Jusqu'ici nous avons établi l'existence d'une fin. Mais comment faut-il se représenter cette finalité? L'argument physico-théologique assimile le monde à une oeuvre d'art, et sa finalité à l'intelligence de l'artiste, qui a conçu et réalisé l'ordre actuellement en vigueur. Mais n'est-ce pas là, a-t-on objecté, un anthropomorphisme que rien ne justifie? Pourquoi faire intervenir un être réalisant ses desseins extérieurement à lui-même? Pourquoi la finalité ne serait-elle pas immanente, les choses n'iraient-elles pas spontanément à leur fin? Nous avons un exemple de pareille finalité dans les faits psychologiques de l'instinct qui va à sa fin sûrement et inconsciemment. Il peut fort bien en être ainsi de l'univers. Nous trouvons une doctrine de ce genre dans la théorie du désir d'Aristote. Elle a été reprise avec une vigueur particulière par Hegel. Les causes efficientes, pour lui, ne sont qu'une apparence: en réalité, il n'y a que des causes finales. La fin purement idéale des choses existe seule à l'origine, puis elle se réalise elle-même: les choses vont à leur fin par un attrait et non par une impulsion mécanique. Cette théorie, qui se retrouve chez Hartmann et Schopenhauer, est la théorie de la finalité immanente. Elle est destinée à remplacer la finalité transcendante, et elle échappe au reproche d'anthropomorphisme. Mais tout d'abord, quel grand avantage y a-t-il à ne pas supposer l'intelligence de Dieu analogue à celle des hommes? Si on la compare à l'instinct, on ne fait plus il est vrai de l'anthropomorphisme, mais du zoomorphisme, comme on a dit. Mais là n'est pas la critique importante de cette doctrine; son grand défaut est d'être irreprésentable. Toute finalité suppose la conception de la fin. Or, cette conception, phénomène psychologique, comment serait-elle possible sans conscience? Hartmann, qui admet des phénomènes psychologiques inconscients, n'est pas arrêté par cette difficulté; mais ayant réfuté cette théorie nous sommes forcés d'admettre une finalité transcendante.
Il y a donc de l'ordre dans le monde, et ce monde vient d'un esprit transcendant. S'ensuit-il de là que l'argument physico-théologique prouve péremptoirement l'existence de Dieu? Kant, qui ne l'a pas cru, adresse à cet argument un double reproche.
Cette critique nous paraît sans réplique. Il n'en résulte pas qu'il ne prouve rien, mais qu'il établit seulement l'existence d'un architecte du monde, mais sans bien déterminer sa grandeur, car jamais l'expérience ne pourra nous donner l'idée de la sagesse et de la puissance parfaites.
Sous le nom de preuves morales on réunit généralement deux argumentations. La première repose sur le consentement universel des hommes: nous la trouvons déjà dans Cicéron. Tous les hommes croient à l'existence de Dieu; donc, c'est que Dieu existe. Mais d'abord, il est discutable que tous les hommes aient l'idée de Dieu; en outre, quand bien même cela serait admis, cela ne donnerait qu'une présomption en faveur de son existence: car le sentiment universel s'est souvent rencontré sur des questions plus faciles à résoudre, et s'est trompé. Cet assentement est donc un fait qui doit faire réfléchir: il ne faut pas dédaigner cet accord, au moins général, sinon universel; mais il ne faut pas en faire non plus un critérium de vérité.
Abordons maintenant les preuves morales proprement dites, c'est-à-dire celles qui nous montrent Dieu comme condition de moralité. Il y a deux faits en morale qui ne suffisent pas à s'expliquer, qui supposent un fondement distinct de la morale.
Le premier est l'obligation morale. Nous avons constaté expérimentalement ce fait sans l'expliquer au début de la morale. Or, comment une loi peut-elle être obligatoire? Nous ne sommes jamais obligés que par quelqu'un. Qui donc nous oblige à la loi morale? Une loi abstraite ne suffit pas à s'imposer. Il faut que la loi morale que nous avons considérée jusqu'ici abstraitement soit quelque chose de vivant. La loi morale ainsi considérée, c'est Dieu.
Mais il faut s'expliquer: le stoïcisme faisait consister la vertu dans la conformité à la nature, c'est-à-dire à la volonté de Dieu. Ce n'est pas ainsi que nous l'entendons: en obéissant à la loi morale, nous n'obéissons pas à l'autorité d'un être étranger à nous. La loi n'est pas la volonté de Dieu, elle est Dieu même, s'identifie avec lui. La loi morale suppose donc l'existence de Dieu.
Le second fait est la sanction morale: la raison réclame l'harmonie entre la vertu et le bonheur. Cette harmonie ne se trouvant pas ici-bas doit exister ailleurs dans des conditions supra-expérimentales. L'immortalité de l'âme nous a semblé une condition nécessaire à cela, mais ce n'est pas la seule; il faut qu'il y ait une cause capable d'assurer cette harmonie, de rendre la nature conforme à la morale: cette cause est Dieu. Ainsi Dieu, qui nous apparassait tout à l'heure comme la loi morale vivante, nous apparaît maintenant comme la seule condition à laquelle puisse se réaliser l'harmonie du bonheur et de la vertu.
Nous avons examiné et critiqué les preuves historiques de l'existence de Dieu. Les preuves métaphysiques nous ont donné peu de chose, quelques-unes sont notoirement sans valeur; avec les preuves par la causalité, jointe au principe du nombre et la finalité, nous avons vu que l'absolu devait exister; nous sommes arrivés sur le rivage de la mer dont parle Littré. Enfin la preuve physico-théologique nous a montré Dieu comme architecte du monde, et les deux preuves morales nous l'ont montré comme la loi morale vivante et la condition de la sanction morale. Nous avons prouvé qu'il y avait un absolu et par conséquent que Dieu existait, puisque nous avons défini Dieu l'absolu.