1885b

Durkheim, Émile. 1885. "Fouillée, A., La Propriété sociale et la démocratie." Revue philosophique 19: 446-453. Review. Tr. 1986a.


A travers toutes les révolutions de sa pensée, M. Fouillée reste fidèle à sa méthode de conciliation. Les contraires ont je ne sais quoi qui attire ce dialecticien raffiné dont le vivant esprit ne se trouve nulle part si parfaitement à l'aise qu'au milieu du conflit des systèmes. Là où nous n'apercevons que des doctrines contradictoires, entre lesquelles il faut résolument choisir, M. Fouillée ne voit que des opinions excessives, mais qui se complètent et même se supposent. C'est ainsi qu'il a successivement combiné dans une savante synthèse le déterminisme et la liberté, l'idéalisme et le réalisme, la morale de Rousseau et la sociologie moderne. Aujourd'hui c'est l'individualisme et le socialisme qu'il entreprend de réconcilier.


I. -- La propriété individuelle ne se recommande pas seulement par des raisons d'intérêt bien entendu; elle a sa base rationnelle; elle est la loi même de la vie. Chez l'individu il faut que la cellule vivante retrouve en nourriture la force qu'elle dépense en mouvements; sinon elle s'épuise et meurt. De même il faut, sous peine de mort, que le travail de la cellule sociale lui soit tôt ou tard restitué, et sous une forme équivalente. Si donc il existe quelque part un objet qui ait été entièrement créé par un homme, il lui appartient tout entier; voilà ce qu'on peut accorder à l'individualisme. Mais une propriété absolue, sans réserve et sans restriction, ne se trouve pas pour cela justifiée; car, avec nos seules forces, nous ne pouvons rien créer. Nous ne produisons que des formes et tous nos efforts s'appliquent à une matière que nous fournit la nature. Ce fonds n'est pas notre oeuvre; pourquoi le détiendrions-nous à perpétuité? On répond que les richesses naturelles sont sans valeur tant qu'elles ne sont pas fécondées par le travail humain. Mais que produirait le travail humain, s'il se consumait dans le vide? D'ailleurs il est bien difficile d'admettre qu'une terre fertile n'ait ni plus ni moins de valeur qu'une terre stérile "un étang plein de poissons qu'un étang où le poisson ne peut vivre". Et quand même cette thèse excessive serait démontrée, encore faudrait-il reconnaître que dans tout produit se trouve fixée, outre le travail individuel, une certaine quantité de travail social. On fait passer une grande voie devant ma maison: aussitôt elle double de valeur. Je ne me suis pas donné plus de peine; je n'ai fait que profiter du travail d'autrui. De quel droit? Et ce fait n'est pas une exception choisie pour les besoins de la preuve. Cherchons en nous-mêmes ce que nous ne devons qu'à nous; le compte en sera vite fait; notre bagage personnel n'est pas bien lourd. On se représente communément la personne physique comme une sorte d'île inabordable, où l'individu règne en souverain, d'où il ne sort que s'il veut, où l'on ne pénètre qu'avec sa permission. C'est pourquoi l'individualiste n'a rien plus à coeur que de protéger contre tout empiétement cette superbe indépendance. Vains efforts. Pendant qu'il se ramasse en lui-même pour fair toute influence, le milieu où il s'agite, l'air qu'il respire, la société qui l'entoure, tout cela pénètre en lui, s'y imprime, le pétrit et le façonne sans qu'il le voie sans qu'il le sente et surtout sans qu'il ait à s'en plaindre; car c'est ainsi que se forme lui, s'y imprime, le pétrit et le façonne sans qu'il le voie sans qu'il le sente et surtout sans qu'il ait à s'en plaindre; car c'est ainsi que se forme la meilleure partie de lui-même.

