1885c

Durkheim, Émile. 1885. "Gumplowicz, Ludwig, Grundriss der Soziologie." Revue philosophique 20: 627-34. Review. Tr. 1989a.


M. le docteur Gumplowicz s'est déjà fait connaître par plusieurs ouvrages sur différentes questions de sociologie.1 Aujourd'hui c'est un plan complet de cette science qu'il nous apporte. Quoique nous n'acceptions ni ses principes, ni sa méthode, ni la plupart de ses conclusions, nous n'hésitons pas à reconnaître la valeur et l'intérêt de son livre. C'est une preuve de plus des efforts persévérants qui sont faits en Allemagne pour pousser dans tous les sens l'investigation sociologique. Combien il est regrettable que cet intéressant mouvement soit si peu connu et si peu suivi chez nous! C'est ainsi que la sociologie, française d'origine, devint de plus en plus une science allemande.2

Le livre commence par une sorte d'introduction où les principaux sociologues et leurs systèmes sont rapidement passés en revue. Il ne faut pas y voir, malgré le titre du chapitre, une exposition historique et objective, mais plutôt une étude critique dont l'esprit et le ton sont très personnels, presque passionnés. C'est d'après certaines idées qui lui sont chères que M. Gumplowicz juge et classe les doctrines. Voilà comment il se fait que dix-huit pages sont consacrées à Bastian; une seulement à Schaeffle. De plus le jugement porté sur ce dernier n'est pas seulement trop sommaire, il est erroné. Nous avons eu occasion de le dire ici-même,3 il est tout à fait inexact de présenter Schaeffle comme un sociologue biologiste. Sans doute il parle de tissus sociaux, de cellules sociales; mais il a bien soin d'ajouter et de répéter à chaque instant que ces expressions ne sont pour lui que des figures, des manières de se représenter les choses; qu'il s'en est servi parce qu'elles lui paraissaient commodes, mais qu'on peut, si l'on veut, les remplacer par d'autres sans rien changer à ses conclusions. Le véritable représentant de la méthode d'analogie, ce n'est ni Schaeffle ni Spencer. C'est Lilienfeld dont les Gedanken über die Socialwissenschaft der Zukunft4 ne sont qu'une longue métaphore, développée avec la plus incroyable persévérance.

Si tant de brillants esprits sont restés impuissants à fonder d'une manière définitive la sociologie, c'est, dit l'auteur, pour avoir commis une double erreur et méconnu deux vérités, bases de la science.

Il y a dans le monde de l'unité et de la multiplicité. Comment accorder ces deux termes contradictoires, telle est la question que se sont posée les philosophes de tous les temps. D'après une théorie de plus en plus populaire, c'est de l'un que serait naturellement sorti le multiple. Simples à l'origine, les choses ne se seraient divisées et compliquées qu'à la suite d'une longue évolution. Eh bien! c'est une thèse presque entièrement opposée que M. Gumplowicz vient courageusement soutenir. Suivant lui, c'est la multiplicité qui est originelle. Cette infinie variété de choses aux nuances infiniment variées dont le monde nous offre le spectacle aurait préexisté de toute éternité, et la vie universelle se réduirait à des combinaisons différentes de ces éléments toujours les mêmes.

II en est des hommes comme des choses. Sous l'influence combinée de la tradition biblique et d'un darwinisme mal compris, on a pris l'habitude de regarder l'humanité comme une seule famille descendue d'un même ancêtre. Une à son origine, elle ne se serait diversifiée que lentement, sous l'action de causes extérieures. Mais cette hypothèse monogéniste est démentie par les faits. Nous ne trouvons nulle part la moindre trace de cette prétendue communauté d'origine. A mesure que nous remontons le cours de l'histoire, l'hétérogénéité des races et des nationalites croît, loin de diminuer. L'humanité n'est donc pas née sur un point unique et privilégié; mais il y a eu, dès le principe, un nombre infini de groupes humains distincts les uns des autres. Chacun d'eux, étant né dans un milieu différent, avait dès lors sa nature propre, sa physionomie. II l'a gardée, mais non acquise. La pluralité de races, dont l'ethnologie contemporaine admet l'existence, ne peut nous donner qu'une faible idée de cette diversité primitive. En un mot, au monogénisme d'autrefois, il faut substituer un polygénisme radical.

