Si l'âme est distincte du corps, comment expliquer les rapports continuels entre la vie physiologique et la vie psychologique? Comment le physique peut-il agir sur le moral et réciproquement? Bien des hypothèses ont été proposées pour l'expliquer. Les unes sont proprement métaphysiques, les autres plutôt physiologiques. Nous allons les étudier tour à tour.
Cudworth imagine entre l'âme et le corps une substance particulière, le médiateur plastique, mi-corps et mi-esprit. Mais on voit bien qu'une pareille théorie ne fait que déplacer la difficulté.
Descartes ne propose pas à proprement parler de théorie pour l'explication des rapports de l'âme et du corps, ou plutôt de l'âme et des esprits animaux qui font mouvoir le corps; il admettait comme un fait irréductible les rapports de la substance pensante et de la substance étendue, bien que selon lui il y eût entre ces deux mondes un abîme que nous ne pouvons combler.
Malebranche, avec la théorie des causes occasionnelles, essaye d'expliquer ces rapports de deux substances absolument hétérogènes. Selon lui, les êtres, les individus sont incapables d'agir par eux-mêmes; tout mouvement doit leur venir d'ailleurs; et d'où? De Dieu. Lui seul a vraiment une puissance causale. Ce serait impiété que d'attribuer ce pouvoir divin aux individus. L'homme et les choses n'agissent pas; ils pâtissent toujours; ils ne font rien que mus par Dieu. C'est en Dieu pour ainsi dire que l'étendue et la pensée viennent trouver l'unité. Quand Dieu suscite en nous tel sentiment, telle volition, il produit dans notre corps les mouvements correspondants. Il n'y a pas d'action immédiate d'une substance sur l'autre: c'est Dieu qui règle leur deux vies de manière qu'elles coïncident. Le nom de théorie des causes occasionnelles donné à cette doctrine vient de ce que les individus n'y sont pas les causes de leurs actions, mais seulements les occasions à propos desquelles Dieu exerce sa causalité; ce ne sont que des causes occasionnelles.
Leibniz cherche à résoudre la même question par son harmonie préétablie. Comme Malebranche et tous les cartésiens, bien que s'écartant sur plus d'un point de la doctrine du maître, il ne pense pas que l'âme et le corps puissent agir directement l'un sur l'autre. D'une manière générale, il croit que les forces élémentaires, les Monades qui composent les corps, ne peuvent agir les unes sur les autres, n'ont pas, comme il dit, "de fenêtre sur le reste de l'univers". Ce qui fait que ces monades, l'âme et le corps par exemple, semblent agir l'une sur l'autre, c'est l'harmonie préétablie entre elles par Dieu. Il a réglé de toute éternité le développement de chacune de ces monades. L'âme et le corps sont réglés de telle façon qu'il y ait toujours une harmonie parfaite entre ces deux vies parallèles. "Suppose, dit Leibniz, que vous vouliez que deux horloges marchent toujours d'accord. On pourra soit les joindre par un mécanisme qui leur donne l'une sur l'autre une action continuelle--c'est la théorie courante; soit placer à côté d'elles quelqu'un chargé de les remettre à chaque instant d'accord--c'est l'hypothèse de Malebranche; soit enfin les construire si parfaitement qu'une fois mises d'accord et livrées à elles-mêmes, elles continuent à y rester--c'est l'hypothèse de l'harmonie préétablie.
Telles sont les hypothèses métaphysiques sur les rapports de l'âme et du corps.
Voici maintenant d'autres hypothèses qui ont un caractère plutôt physiologique.
La vie, selon Descartes, n'est que le résultat de phénomènes mécaniques. Pour lui, les animaux, le corps humain ne sont que des machines, la physiologie n'est qu'une branche de la mécanique, la vie n'a point de propriétés spéciales qui la distinguent. Certainement si l'on s'en tient à cette doctrine, il est difficile d'expliquer les rapports de choses aussi différentes que l'étendue régie par le mécanisme et l'âme guidée par le dynamisme. Mais il y a des doctrines qui admettent pour la vie des propriétés un principe spécial. L'Organicisme, par exemple, représente ces propriétés comme disséminées dans les organes. La vie du corps est pour lui la résultante de toutes les vies locales des éléments anatomiques. Mais si l'organisme est la cause de la vie, quelle est la cause de l'organisme lui-même? L'harmonie, l'unité des fonctions vitales, voilà ce que n'explique pas l'organicisme. Les éléments du corps changent sans cesse. "Ils sont continuellement en mouvement, dit Claude Bernard, dans un tourbillon rénovateur, dont l'intensité mesure celle de la vie." Mais au milieu de ce changement continuel il y a quelque chose en nous qui ne change pas, c'est la forme du corps. Il y a donc un principe, une loi, une idée, quelque chose qui dirige, organise tous les mouvements élémentaires, qui soumet à des combinaisons invariables toute cette matière qui flue et reflue.