Ainsi, dans toute propriété, outre la part de l'individu, il y a celle de la nature et celle de la nation. L'économie orthodoxe a le tort de méconnaître cette collaboration. Mais pour des raisons analogues le socialisme absolu n'est pas moins faux. Si l'individu ne fait pas tout, c'est par lui que tout se fait. Sans doute il a de nombreux auxiliaires; il est pourtant l'agent essentiel de la production. Celle-ci ne sera féconde que s'il est excité à produire. Le sol aura beau être fertile, le peuple intelligent, la science en progrès; si rien ne vient mettre en branle ce dernier mais indispensable levier, l'activité individuelle, il n'y aura pas un atome de valeur de créé et toutes ces richesses de la nature et de l'intelligence seront comme si elles n'étaient pas. Or le socialisme fait de la société une armée de fonctionnaires à traitement plus ou moins fixe. Dès lors chaque travailleur, n'étant plus directement intéressé à sa tâche, ne l'accomplira plus que machinalement. On pourra lui demander de l'exactitude, non du zèle. Absorbé dans la société, il se sentira trop peu de chose pour rien oser entreprendre. A quoi bon s'épuiser en efforts qui iront se perdre, anonymes et invisibles, dans cette masse énorme de l'Etat? D'ailleurs l'Etat est une machine trop massive pour toutes ces opérations, si délicates. Comment pourrait-il' adapter la production aux mille nuances de la demande? Comment pourrait-il fixer la valeur des objets et la part qui revient à chacun?

Mais si l'Etat n'est pas tout, il ne faut pas en conclure qu'il n'est rien. Il ne doit pas tout faire; mais il ne doit pas tout laisser faire. Il a des fonctions économiques et des obligations déterminées. S'il ne peut lui-même ni produire ni distribuer la richesse, il peut du moins et il doit en régler la circulation. Il a pour devoir de veiller sur la santé sociale. Or chez tout vivant l'équilibre des forces, la juste proportion entre les parties est la condition de la santé. Il est donc mauvais que la richesse abonde ici pour manquer là et l'Etat doit mettre obstacle à cette monstrueuse inégalité. Pour cela quelles mesures conviendra-t-il de prendre? C'est ce que décidera, suivant les circonstances, la sagesse des gouvernements. Pourtant l'auteur croit pouvoir indiquer quelques réformes qui lui semblent dès maintenant utiles et pratiques. Si on ne peut supprimer la rente foncière, on pourrait du moins en réserver le bénéfice à l'Etat, c'est à dire à tout le monde. Les villes pourraient racheter en tout ou en partie les terrains sur lesquels elles sont bâties, l'Etat agrandir son domaine. Cet ager publicus ne saurait être exploité par la communauté; mais on le diviserait en parcelles qu'on donnerait en concession pour cent ou cent cinquante ans. Au bout de quelques générations la société rentrerait en possession de son bien dont la valeur se serait accrue et bénéficierait elle-même de la plus-value. Il y a, il est vrai, une autre rente contre laquelle l'Etat est plus désarmé c'est celle du capital. Mais le mal ici s'amende de lui-même; la rente mobilière tend de plus en plus à diminuer. Une meilleure assiette de l'impôt permettrait d'ailleurs de faire restituer à la nation la part de ces profits qui lui revient légitimement. Enfin l'Etat augmenterait aisément ses revenus en réglementant par une loi sévère les biens de main morte et en restreignant aux parents les plus proches l'hérédité naturelle en l'absence de testament.

Cette richesse collective pourrait "constituer un fonds d'assistance et d'assurance universelles, une sorte de lac Moeris qui, après avoir reçu le trop-plein, pourrait en cas de besoin fournir le nécessaire". C'est qu'en effet, la charité est pour l'état un strict devoir de justice; c'est une des clauses tacites du contrat social. La société ne peut exiger le respect des propriétés acquises que si elle assure à chacun quelque moyen d'existence. On objecte, il est vrai, que la philanthropie s'exerce en sens inverse de la sélection et en contrarie les effets salutaires. Elle protège, dit-on, les faibles et les incapables, leur permet de se perpétuer et abaisse ainsi peu à peu le niveau physique et moral de la race. Mais encore faut-il distinguer. Il ne peut être question de laisser mourir sans secours le travailleur qu'une maladie accidentelle prive de ses forces. C'est donc aux infirmes seulement que la société devrait refuser sa pitié. Or, ils sont bien peu nombreux, ne se marient guère, et, en tout cas, on pourrait mettre à leur mariage des obstacles légaux. La charité publique n'a donc pas de graves inconvénients; en revanche elle offre de grands et sérieux avantages. Elle diminue entre les hommes les excès d'inégalité; elle préserve souvent de la mort de précieuses intelligences; enfin et surtout elle est une excellente éducatrice des âmes qu'elle ouvre à la sympathie et à la pitié.