La seconde erreur naît de la précédente. Si l'humanité tout entière descend d'un couple unique, elle n'a pu se développer que spontanément. C'est pourquoi on en parle comme d'un être vivant qui évoluerait en vertu d'une force interne, s'adaptant de lui-même aux circonstances, se corrigeant, se transformant même sans avoir besoin pour cela d'aucune impulsion extérieure: et on en dit autant de chaque société en particulier. Mais, tout au contraire, un groupe humain est par nature un corps inerte qui ne se met en mouvement que s'il est mû. Il faut qu'un autre groupe vienne lui donner le choc et l'arrache violemment au repos. Si un peuple vivait isolé de tous les autres, il resterait éternellement immobile; incapable de progrès et même de changement.

Ces deux principes déterminent à la fois l'objet et la méthode de la sociologie. La sociologie n'est ni un chapitre de la psychologie, comme l'a pensé Rümelin5 ni une dépendance de la biologie, comme le disent Spencer, Schaeffle et Lilienfeld. C'est une science indépendante et sui generis. II y a trois mondes dans la nature: au-dessus des phénomènes physiques, au-dessus des phénomènes psychiques, il y a les phénomènes sociologiques. Mais quelle en est la nature? Jusqu'ici on ne voyait dans la vie sociale qu'une résultante de toutes les vies individuelles, et on croyait avoir expliqué l'une quand on l'avait exprimée en fonction des autres. Mais cette analyse tant vantée n'avait d'autre résultat que de dissoudre l'objet même de la sociologie. Car une société est une force dont les individus dépendent, mais qui ne dépend pas d'eux D'ailleurs les phénomènes qui se produisent dans un groupe social sont autant d'effets, dont il faut rechercher les causes dans un autre groupe. Pour expliquer une société et son histoire, il ne faut donc pas se cantonner en elle; il ne faut pas l'observer du dedans, mais du dehors. En un mot, les phénomènes sociaux ne sont autre chose que les relations qui s'établissent entre des sociétés différentes. Celles-ci se présentent dans l'histoire sous les formes les plus diverses, depuis les hordes barbares jusqu'aux nations civilisées. Peu importe; c'est toujours de la même manière qu'elles agissent et réagissent les unes sur les autres, et la sociologie a pour objet de déterminer les lois immuables de leurs combinaisons.

Mais ce premier problème n'épuise pas la science. Ces changements dans le volume et la structure des sociétés, en réagissant sur les individus, suscitent des phénomènes nouveaux qui prennent naissance, il est vrai dans les consciences individuelles, mais sous l'influence de causes éminemment sociales. Aussi bien que chacun d'eux soit étudié par une science spéciale, ils n'en relèvent pas moins tous de la sociologie qui détermine leurs rapports avec les phénomènes sociaux proprement dits. L'auteur les appelle pour cela sociologico-psychiques (die socialpsychishen Erscheinungen). Tels sont la langue, le droit, la morale, la religion et les phénomènes économiques.

Ainsi l'objet de la sociologie est double; mais la méthode en est une. La statistique ne peut rendre ici que de médiocres services. Elle permet bien de démontrer que les sociétés sont soumises à des lois naturelles; mais ce que sont ces lois, elle ne nous l'apprend pas Le premier principe exposé plus haut fournit un procédé plus fécond.

