Nous avons établi l'existence en nous d'un principe spirituel que nous avons nommé l'âme. Pendant la vie telle que nous la montre l'expérience, l'existence de l'âme nous semble entièrement liée à celle du corps. Cette union est-elle nécessaire, et le corps disparu, l'âme périt-elle? De toutes les croyances, la plus populaire est la foi en l'immortalité de l'âme. Quelle est la valeur de cette opinion? Trois sortes d'arguments tendent à l'établir: ce sont les arguments psychologiques, métaphysiques et moraux.
Ils consistent à montrer une contradiction entre la nature de nos facultés et l'hypothèse par laquelle notre destinée serait finie.
Sensibilité. Il y a chez nous des passions que ne parviennent pas à satisfaire les objets qui nous sont offerts par l'expérience. Notre passion est sans cesse à chercher un objet idéal et ne s'arrête qu'un instant à chacune des choses sensibles qui lui ressemblent plus ou moins. Les poètes de notre temps ont décrit en trop beaux vers ce sentiment de l'infini pour qu'il nous soit nécessaire d'y insister longuement. Or pourquoi y aurait-il en nous un besoin si impérieux de dépasser le fini si nous étions condamnés à?y rester enfermés? La mort ne doit donc pas venir mettre de terme au développement de notre nature sensible.
Intelligence. Nous avons besoin de la vérité, nous la cherchons, nous la construisons lentement, et nous sommes pourtant encore loin de la posséder. A mesure que nous avançons, le terme de notre marche semble reculer: non seulement dans l'état actuel de nos connaissances il n'est pas d'homme qui puisse dans sa vie arriver à connaître toute la vérité, mais il semble bien que cet homme idéal n'existera jamais. Il y a donc contradiction entre notre instinct de curiosité, qui est infini, et la limite que la mort assignerait au développement de notre intelligence.
Activité. La vie d'un homme ne suffit pas non plus sur cette terre pour réaliser le bien, et nous tendons pourtant vers le bien parfait, complet. En un mot, notre nature dans toutes ses facultés semble faite pour un développement infini. N'en résulte-t-il pas que nous devons atteindre ce développement et, pour cela, que nous devons être immortels?
Cette triple preuve est loin d'être démonstrative. Pourquoi n'y aurait-il pas contradiction entre notre destinée et nos aspirations? Ce serait triste, mais la vérité n'est pas tenue d'être gaie. Cette argumentation ne prendrait une certaine force que si l'on supposait préalablement démontrée l'existence d'un Dieu souverainement bon. On comprendrait alors qu'un être infini en bonté, en intelligence, et en pouvoir n'ait pas fait de créations contradictoires, et ne nous ait pas donné des tendances qui devraient rester sans être satisfaites. Mais il ne faut pas dissimuler que toutes ces hypothèses relatives aux fins que Dieu a pu nous assigner sont bien incertaines. Car enfin, ce qui nous apparaît comme une contradiction peut fort bien ne nous sembler tel qu'à cause de la faiblesse de notre intelligence qui ne voit qu'une partie des choses. Peut-être si nous pouvions contempler l'univers tout entier, voir la solidarité de tous les êtres, si nous connaissions le système de fins vers lesquelles marche le monde, ce qui nous apparaît comme contradictoire par rapport à nous, ne nous semblerait plus tel par rapport à l'ensemble des choses.
Ces deux arguments établissent bien que quelque chose de nous survit à la mort: ils sont donc plus probants que les précédents. Mais ils ne légitiment pas encore la croyance en l'immortalité de l'âme telle qu'elle est acceptée par la plupart des consciences. L'immortalité que nous espérons est une immortalité personnelle, une immortalité où le moi reste identique, garde sa mémoire, et affirme son existence après comme avant la décomposition du corps. Or l'immortalité qu'établissent les arguments précédents est toute métaphysique et impersonnelle. Ils prouvent bien que l'âme doit subsister, mais ils sous-entendent qu'elle peut se transformer, devenir autre chose qu'elle-même, par exemple, animer un autre corps, jouer un autre rôle dans la création. Mais que nous importe de subsister si nous cessons d'être nous-mêmes, et peut-on même dans une pareille hypothèse dire que nous subsistons?