II. -- Mais la puissance matérielle n'est pas la seule dont la foule veuille avoir sa part. La puissance politique constitue une sorte de fonds social, dont il faut régler la répartition. Ce problème tend de plus en plus à recevoir partout une même solution. Partout la démocratie l'emporte, avec le suffrage universel qui distribue également entre tous ce capital collectif. Les nations sont entraînées par un large courant démocratique auquel il serait absurde de vouloir résister. D'ailleurs si on consent à ne pas faire du suffrage universel un dogme absolu, en peut le justifier par de bonnes et solides raisons. La société est composée d'individus libres: le suffrage universel permet la vie en commun, sans toucher à cette liberté. La société est une association, une sorte de compagnie anonyme où tous les intéresses doivent être consultés sur la sans toucher à cette liberté. La société est une association, une sorte de compagnie anonyme où tous les intéressés doivent être consultés sur la direction de l'entreprise; le suffrage universel n'est que l'exercice de ce droit. Enfin, la société est un organisme qui, pour se diriger, doit se connaître: le suffrage universel est le meilleur moyen dont la nation dispose pour prendre conscience d'elle-même. "Par le suffrage, pourrait-on dire, toutes les cellules du corps politique sont appelées à prendre leur part de la vie intellectuelle et volontaire; à devenir en quelque sorte des cellules conscientes et dirigeantes comme celles du cerveau." Au moment du vote, I'électeur remplit une fonction: il représente la nation tout entière.

Malheureusement, comme toute chose relative, le suffrage universel est gros d'antinomies; antinomie entre la majorité et la minorité; antinomie entre la quantité et la qualité des suffrages. L'éducation seule peut adoucir ces antagonismes. Il faut instruire la majorité pour lui apprendre à être modeste et modérée. Pour réconcilier le nombre avec l'intelligence, il faut répandre l'instruction. Tout le monde pourra sans danger participer à la puissance politique, quand chacun aura sa part de cet autre bien collectif: le capital intellectuel.

Seulement, il ne faut jamais perdre de vue quel est le but de l'instruction publique. Il s'agit de former non des ouvriers pour la fabrique ou des comptables pour le magasin, mais des citoyens pour la société. L'enseignement doit donc être essentiellement moralisateur; détacher les esprits des vues égoïstes et des intérêts matériels; remplacer la piété religieuse qui s'en va par une sorte de piété sociale. Or, ce n'est ni avec la règle de trois, ni avec le principe d'Archimède qu'on pourra jamais moraliser les foules. Il n'y a que la culture esthétique qui puisse aussi profondément agir sur les âmes. Sous l'influence de l'art les esprits s'élèvent, les coeurs s'échauffent, s'amollissent, deviennent ainsi plus pénétrables les uns aux autres et partant plus aptes à la vie commune. Il conviendra donc, dès l'école primaire, d'initier l'enfant à l'amour du beau. Toutefois cette éducation purement littéraire ne saurait évidemment suffire; il faut en outre que le futur citoyen soit muni de notions précises en politique et en économie sociale. Dans l'enseignement secondaire, l'instruction devra devenir encore plus large et plus libérale. Au lieu de ce fatras de connaissances dont on embarrasse aujourd'hui la mémoire des élèves, on devrait faire une place de plus en plus grande à la philosophie des sciences, des arts, de l'histoire, et surtout à la philosophie sociale et politique. Enfin, il y aurait lieu de créer une instruction civique supérieure. Il faudrait dans nos facultés fonder des chaires pour l'enseignement des sciences sociales. Sur ce point, l'Allemagne nous a devancés depuis longtemps et pourtant l'opinion publique, parce qu'elle est chez nous plus puissante, aurait ainsi plus besoin d'être éclairée.