En effet ce qui résulte du polygénisme, tel que l'entend l'auteur; c'est la négation du progrès. Les choses ne se modifient qu'en apparence; au fond elles sont toujours les mêmes. Elles changent de position dans l'espace, mais ce sont toujours les mêmes éléments combinés suivant les mêmes lois. Sans doute si on étudie un groupe social pris à part, on peut aisément y observer un progrès; on le voit croître, décroître, se dissoudre. Mais le groupe qui le remplace ne le continue pas; il ne poursuit pas l'oeuvre interrompue. Car il survient toujours quelque cataclysme. invasion ou révolution, qui la détruit au point de n'en rien laisser subsister. C'est pourquoi les nouveaux venus, sans rien conserver d'un passé qu'ils ignorent, et sans rien produire de nouveau par eux-mêmes, recommencent la même existence que leurs prédécesseurs. pour céder un jour la place à d'autres qui referont ce qu'ils ont fait et ainsi de suite indéfiniment. Toutes les sociétés décrivent un même cercle. L'intelligence et la moralité sont aujourd'hui ce qu'elles ont été de tout temps. L'esprit humain est un kaléidoscope: ce sont toujours les mêmes idées et les mêmes sentiments, mais groupés de mille manières différentes.

S'il en est ainsi, nous avons à notre disposition une riche provision de faits instructifs et une méthode facile pour les interpréter. Si jusqu'ici le sociologue ne tirait pas grand profit de l'histoire, c'est qu'entre les sociétés d'autrefois et celles d'aujourd'hui, il voyait plus de différences que d'analogies. Si l'humanité est dans un perpétuel devenir, le regard de l'observateur ne peut la suivre dans cet écoulement sans fin. A peine a-t-il les yeux fixés sur elle qu'elle cesse d'être elle-même; et ce qui était vrai ne l'est plus. Dans de telles conditions la connaissance du passé ne saurait jeter de bien grandes lumières ni sur le présent ni sur l'avenir. On pourra toujours, il est vrai, enchaîner les uns aux autres les événements successifs de l'histoire. Mais alors on reste dans le particulier, sans s'élever aux lois; on fait de l'art, non de la science. II n'en est plus de même si les sociétés ne font que se répéter les unes les autres. Alors, pour dégager les principes sur lesquels elles reposent, il suffira de les comparer entre elles; on éliminera les différences, qui ne sont que superficielles, pour atteindre les ressemblances, qui sont le fond même des choses, et on obtiendra de cette manière les lois qui régissent toutes les sociétés, présentes ou passées, connues ou inconnues.

Après avoir exposé sa méthode, l'auteur l'applique aux principaux problèmes de la sociologie.

Tout le monde social est dominé par une loi dont toutes les autres ne sont que des corollaires et qui peut être formulée ainsi: Tout groupe tend à se subordonner les groupes voisins pour les exploiter à son profit. Bedürfnissbefriedigung mittelst Dienstbarmachung der Fremden, la satisfaction des besoins sociaux par l'asservissement des étrangers, voilà le double ressort qui met en mouvement toute l'humanité. Deux hordes entrent en contact. Aussitôt elles cherchent à s'assujettir l'une à l'autre et la lutte commence. Mais elle n'aboutit pas à l'écrasement des plus faibles. Les vainqueurs aiment beaucoup mieux retenir les vaincus en leur pouvoir pour en tirer le plus de services possible. Alors au lieu de deux groupes indépendants, il n'y en plus qu'un, mais divisé en deux classes: d'une part les esclaves, les sujets, de l'autre les maîtres, les gouvernants. Telle est l'origine, telle est aussi l'essence de l'Etat. Car l'Etat n'est rien autre chose que l'ensemble des institutions destinées à assurer le pouvoir d'une minorité sur une majorité. Mais cette société rudimentaire ne tarde pas à se compliquer. Ni les maîtres ni les esclaves ne connaissent l'art d'embellir la vie; ni les uns ni les autres ne savent tirer tout le profit possible des forces énormes dont ils disposent. Mais il y a ailleurs des peuples qui possèdent déjà cette science, et que distinguent le goût des affaires et l'esprit du commerce. L'amour du gain les attire dans ce pays tout neuf. Comme on a besoin d'eux on les laisse aller et venir en liberté. Ce ne sont d'abord que des hôtes de passage; mais peu à peu ils s'établissent; d'autres viennent à leur suite, et c'est ainsi que, par l'infusion lente d'une troisième race, il se forme une classe nouvelle, intermédiaire entre les deux autres. C'est le tiers état, Mittelstand. Alors la société est constituée dans ses traits essentiels: cependant le travail d'organisation ne s'arrête pas encore. Au sein de ces trois classes il se forme des divisions et des subdivisions nouvelles, et tous ces groupes se disputent violemment le pouvoir. La lutte pour la domination, Der ewige Kampf um Herrschaft, voilà le fait fondamental de toute vie sociale. Et aujourd`hui comme autrefois cette lutte est sauvage parce qu'elle est aveugle. Point de scrupules! Point de loyauté! La morale des individus n'est pas faite pour les sociétés.

