1886b

Durkheim, Émile. 1886. "DeGreef, Guillaume, Introduction àla sociologie." Revue philosophique 22: 658-63. Review.


Existe-t-il une science sociale? Telle est la question, souvent agitée, que M. De Greef essaye de résoudre dans son livre.

Comte l'a le premier posée et traitée. Mais il n'en a pas vu clairement les données. Il s'est contenté de démontrer la nécessité et l'opportunité d'une science sociale. D'après lui, l'état actuel des sociétés est caractérisé par une anarchie profonde, mais transitoire, qui rend nécessaire la constitution de cette science, afin d'arrêter et comprimer cette fatale tendance à la dissolution. Mais de ce qu'elle est désirable, il ne s'ensuit pas qu'elle soit possible ni qu'elle ait le droit de prendre place à côté des autres sciences positives. Comte complète, il est vrai, sa démonstration en rappelant les travaux antérieurs qui ont prépare l'avènement de la science sociale. Mais cet exposé est aussi injuste qu'incomplet; car il omet les deux facteurs les plus essentiels des progrès qu'a faits la sociologie, à savoir le mouvement économique et le mouvement socialiste.

Spencer a repris le problème dans son Introduction à la science sociale et l'a serré de plus près. Il a bien compris que le seul moyen de légitimer la science sociale était de prouver qu'elle avait pour objet des phénomènes distincts de ceux qu'étudient les autres sciences. Or voici d'après lui quel serait cet objet. Le caractère de tout agrégat est déterminé par celui des unités qui le composent. Cette vérité s'applique aux sociétés comme aux autres êtres. L'agrégat social présente donc une série de propriétés déterminée par la série des propriétés de ses parties. Ce sont les relations entre ces deux séries qui constituent l'objet de la science sociale.

Mais, fait très justement remarquer M. de Greef, s'il en était vraiment ainsi, il s'ensuivrait tout simplement que la sociologie n'a pas droit à une existence indépendante. Car si les propriétés de l'organisme social dérivent des propriétés de l'organisme individuel, les premières se ramènent aux secondes et la sociologie à la biologie et à la psychologie. La vie collective ne présente plus rien de nouveau qui la distingue de toute autre chose; mais elle n'est plus qu'une amplification de la vie individuelle. Et en effet, quelques réserves que fasse M. Spencer, on ne trouvera guère signalées dans ses Principes de sociologie que les analogies, très réelles d'ailleurs, qu'il y a entre les sociétés et les êtres vivants. On n'y trouve ni un fait ni une loi qui soit spécial à la sociologie proprement dite. Celle-ci, telle que la présente M. Spencer, semble n'être qu'une biologie transformée.

Mais généraliser une science n'est pas l'expliquer. On ne peut rendre compte de faits spéciaux qu'au moyen de lois spéciales. C'est une tendance erronée de l'esprit philosophique que de faire ainsi rentrer tout dans tout, en effaçant artificiellement les différences et en confondant les contraires. Pour que la sociologie ait le droit d'être, il ne suffit pas qu'elle ressemble aux sciences antérieures et y puisse être ramenée. Tout au contraire elle ne peut exister que si elle s'en distingue. Pour qu'il y ait une science sociale positive, il faut que les faits sociaux présentent un signe particulier qui les rende irréductible à tous les autres. Le problème que nous avons posé en commençant se transforme donc et peut se formuler en ces termes: Quels sont les caractères distinctifs des faits sociologiques?

Mais si, par son point culminant, la sociologie s'élève au-dessus des autres sciences, elle ne laisse pas d'y plonger par ses racines. Pour mieux comprendre par où elle s'en sépare, voyons par où elle s'y rattache et comment elle s'en dégage.

"Le corps social est une véritable surcroissance du cosmos en général.... Il naît de l'union opérée entre le monde inorganique et le monde organique" (page 47). Il se rattache au premier par le territoire, au second par la population. N'est-il pas évident en effet que l'évolution des sociétés dépend du milieu physique où elles sont placées? La sociologie devra commencer par l'étude des conditions géométriques, numériques, astronomiques, physiques et chimiques, au milieu desquelles la population du globe en général ou chaque groupe particulier se meut nécessairement. Par là elle se rattache à la météorologie, à la climatologie, à la géographie, à la géologie, à la minéralogie, l'orologie, l'hydrographie. L'étude du second facteur, c'est-à-dire des influences physiologiques et psychologiques, suivra naturellement. Il est certain en effet que la nature de l'organisme social a ses conditions dernières dans la nature de l'organisme individuel. C'est dans les lois de la biologie et de la psychologie qu'on trouve l'origine de la tendance qui pousse les hommes à former des sociétés. Par là donc la sociologie se rattache à ces deux sciences.

Nous nous rapprochons peu à peu de la sociologie. Mais jusqu'ici nous n'en avons atteint que les conditions externes. Faisons un pas de plus et passons à l'étude des combinaisons sociales externes "dont la correspondance avec les conditions sociales externes constitue l'objet propre de la sociologie" (page 66). Autrement dit de quoi sont composés les phénomènes sociaux?