III. -- On voit d'après cet exposé I infinie variété des questions auxquelles il est touché dans ce petit livre. Tous les problèmes, qui préoccupent aujourd'hui la conscience publique, sont successivement traités et avec une rare indépendance. Les économistes de l'école orthodoxe ont pour leur idéal un culte parfois superstitieux: la liberté est devenue pour eux une sorte d'idole, à laquelle ils sacrifient volontiers tout le reste.1 Fouillée n'a pas cette foi exclusive. Assurément il aime beaucoup la liberté; mais il croit aussi que la vie sociale ne serait pas plus mauvaise, si elle était plus régulière et mieux équilibrée. Il a dans l'initiative individuelle une grande confiance; mais il lui semble que les choses n'iraient pas plus mal si on produisait moins et si on s'aimait plus. Il reconnaît que l'individu doit s'appartenir et disposer de lui-même; mais il n'oublie pas que les enfants ont besoin d'une éducation et d'une discipline et que les hommes ne sont trop souvent que de grands et terribles enfants. En un mot, à moins qu'on ne compte beaucoup sur la Providence, comme faisait Bastiat il lui parait difficile que du jeu spontané des égoïsmes résulte miraculeusement l'harmonie des intérêts.

On a tout dit sur le charme que donne aux livres de M. Fouillée sa brillante dialectique. Il ne fait pas un pas en avant, sans qu'un adversaire surgisse et qu un combat s'engage; quelque chose d'étincelant comme l'éclair des épées passe devant nos yeux; et puis tout s'achève par une réconciliation. Mais ce procédé n'est pas pour notre auteur un simple artifice dramatique; c'est avant tout une méthode scientifique. C'est, suivant lui, le meilleur moyen de prévenir les opinions exclusives et les jugements absolus. En effet, le tout une méthode scientifique. C'est, suivant lui, le meilleur moyen de prévenir les opinions exclusives et les jugements absolus. En effet, le sociologue ne saurait trop se défier des solutions simples; car il n est point d'esprit assez puissant pour embrasser d'un regard l'infinie complexité des évènements sociaux. Mais il ne faut pas oublier non plus que la richesse des détails, la variété des formes, la diversité des couleurs n'exclut nulle part l'unité de l'ensemble. Celle-ci ne fait que devenir plus savante quand la réalité devient plus complexe. Bien loin de disparaître, c'est chez les êtres supérieurs qu'elle se manifeste avec le plus d'éclat. Ce qu'il faut craindre par-dessus tout, ce n'est donc pas tant les principes absolus que les idées arides et sèches, immuables comme le roc, incapables de vivre et d'évoluer. Un système de pensées est destiné à figurer un système de choses; il doit donc être vivant comme elles; croître et se développer comme les vivants. C'est pourquoi il doit naître d'un germe, c'est-à-dire d'une idée simple à l'origine, mais qui peu à peu se divise, se différencie, éveille la vie autour d'elle, entraîne dans son tourbillon les idées et les faits qui tombent dans sa sphère d'action, s'organise, se constitue, jusqu'à ce qu'elle arrive enfin à un état d'équilibre, qui ne peut jamais être que provisoire.