D'ailleurs qu'est-ce que la morale? Le milieu social, qui nous pénètre de toutes parts, imprime dans nos esprits toute sorte d'idées et de sentiments, dont le seul but est la grandeur ou la conservation de la société. Ce sont comme autant de liens invisibles qui nous rattachent au groupe dont nous faisons partie et font de nous les instruments dociles de ses destinées. Prendre conscience de cette subordination nécessaire, se convaincre que la meilleure direction que nous puissions suivre est celle que nous imprime cette poussée collective, juger d'après ce principe les actions d'autrui et les nôtres, tel est l'[alpha] et l'[omega] de la morale. Seulement dans les sociétés complexes, comme il y a des groupes différents, il y a aussi des morales différentes et superposées Il y en a une pour chaque classe, pour chaque profession; il y en a une aussi, vraiment nationale, commune au peuple tout entier. Toutes ces morales diverses, comme les groupes correspondants, sont perpétuellement en conflit. Ce que l'une commande, l'autre le défend. Qu'est-ce qui va mettre un peu d'ordre entre ces éléments hétérogènes? C'est le droit. De même que la morale relie chaque individu à une unité sociale, le droit fixe les rapports de ces unités entre elles et en règle le concours. C'est le traité de paix qui met provisoirement fin à la guerre des classes: il ne fait que traduire et sanctionner les résultats de la lutte. Il n'y a donc pas de droit inné et naturel (Naturrecht), mais voici comment les choses se passent. Tout changement dans la situation respective des éléments sociaux en entraîne d'autres dans l'ordre juridique; ceux-ci, se répercutant dans les consciences individuelles, suscitent une morale nouvelle. La morale naît donc du droit et en suit toutes les variations. Mais à son tour le droit n'a de force que s'il s'appuie sur une morale, c'est-à-dire s'il parvient à pousser ses racines jusque dans le coeur des citoyens.

On voit avec quelle rigueur ce système est construit. Les deux principes sur lesquels il repose sont poussés jusqu'à leurs dernières conséquences avec une logique inflexible. On trouvera d'ailleurs dans ce livre, malgré la raideur du ton et la netteté tranchante des affirmations, des analyses de fine psychologie sur la sociabilité et les liens sociaux (die vergesellschaftenden Momente), sur les origines clé la morale et ses rapport.s avec le droit. Mais si on ne peut méconnaître les mérites intrinsèques de l'oeuvre, il nous semble que la thèse soutenue par l'auteur n'est ni démontrée ni bien féconde.

On nous représente les sociétés comme des forces, simples et indivisibles, qui mènent et poussent violemment devant elles les individus dont elles sont composées. Mais n'est-ce pas admettre je ne sais quel principe social, fort analogue au principe vital d'autrefois, quoique moins scientifique encore? N'est-ce pas faire reposer toute la sociologie sur une de ces idées confuses que Gumplowicz relève parfois, et si sévèrement, chez ses adversaires? Sans doute une société est un être, une personne. Mais cet être n'a rien de métaphysique. Ce n'est pas une substance plus ou moins transcendante; c'est un tout composé de parties. Mais alors le premier problème qui s'impose au sociologue n'est-il pas de décomposer ce tout, de dénombrer ces parties, de les décrire et de les classer, de chercher comment elles sont groupées et reparties? C'est justement ce que Schaeffle a voulu faire dans le premier volume de son Bau and Leben et voilà le grand service qu'il a rendu à la science. Il est certain que son analyse a besoin d'être corrigé et surtout simplifié. Il n'en est pas moins le premier qui ait posé et tenté de résoudre cette question sans laquelle il n'est pas possible d'aller plus avant.