Ce quelque chose, c'est ce que l'école de Montpellier a nommé le principe vital. Aussi leur doctrine a-t-elle reçu le nom de vitalisme. On explique alors les rapports de l'âme et du corps en disant: toute la vie du corps se ramène à un seul principe, le principe vital; toute la vie de l'âme se ramène à un seul principe, le principe spirituel. Ces deux principes sont des forces de même nature qui peuvent par conséquent agir l'une sur l'autre. On ne pourrait comprendre les rapports de la pensée et de l'étendue, mais on s'explique bien l'action de deux forces l'une sur l'autre.
Toutefois, il faut bien avouer que cette explication est loin de satisfaire entièrement l'esprit, et qu'il est encore malaisé de comprendre comment deux substances analogues, mais aussi différentes que le principe vital et l'âme pensante, peuvent agir l'une sur l'autre. C'est pourquoi une dernière doctrine a simplifié la précédente et expliqué les rapports de l'âme et du corps en identifiant les deux principes. Le principe vital, a-t-on dit, n'est qu'une des facultés de l'âme. C'est l'âme qui dirige le corps: cette doctrine a reçu le nom d'animisme. Son fondateur, Stahl, l'a poussée jusqu'aux conséquences les plus étranges. C'est consciemment, suivant lui, que l'âme fait vivre le corps. C'était là un paradoxe qui a beaucoup nui à la doctrine de l'animisme.
De nos jours, elle a été reprise avec plus de modération et de bon sens par M. Francisque Bouillier dans le livre intitulé: Le principe vital et l'âme pensante. Les faits sur lesquels s'appuient les animistes sont les suivants: l'homme est un, c'est par abstraction que nous distinguons deux êtres en nous. Mais le sentiment populaire, le sens commun, nous affirment sans hésiter l'unité absolue de l'être humain. Or, cette unité ne saurait s'expliquer par l'association de deux êtres entièrement différents; il faut que ces deux vies émanent d'une même source. D'ailleurs n'avons-nous pas une certaine conscience de l'action que l'âme exerce sur le corps? Le sens vital ne nous indique-t-il pas ce qui se passe à l'intérieur de notre corps? "Le sujet, dit M. Veis, se sert de l'effort vital qui met les organes en jeu." Si nous localisons les sensations dans les différentes parties de notre corps, c'est que l'âme n'est pas si insensible qu'on le pense aux manifestations de la vie du corps. Presque tous nos organes, dans les cas pathologiques, deviennent le siège d'une perception plus ou moins distincte: "C'est un spectacle à la fois curieux et pénible, dit un docteur, d'entendre un hypocondriaque faire le récit de ses souffrances: on dirait qu'armé d'un verre grossissant il suit toutes les opérations de la vie et dissèque chaque fibre de son organisme." Le magnétisme, l'hypnotisme fournissent des exemples analogues de lucidité.
En outre, l'âme agit directement sur le corps; les effets des émotions et des passions sur la circulation sont bien connus. Il est certain qu'on se soutient mieux dans la vie, ou résiste plus énergiquement aux causes de distraction, quand on a un puissant motif de tenir à la vie. De là vient l'efficacité pour le corps de l'hygiène morale.
Est-ce à dire que cette action de l'âme sur le corps soit complètement consciente, comme le veut Stahl? Non, assurément, dit M. Bouillier. Mais l'âme et le moi ne sont pas choses identiques. Il y a une partie inconsciente du moi, et c'est elle qui préside à la vie physiologique.
Entre toutes ces hypothèses, nous ne ferons pas de choix. La question ne nous semble pas actuellement comporter de solutions. Avant de savoir si la vie du corps peut se ramener à celle de l'âme, et comment, il faudrait avoir ramené à un seul tous les phénomènes physiologiques d'une part et tous les phénomènes psychologiques de l'autre. Alors seulement on pourrait voir si ces deux faits sont susceptibles d'être ramenés l'un à l'autre.