Au reste il est assez malaisé de concilier cet éclectisme économique avec la théorie que M. Fouillée a si fortement soutenue dans sa Science sociale contemporaine. Là il reconnaissait le caractère organique de la société; dès lors il était, à ce qu'il semble, logiquement conduit au socialisme. Spencer, il est vrai, nie que cette conséquence résulte de sa doctrine et il est resté fidèle au vieux libéralisme anglais, mais c'est par suite d'une contradiction qui est le vice radical de ses derniers ouvrages. Pour l'individualiste, la société est une réunion de sujets autonomes, égaux dans leur liberté, échangeant entre eux leurs services, mais sans jamais dépendre les uns des autres. C'est donc un assemblage mécanique, et non un organisme vivant. Mais, dit Spencer, le cerveau de l'animal m'intervient pas dans la vie intérieure et ne fait que diriger les organes de relation. Les socialistes ne demandent pas davantage que le cerveau de la nation, c'est-à-dire l'Etat, le gouvernement proprement dit, dirige lui-même la production ou la répartition des valeurs: ils veulent seulement que les grandes fonctions sociales soient unifiées et centralisées comme les fonctions animales correspondantes. Dans le corps il n'y a qu'un système digestif, qu'un système circulatoire. Les globules du sang n'appartiennent pas à quelques cellules privilégiées mais à toutes indistinctement. Il en devrait être de même des richesses, le sang nourricier de la société: C'est en vain que M. Fouillée invoque le caractère conscient et volontaire de l'organisme social. Qu'importe? Le socialisme lui aussi sera volontaire et conscient. Seul le communisme autoritaire croit pouvoir se passer de la réflexion et du libre consentement qu'il remplace par la contrainte.

M. Fouillée semble admettre, il est vrai, que, par définition, tout socialisme est despotique, ennemi de la liberté et de l'initiative individuelle et à l'appui de cette accusation il cite à plusieurs reprises Schaeffle et son opuscule sur la quintessence du socialisme. Mais ce n'est.pas dans ce petit livre, destiné à la propagande, qu'il faut aller chercher les théories économiques de Schaeffle; c'est dans son Gesellschaftliches System der menschlichen Wirtschaft et dans le troisième volume du Bau und Leben des socialen Körpers.2 Or, dans ce dernier ouvrage, Schaeffle repousse avec horreur l'idée d'une société où l'Etat aspirerait et absorberait en lui toute l'activité nationale; où la masse des citoyens ne serait plus qu'une matière malléable et docile aux mains d'un gouvernement tout-puissant. Une pareille conception lui parait aussi monstrueuse que celle d'un organisme où le sang pour circuler, demanderait des instructions au cerveau; où l'estomac digérerait par ordre. Mais cela, ce n'est pas du socialisme; ce n'est que de l'hypercentralisation administrative et Schaeffle lui-même la dénonce non comme un mal à venir qu'il faut prévoir et empêcher, mais comme un mal présent dont il nous faut guérir. Il répète à chaque instant que la vie collective ne saurait être créée de toutes pièces par un décret venu d'en haut; elle est une résultante, le retentissement dans un centre commun de ces millions de vies élémentaires qui vibrent éparses dans l'organisme. Il veut les conserve pas d'autre propriété que celle des moyens de consommation: mais il reste le ressort essentiel de l'évolution économique. C'est lui qui, en faisant connaître ses besoins dont les comités directeurs prennent conscience, règle la production. C'est lui qui choisit le genre de travail qui lui plaît. Enfin c'est encore lui qui détermine la valeur. Schaeffle essaye en effet de montrer comment la valeur courante des produits pourrait varier avec les besoins et suivre les oscillations de la demande: il entreprend ainsi de résoudre une grave question que son opuscule laissait en suspens. Ce n'est pas le moment d'exposer ni de discuter sa doctrine: mais tant qu'on n'y aura pas répondu, on n'aura pas le droit de dire que le socialisme est réfuté.3

Quant aux remèdes que propose M. Fouillée, nous ne les croyons guère efficaces. Si la terre est un monopole, elle ne changera pas de nature en devenant plus mobile. Elle ne se répartira pas plus équitablement parce qu'elle circulera plus ou moins vite. Encore faudrait-il mettre plus de gens en état d'en prendre leur juste part. Mais au moins, la société profitera-t-elle des plus-values? Malheureusement la rente ne croit pas d'une manière régulière. Elle a ses hauts et ses bas. Elle pourra donc atteindre son maximum pendant la durée des concessions et ce n'est pas l'Etat qui en bénéficiera. Pour ce qui est du capital mobilier, nous avons vu que M. Fouillée n'aperçoit aucun moyen d'en régler la circulation. Il compte, il est vrai, sur une diminution progressive de la rente mobilière; mais rien n'est moins fondé que cette vague espérance. L'intérêt ne baisse qu'aux époques où l'art industriel reste stationnaire. Grâce à de nouvelles découvertes, les nouveaux capitaux finissent par trouver un emploi non moins productif que les anciens. Ainsi toutes ces reformes ne diminueraient pas l'inégalité des fortunes. Tout ce qu'il y aurait de changé c'est que l'Etat viendrait se jeter dans la mêlée des intérêts et troubler le jeu régulier du mécanisme social. Il en fausserait les ressorts naturels sans les remplacer. Il parviendrait peut-être à ralentir la marche de la machine; mais il ne la perfectionnerait pas.