Puisqu'il n y a dans la société que des individus, ce sont eux et eux seuls qui sont les facteurs de la vie sociale. Qu'une circonstance quel conque les modifie, et la société se modifiera du même coup. Et il n'est pas du tout nécessaire que le changement social soit importé du dehors; il peut naître au sein d'un de ces groupes élémentaires et simples qui sont la base de toute société. Sans doute, si tout y était absolument homogène, tout y resterait immobile et au même niveau. Mais si semblables qu'en soient les membres, il y a cependant entre eux des différences qui provoquent les changements. Cette différenciation des individus tend même aujourd'hui à s'accroître de plus en plus, comme l'a démontré le docteur Le Bon,6 et c'est ce qui fait que les transformations sociales deviennent de plus en plus rapides. Mais, dit-on, l'individu est un effet, non une cause; c'est une goutte d'eau dans l'Océan; il n'agit pas, il est agi et c'est le milieu social qui le mène. Mais de quoi ce milieu est-il fait, sinon d'individus? Ainsi nous sommes à la fois agents et patients, et chacun de nous contribue à former ce courant irrésistible qui l'entraîne. En résumé, l'évolution sociale est exactement l'inverse de celle que nous décrit l'auteur. Elle ne se dirige pas du dehors au dedans, mais du dedans au dehors. Ce sont les moeurs qui font le droit et qui déterminent la structure organique des sociétés. L'étude des phénomènes sociologico-psychiques n'est donc pas une simple annexe de la sociologie; c'en est la substance même. Si les guerres, les invasions, les luttes des classes ont une influence sur le développement des sociétés, c'est à condition d'agir d'abord sur les consciences individuelles. C'est par elles que tout passe et c'est d'elles en définitive que tout émane. Le tout ne peut changer que si les parties changent et dans la même mesure.

Quant à la méthode, suivie par l'auteur, elle repose sur cette idée qu'il n'y a dans le monde ni progrès, ni changement. Sans doute on ne peut pas dire que nous ne laissions jamais se perdre les conquêtes de nos devanciers, que les civilisations antérieures nous arrivent toujours intactes et que nous n'ayons rien à faire qu'à les continuer. Mais ce n'est pas ce qui est en question. Il ne s'agit pas de savoir si le progrès est laborieux, mais s'il y en a un. Ce qu'affirme Gumplowicz: "c'est qu'entre l'intelligence humaine d'il y a quatre mille ans et celle d'aujourd'hui il n'y a pas de différence qualitative."7 Ce qui fait, dit-il, notre supériorité apparente, c'est que nous avons à notre disposition les idées qu'ont acquises nos ancêtres pendant ces milliers d'années et qu'ils nous ont léguées. Quant à notre force d'intelligence, elle est toujours la même. Mais, qu'est-ce que cette force d'intelligence, sinon une autre conception métaphysique fort analogue à celle que nous signalions déjà tout à l'heure? L'intelligence n'est pas un principe substantiel; c'est un système d'idées et rien de plus. La valeur d'un esprit se mesure donc uniquement d'après le nombre et la qualité des idées qui le composent. Si nous en avons plus et de plus justes que nos pères, nous avons plus d'esprit qu'eux. Il en est de même de la moralité. Sans chercher à en donner une définition trop précise, on peut dire que la morale sociale a pour fonction essentielle de faire vivre dans le commerce le plus intime possible le plus grand nombre d'hommes possible sans se servir de contrainte extérieure. Eh bien! à ce point de vue encore, les sociétés de plus en plus volumineuses d'aujourd'hui, où les intérêts des individus s'enchevêtrent si étroitement les uns dans les autres et où pourtant les châtiments ne sont regardés que comme des mesures d'exception, ne sont-elles pas notablement en progrès sur les sociétés d'autrefois?