Elles reposent sur cette idée que la loi morale doit avoir une sanction: on appelle ainsi le système de peines et de récompenses attachées
à l'observation ou à la violation de la loi. Toute loi doit avoir
une sanction si elle peut ne pas être observée. Les lois physiques
n'ont pas besoin de sanction puisque les êtres qu'elles régissent
ne peuvent s'y soustraire. Mais du moment où l'être soumis à la
loi a le pouvoir de la négliger, il faut à la loi une sanction;
sans cela elle serait comme si elle n'était pas, et ne pourrait
exercer aucune action sur la volonté; dépourvue de toute autorité,
comment s'imposerait-elle aux consciences?
La loi morale doit donc avoir une sanction. Cette sanction existe-t-elle
dans le cours de la vie? Oui, certainement; dès ici-bas, les violations
de la loi morale sont réprimées et son observation récompensée.
Mais ces sanctions sont-elles suffisantes? C'est ce que nous avons
à examiner.
Nous pouvons distinguer quatre espèces de sanctions qui nous sont appliquées pendant notre vie:
Les premiers consistent dans les peines et récompenses civiles. Peut-on dire qu'elles sont suffisantes à garantir l'observation de la loi? Non: elles sont trop exposées à l'erreur. Que de criminels échappent au châtiment! Que de vertus ignorées restent sans récompense! Le bien surtout n'est presque jamais l'objet de récompenses matérielles de la société. Mais en dehors de celles-là, il en est d'autres morales: bien des honnêtes gens ne sont point récompensées par la société, mais recueillent le fruit de leur moralité dans la sympathie et le respect de leurs semblables. Tout au contraire le criminel qui échappe à la vindicte publique est frappé par le mépris et la défiance. Malheureusement ces sanctions morales, bien que plus élevées que les précédentes, sont encore appliquées par des raisons faillibles: il n'est pas rare qu'un indigne obtienne l'estime et le respect, et souvent la vertu reste inconnue, privée par conséquent de cette récompense morale qui devrait suppléer la récompense matérielle plus rare encore. La sanction morale par autrui n'est donc pas non plus suffisante.
Mais, dit-on, ce n'est pas seulement à la société qu'il faut demander peines et récompenses. Chaque individu trouve en lui-même la récompense ou le châtiment, conséquences de sa conduite. Le débauché le plus souvent est frappé dans sa santé, tandis qu'une conduite morale et sans excès est récompensée par un corps sain et robuste. De plus une bonne conduite est récompensée au point de vue moral par l'estime de soi, la satisfaction du devoir accompli. Inversement, le méchant traîne partout avec lui le remords de ses actions immorales. Assurément ces sanctions sont beaucoup plus sûres que les précédentes puisque l'individu se les applique lui-même, mais encore ne sont-elles pas suffisantes. Il y a des viveurs habiles qui savent conserver leur santé [Note: d'après ce qui est du plus haut de la vertu de tempérence, ceux-là ne seraient pas coupables] au milieu de leurs excès, et quelquefois au contraire l'homme le plus sobre est frappé par la maladie. Pour ce qui est de la sanction morale, le méchant arrive fort bien à faire taire sa conscience et à se débarrasser du remords: celui-ci ne se fait sentir que si l'on n'est qu'à moitié perverti. Si encore la satisfaction morale pouvait échoir en partage à quiconque se conduit bien! Mais les plus honnêtes esprits sont souvent affligés d'une délicatesse raffinée qui les trouble sans cesse, qui leur fait dire quand ils ont bien agi, qu'ils auraient dû faire mieux encore, et qui les prive ainsi de la récompense morale de leur vertu.
Aucune des sanctions de la loi morale en cette vie n'est donc suffisante. La raison réclame une harmonie absolue entre le bonheur et la vertu, et cette harmonie ne se rencontre pas ici-bas. N'est-ce pas dire qu'elle doit se rencontrer plus tard et qu'après cette vie il y en aura une autre [Margin note : raisons de sentiment] où cesseront les antinomies qui affligent notre existence actuelle? Comment se distribuera cette sanction, c'est une question que nous n'avons aucun moyen de résoudre. Il doit nous suffire d'être certains que l'harmonie du bon et du bonheur n'ayant pas lieu ici-bas se réalisera nécessairement ailleurs.
Il résulte de cette étude qu'aucun des quatre genres de sanctions temporelles de la loi morale n'est suffisant pris isolément. Pour que la démonstration fût complète, il faudrait démontrer que l'une ne supplée pas à l'absence de l'autre, et qu'ils ne suffisent pas pris dans leur ensemble. Ce qui est impossible à démontrer.
J'ai même entendu plusieurs fois des gens d'expérience être d'avis qu'il y avait sanction toujours, d'une façon ou de l'autre, dès ici-bas.