Comme ses doctrines économiques, la politique de M. Fouillée nous semble méconnaître la nature organique de la société. On dit que l'électeur doit représenter la nation? Mais est-ce possible? Je puis bien admettre que les cellules de mon bras se pensent elles-mêmes; peut-être sentent-elles représenter la nation? Mais est-ce possible? Je puis bien admettre que les cellules de mon bras se pensent elles-mêmes; peut-être sentent-elles confusément les cellules immédiatement voisines, mais elles ne perçoivent rien au delà. Un citoyen isolé ne peut pas davantage avoir conscience de cette immense société dont il n'aperçoit et ne connaît qu'une infime partie. Comment alors pourrait-il en devenir le substitut autorisé? On compte sur les bienfaits de l'instruction? Mais si puissante qu'elle soit elle ne peut faire de miracles. Elle ne parviendra jamais à rendre la moyenne des esprits assez puissants et assez vastes pour qu'ils puissent embrasser dans une représentation adéquate l'énorme système des actions et des réactions sociales. D'ailleurs, si la société est un organisme le travail y est divisé; chacun a sa tâche spéciale et il est impossible qu'à un moment donné tous les individus puissent remplir également bien la même fonction. Or, supposons réalisée la société idéale que rêve M. Fouillée. Au jour du vote, le contenu de toutes les consciences individuelles est identique. Toutes se ressemblent et se valent. Mais alors l'organisme social s'écroule; au lieu de cellules vivantes et subordonnées les unes aux autres, il n'y a plus que des atomes juxtaposés et situés sur un même plan.

Il est vrai que cette perspective n'a peut-être rien qui déplaise à notre auteur. En définitive la société parfaite serait, suivant lui, celle où chacun aurait juste assez de fortune pour se suffire en travaillant; assez d'intelligence pour comprendre ses devoirs immédiats; assez de coeur pour ne pas se désintéresser d'autrui. L'harmonie sociale y résulterait de l'accord spontané des volontés. Ce serait une sorte de démocratie douce et éclairée, où malgré l'égalité des conditions, on accepterait avec reconnaissance toutes les supériorités naturelles comme de belles et heureuses exceptions. Ce rêve assez séduisant ressemble à celui que font de l'autre côté du Rhin les socialistes de la chaire.4 Malheureusement on a tout lieu de craindre qu'une pareille organisation ne soit bien précaire. Des sentiments, même excellents, sont des liens fragiles. Une société qui ne serait pas plus solidement cimentée, risquerait d'être emportée par la première tempête.


Notes

  1. Dans ses n[uméros] de novembre (page 354) et de décembre (page 535), Le journal des Économistes, tranchant hardiment une question qui divise les médecins, condamne les quarantaines au nom de la liberté. C'est pousser un peu loin le libre échange.
  2. B.u.L. III, 234-547.
  3. Dans son récent ouvrage sur le collectivisme (pages 340 et 312), M. Leroy Beaulieu, qui semble lui aussi n'avoir eu en mains que la Quintessence du socialisme, dit à plusieurs reprises que Schaeffle pose la question sans la résoudre; d'où il conclut que le collectivisme de Schaeffle est une duperie à l'usage des naïfs. Cette solution, quoi qu'elle vaille d'ailleurs, l'illustre financier l'eût trouvée dans le Bau und Leben à l'endroit indique. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'un homme comme Schaeffle, dont l'oeuvre est si considérable, n'ait pas mis toute sa pensée dans un in-18 de 110 pages.
  4. Il y en a qui font exception. Les théories de Wagner n'ont rien de sentimental.


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