Mais l'auteur appuie sa thèse sur un argument plus général. Suivant lui, il se produirait de temps en temps des cataclysmes, sociaux ou cosmiques, qui anéantiraient sans en laisser de trace les vieilles civilisations. Tout serait donc sans cesse à refaire. Ce système est ingénieux, mais quelque peu arbitraire. Sans doute ces effroyables calamités se sont plus d'une fois produites au cours de l'histoire; mais cela ne suffit pas pour qu'on en fasse une loi de l'humanité. En tout cas, elles n'ont pas pour effet de supprimer radicalement le passé et d'en faire table rase. Les Romains, en se jetant sur la Grèce, n'ont pas tué la civilisation grecque; mais ils se la sont assimilée et elle est allée revivre à Rome d'une vie nouvelle. La civilisation romaine à son tour n'a été ni détruite par les Barbares, ni étouffée sous le christianisme. Notre civilisation moderne en est encore tout imprégnée. C'est qu'en effet il est aussi difficile de détruire que de créer. On a beau faire; il reste toujours debout quelques belles ruines que les Barbares, une fois leur rage tombée, apprennent à comprendre et à respecter et qui leur servent par la suite de modèles. Aujourd'hui, avec l'imprimerie et la photographie, un complet anéantissement de la civilisation européenne serait un vrai miracle. Au reste, il est certain que, sans invasions ni convulsions sociales, par la force même des choses, des fragments tout entiers d'histoire tombent au bout d'un temps, dans le néant. Mais ce n'est pas un obstacle au progrès. Car les idées qui disparaissent ainsi, sont celles qui ne servent plus à rien. Pourquoi l'humanité garderait-elle le souvenir de ses premiers tâtonnements, de ses expériences malheureuses, des erreurs nécessaires par lesquelles elle est passée? Il suffit qu'elle retienne les vérités qui s'en sont dégagées. Voilà comment des siècles entiers d'efforts et de réflexions s'effacent de sa mémoire, et de tout ce long travail, il ne reste plus qu'une ou deux idées qui le résument. Le reste est oublié. De même l'embryon, dans son développement, ne parcourt pas exactement toutes les phases par lesquelles est passée l'espèce. Il en oublie beaucoup pour ainsi dire. Loin de nuire au progrès, l'oubli l'accélère en l'abrégeant.

En somme ce qui manque à ce livre, c'est le sentiment de la vie. Les choses y ont je ne sais quel air rigide. Les formes en sont simples et rigoureusement circonscrites. Elles n'ont rien de cette flexibilité avec laquelle les êtres vivants se plient aux circonstances nouvelles, s'adaptent aux milieux les plus variés, changeant de nature sans pourtant cesser d'être eux-mêmes. Il est vrai que notre auteur repousse toute comparaison entre les sociétés et les organismes. Mais pour éviter un moindre mal il tombe dans un pire. En effet, à force de distinguer les sociétés des organismes individuels, il finit par les confondre avec les corps inorganisés. Or il est bien certain que le monde social plonge par ses racines dans le monde de la vie: Espinas et Perrier l'ont démontré. C'est pourquoi, bien que la méthode d'analogie telle que l'entend Lilienfeld (Die realvergleichende Methode) n'ait rien de scientifique, ces sortes de rapprochements, pourvu qu'ils soient pratiqués avec réserve, peuvent suggérer au sociologue des idées de derrière la tête souvent fort utiles. C'est une première manière de concevoir les choses qui, quoique approximative, a pourtant sa valeur.


Notes

  1. Philosophisches Staatsrecht (Vienne, 1877) et Rassenkampf, sociologische Untersuchungen. Innsbruch, 1883. Voir la Revue , tome XVII, p. 579.
  2. La sociologie allemande a dès à présent une histoire, et cette histoire a été écrite par Baerenbach (die Socialwissenschaften). Toutefois ce livre est incomplet et n'est qu'un résumé très sec des doctrines.
  3. Rev. philos., janvier 1885, page 97.
  4. 5 vol., Mitau.
  5. Reden und Aufsätze, 1-32.
  6. Recherches anatomiques et mathématiques sur les variations du volume du crâne, par G. Le Bon.
  7. P. 223.


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