusqu'à tuer son aggresseur." C'est la le droit de défense. En effet ayant le devoir de conserver ma vie, j'ai comme nous l'avons vu le droit de faire tout ce qui est nécessaire pour cela, de tuer par conséquent, s'il le faut, celui qui la menace. Ce droit ne s'étend pas plus loin que le devoir qui le fonde: aussitôt le danger de mort disparu, mon droit disparaît. Si je tiens mon adversaire en respect, si je suis parvenu à le rendre inoffensif, je n'ai plus le droit de le tuer.
La société peut aussi être assimilée à un individu. Si un homme la menace, n'a-t-elle pas le droit de se défendre en le supprimant? Tel est, a-t-on dit, le fondement du droit qu'a la société de punir de mort un de ses membres. Mais quand le criminel est devant le tribunal, il est désarmé; il n'y a plus péril pour la société; pourtant, elle n'a plus le droit de le tuer, mais seulement de prendre ses précautions pour s'en défendre à l'avenir.
Mais, dira-t-on, en attachant à certains crimes ce châtiment, la crainte arrêtera le criminel. Mais est-ce l'énormité de la peine, ou la certitude de la punition qui effraie le plus? Un criminaliste pourrait seul le dire, mais il est un fait certain, c'est que le nombre des crimes n'a pas augmenté par l'abolition des tortures du moyen-âge.
De plus, la peine de mort a le grand inconvénient de nous habituer à voir couler le sang humain. Nous avons une horreur instinctive du meurtre qui fait hésiter le plus grand criminel au moment de commettre un assassinat. Les exécutions capitales diminuent la force de cet instinct et compromettent par là la sécurité publique. Cependant, malgré les avantages que présenterait la suppression de la peine de mort, nous ne pouvons nous décider absolument dans ce sens.
Outre ses propres membres, la société peut avoir à se défendre contre les nations voisines qui menacent son existence. Ainsi se justifie le droit d'homicide pendant la guerre défensive. Mais en cas de guerre offensive? Le soldat peut encore frapper son adversaire sans scrupule, car cet adversaire peut le tuer. L'immoralité de la guerre retombe tout entière sur les chefs qui l'ont voulue: le soldat et les autorités même qui ne l'ont pas décidée en sont innocents.
Les moralistes s'accordent généralement pour condamner le duel. Il a pourtant sa raison d'être dans certains cas, quand le citoyen n'est pas suffisamment défendu par la loi; il est donc légitime par le droit de défense, mais il n'en reste pas moins absurde en lui-même
Nous avons en second lieu des devoirs de justice envers l'âme d'autrui, c'est-à-dire envers son Intelligence, sa Sensibilité, son activité. La parole, qui a été souvent considérée comme une faculté spéciale, entraîne des devoirs spéciaux, le respect de la parole donnée.
I. Sensibilité. Respecter la sensibilité d'autrui, c'est être poli. La politesse est généralement regardée comme une simple convention du monde, point nécessaire à la morale. Elle a cependant sa raison d'être. Etre poli, c'est ne pas affliger autrui sans raison. La franchise d'Alceste a certainement un grand intérêt esthétique, mais cette impolitesse systématique est certainement contraire à la morale.
Ce qui donne bien des ennemis à la politesse, c'est son opposition avec le devoir de véracité. Nous devons toujours dire toute la vérité et rien que la vérité, et d'autre part ne pas blesser autrui. Pour être poli, il faut souvent mentir. Mais s'il faut absolument opter entre ces deux devoirs, pourquoi sacrifier la politesse? Il n'est pas moins obligatoire de ne pas affliger autrui que d'être vérace. Tout dépend des cas. La vertu idéale n'est pas la franchise, comme le voulait Rousseau. Si la vérité toute nue devait causer à autrui une grande douleur, et que cette douleur lui fût d'ailleurs inutile, nous devons la lui épargner. Il y a un véritable égoïsme à faire souffrir autrui pour le plaisir de dire la vérité. Il y a quelque chose d'orgueilleux dans la brutale véracité du misanthrope. Il ne faut pas assurément mentir systématiquement pour faire plaisir à autrui, mais il faut savoir à l'occasion lui épargner une souffrance inutile. Entre l'adulation et la brutalité, il y a place pour le juste milieu de la politesse.
II. Intelligence. Respecter l'homme dans son intelligence c'est le laisser penser et produire librement ses pensées: c'est la tolérance. Respectons toutes les idées quelles qu'elles soient; traitons-les avec la plus grande déférence: ne taxons pas les autres de fausseté quand ils ne pensent pas comme nous, ni de légèreté quand ils nous semblent avoir mal raisonné. Ne jugeons jamais du coeur et des sentiments de notre voisin par la nature de ses opinions. Toutes les opinions ont le droit de vivre: il n'y en a pas qui méritent d'être comprimées par la violence ou repoussées par l'injure. Spiritualistes, matérialistes, athées ou déistes, toutes les opinions doivent être traitées avec les plus grands égards, pourvu qu'elles soient sincères. Ce devoir de tolérance n'est qu'une application immédiate de la loi morale: elle nous commande de respecter la personnalité d'autrui, et par conséquent de ne pas entraver la marche de son intelligence.
