La personne d'autrui doit non seulement ne pas être traitée comme un moyen, mais encore être traitée comme une fin. De là, à côté des devoirs négatifs de justice, les devoirs positifs de charité. Nous ne devons pas nous contenter de ne pas attenter à la fin, c'est-à-dire à la personne d'autrui, mais encore faire notre possible pour la réaliser, travailler à la développer. A la formule morale qui résume la justice: "Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît" il faut ajouter la formule de charité: "Fais aux autres ce que tu voudrais qu'on te fît". Tu ne contentes pas d'empêcher qu'on ne porte atteinte à ta personne, tu cherches encore à l'agrandir, fais de même pour les autres personnes humaines.
Nous pourrions déduire les devoirs de charité comme les devoirs de justice: la personne d'autrui étant faite d'un corps et d'une âme, nous devons chercher non seulement à ne lui pas nuire, mais encore à les entretenir, à leur donner nos soins si besoin est. Le devoir de charité envers le corps d'autrui est de veiller à sa santé.
Pour l'âme, nous distinguerons encore les trois facultés: sensibilité, intelligence, activité. Pour la première, la politesse que nous ordonnait la justice devient, pour rester conforme aux devoirs de charité, la bienveillance.
Pour l'intelligence, non seulement nous ne devons pas étouffer par l'intolérance matérielle ou morale les idées d'autrui, mais encore travailler à développer cette intelligence.Nous devons répandre et communiquer aux autres hommes notre science. Il ne faut pas que le savant se renferme dédaigneusement dans ce qu'il sait: quand on a le privilège de savoir, il faut en profiter pour enseigner aux autres ce que l'on sait.
Enfin, pour l'activité, nous avons vu que nous devions respecter la propriété qui en est la condition extérieure. Mais cette propriété, qui pourtant est un droit puisqu'elle est la condition d'un devoir, manque souvent à autrui. La charité veut donc que nous nous efforcions de faire participer autant que possible nos semblables à la propriété: la charité nous ordonne donc l'aumône.
Tels sont nos devoirs positifs envers nos semblables. Mais quelque obligatoire qu'elle soit, la charité ne doit jamais être en contradiction avec la justice. S'il y avait conflit entre ces deux sortes de devoir, ce serait la justice qui devrait l'emporter. Nous sommes tenus d'abord à ne pas nuire à autrui, ensuite à l'aider. Quant aux secours que nous pouvons lui apporter, nous ne devons jamais les imposer: ce serait contradictoire. En effet, pourquoi voulons-nous l'aider? Pour qu'il réalise sa fin, sa personnalité. Mais en l'aidant malgré lui, nous violons cette personnalité, cette libre activité. Il ne faut pas sauver les gens malgré eux: Invitum qui servat idem facit occidents.
Il est entre ces devoirs des conflits plus délicats. Un père
de famille qui se doit à sa femme et à ses enfants peut-il risquer
sa vie pour sauver un de ses semblables? Un grand homme peut-il
priver son pays de ses services pour exercer un devoir de charité?
Théoriquement non; la justice doit l'emporter. Mais pratiquement,
l'individu n'ose pas se déclarer indispensable à sa famille ou
à sa patrie. Il y aurait là un orgueil apparent qui blesserait
les autres hommes. Voilà pourquoi on hésite à approuver un homme
qui n'ose pas exposer sa vie sous prétexte qu'elle est utile aux
siens ou à ses concitoyens. Se sacrifie-t-il au contraire, il
y a dans ce dévouement un si grand déploiement d'énergie morale
que nous ne pouvons que l'admirer.