Non seulement la tolérance nous est recommandée par la morale, mais aussi par les intérêts mêmes de la science. Comme nous l'avons vu et remarqué souvent, la vérité n'est pas facile à découvrir; les hommes n'en voient qu'un côté; leurs passions, leurs inclinations, leur tempéraments divers offusquent pour ainsi dire leurs regards et les empêchent de voir tout ce qui est. Comment donc arriver à grossir le contingent de vérité que nous possédons aujourd'hui? En laissant à chacun la liberté de voir ce qu'il peut de la vérité et de dire ce qu'il croit en voir. La discussion établit alors entre toutes les opinions une lutte naturelle où les plus vraies finissent par triompher. Mais ce progrès n'est possible que si la tolérance laisse chacun chercher la vérité comme il l'entend. Refouler un certain nombre d'idées, c'est empêcher que la lumière se fasse, que la vérité n'apparaisse.
La tolérance n'est donc pas fondée, comme l'ont prétendu les esprits étroits, sur le scepticisme; elle suppose non un doute systématique, mais un sentiment profond de la grande difficulté des questions, et une grande modestie scientifique.
III. Activité. Nous allons y distinguer l'activité en elle-même et ses conditions extérieures. Respecter l'activité en elle-même, c'est respecter la liberté: ainsi se trouve démontrée l'immoralité de l'esclavage. A aucun titre nous n'avons le droit d'enchaîner et de nous subordonner autrui dans son activité. Bien plus, la loi morale étant formelle et universelle, nous n'avons pas le droit de prendre autrui pour esclave, quand bien même il y consentirait. Enfin, un homme ne doit même pas supporter de vivre esclave, ce qui serait l'anéantissement de la personnalité, une action immorale au premier chef par conséquent.
Mais, au moins dans l'état de choses actuel, l'activité humaine paraît supposer certaines conditions extérieures que l'on peut définir d'un mot: la propriété. Si la propriété est légitime, nous la devons respecter chez autrui. Mais l'est-elle? Quel peut être le fondement de la propriété? Evidemment, on ne peut la faire reposer moralement sur le droit du premier occupant ou celui du plus fort. Mais dit-on, la propriété est une conséquence de ma liberté: m'étant librement servi de mes facultés j'ai acquis en [Margin note next to this line: le mot acquis] échange de la peine que je me suis donnée des biens mobiliers ou immobiliers. En travaillant j'ai fait rendre au sol des produits qui sont bien à moi, puisqu'ils me doivent l'existence. La propriété, à proprement parler, n'est que l'agrandissement de ma personnalité, et doit être respectée comme cette dernière.
Cette théorie explique bien comment les produits du sol sont à nous, mais non le sol lui-même. La matière première, dit-on, est sans valeur: c'est le travail de l'homme qui lui en donne une; en s'en emparant, on ne s'empare de rien. Sans doute, dans la plupart des cas, la matière première est sans valeur propre; mais si elle n'est pas la richesse, elle en est la condition. Sans doute le sol est improductif tant qu'il n'est pas cultivé, il n'est pas alors une valeur; mais pour le cultiver, pour en tirer des produits pour en faire une valeur, encore faut-il le posséder.
Kant a essayé une autre démonstration de la légitimité de la propriété, démonstration fort originale, mais si intimement liée à son système qu'elle n'a guère qu'un intérêt historique. Il distingue deux espèces de propriété. Voici en quoi consiste la première: je tiens un objet dans ma main; on ne peut me l'arracher qu'en violant ma liberté, ce qui est immoral. J'ai donc la propriété de cet objet. Comment passer de là à la propriété telle qu'elle existe aujourd'hui? Le temps et l'espace sont des formes purement subjectives de la sensibilité, ils n'existent pas objectivement. La liberté au contraire a une existence objective, un attribut de noumène. Elle doit donc s'exercer abstraction faite du temps et de l'espace. Faisons cette abstraction dans l'expérience précédente: l'objet que je détiens en dehors de toute idée de temps et d'espace est réellement à moi.
Cette démonstration suppose que le temps et l'espace sont purement subjectifs. Or nous avons vu en psychologie que, pas plus que les autres principes rationnels, ils ne pourraient être dépourvus de toute valeur objective.
Sur quoi donc est fondé le droit de propriété?
Rappelons-nous notre théorie du droit: tout droit doit être le droit d'exercer un devoir. Quel est ce devoir dans le cas actuel? Celui de développer notre activité et notre personnalité. Comment développer notre activité si nous ne pouvons l'exercer sur des objets extérieurs, si nous la devons renfermer dans l'étroite enceinte de notre personne? Nous devons augmenter notre être et pour cela il faut que nous le prolongions sous la forme de choses extérieures. Les biens extérieures emmagasinent pour ainsi dire nos actions, les empêchent de disparaître une fois produites. Ils sont donc une condition indispensable du développement de l'individu, et à ce titre, la propriété est un droit; d'autre part, puisqu'elle est nécessaire au développement de la personnalité d'autrui, la justice nous ordonne de la respecter.
IV. Respect de la parole donnée. Nous pouvons nous engager vis-à-vis d'autrui, soit par la parole proprement dite, soit par la parole écrite, soit implicitement. Nous sommes tenus de remplir ces engagements pour deux raisons:
Bien entendu d'ailleurs que l'engagement n'est respectable que
s'il a été librement consenti, c'est-à-dire ne nous a pas été
arraché par la violence ou la fraude.