Comte refusait de se poser la question. Suivant lui, l'étude des sociétés n'est pas possible "si on la sépare en portions diverses et qu'on en étudie les divisions isolément", parce qu'ici, contrairement à ce qui se passe dans les sciences physico-chimiques, le tout est mieux connu et plus accessible que les éléments dont il est formé. Mais cette théorie est l'erreur fondamentale de la philosophie de Comte. Ces vues d'ensemble dont il parle ne sont que des représentations vagues dont la science ne peut se contenter. L'analyses impose en sociologie comme ailleurs. Ces synthèses confuses sont le commencement de la connaissance scientifique, mais n'en sont pas l'achèvement. Si donc on décompose les phénomènes sociaux, on trouvera qu'ils se divisent en faits économiques, artistiques, intellectuels, moraux, juridiques et politiques. Chacune de ces grandes classes représente une fonction sociale. Chacune de ces fonctions a son organe. Ces organes à leur tour sont impliqués dans des organismes. Les organismes sociaux dont nous pouvons observer l'existence sont les suivants:

  1. l'agrégat sexuel ou couple androgyne, forme première de toute société;
  2. la famille;
  3. la tribu;
  4. les communes et les nations;
  5. les agrégats internationaux.

Nous sommes maintenant en état d'établir entre la sociologie et les autres sciences une différenciation vraiment qualitative. Ce qui caractérise les faits sociaux qui viennent d'être énumérés, c'est qu'ils sont réfléchis et voulus. Les cellules de l'organisme ne sont pas douées de raisonnement et n'agissent pas volontairement. "Au contraire les unités sociologiques sont toutes -- et prises isolément -- pourvues d'une certaine sensibilité allant jusqu'aux formes les plus complexes de l'intelligence." Aussi un fait nouveau apparaît-il dans les sociétés d'individus qu'on ne rencontre nulle part dans les sociétés de cellules: c'est le consentement réciproque. Voilà ce qui fait de la sociologie une science indépendante. Tout fait vraiment social résulte d'un contrat. Sans doute ce caractère contractuel est à peine discernable dans les sociétés primitives, où la force brutale prédomine. Il n'y existe qu'à l'état de germe indistinct. Mais ce germe se développe par la suite; cette propriété devient de plus en plus apparente à mesure que les sociétés deviennent plus parfaites. Si le contrat n'est pas, comme le croyait Rousseau, à l'origine des sociétés, il est à leur apogée.

Pour que la question posée au début soit tout entière résolue, il ne reste plus qu'à classer hiérarchiquement les différentes sciences sociales.

Parmi les faits sociaux énumérés plus haut, il en est qui ont des rapports immédiats avec les phénomènes physiques, d'autres qui dépendent plus directement de la matière organique, d'autres enfin qui sont caractérisés par la prédominance des caractères émotionnels et intellectuels. De là résulte toute une classification. Les faits sociaux primaires sont les plus généraux. Ce sont ceux qui s'éloignent le moins du monde matériel. Les phénomènes sociaux supérieurs sont au contraire ceux qui présentent les qualités les plus complexes et les plus spéciales. Cela posé l'auteur propose la classification suivante: En premier lieu il met les phénomènes économiques, car il n'y a point de fait social qui ne contienne des éléments économiques; en deuxième lieu les phénomènes génésiques (famille, mariage), car le besoin de reproduction est postérieur au besoin de nutrition; puis viennent les faits relatifs aux croyances, les phénomènes moraux, juridiques, et enfin politiques. Naturellement, les sciences correspondantes devront être classées dans le même ordre.

Comme on le voit, il y a beaucoup de choses et d'idées dans ce livre qu'on lit avec intérêt, malgré des répétitions sans nombre qui parfois fatiguent l'attention. Il y a bien des tours et des détours dans l'exposition de l'idée qui sans cesse revient sur elle-même, mais finit toujours par se retrouver. L'auteur ne perd jamais complètement de vue le problème particulier qu'il s'est posé. Il faut ajouter à cela une assez grande abondance de faits et une certaine variété d'informations. Néanmoins on peut reprocher à M. de Greef de faire imparfaitement connaître la littérature de son sujet. Ainsi on ne trouve pas un mot sur Schaeffle qui pourtant a pris, lui aussi, soin de distinguer les sociétés des organismes et de la même manière à peu près que fait M. de Greef. Enfin la théorie du contrat social, telle qu'elle est exposée dans le livre, rappelle singulièrement la théorie de l'organisme contractuel de Fouillée. Or le nom de Fouillée n'est pas, croyons-nous, prononcé une -seule fois. Pour ce qui est de la manière dont le problème est traité, on trouvera en général dans la discussion des théories combattues par l'auteur une grande justesse dialectique. Mais la partie positive de sa thèse nous semble être beaucoup plus faible.

Et en effet, nous ne voyons pas pourquoi la distinction qu'il établit entre la sociologie et les autres sciences constituerait une différenciation vraiment qualitative. Qui empêche d'admettre et même tout n'induit-il pas à supposer que les cellules ont, elles aussi, une conscience à leur manière? Le cerveau ne crée pas la vie psychique, mais la concentre. Suivant un mot célèbre, ce n'est pas lui qui pense, mais le corps tout entier. On dira que cette conscience est bien obscure et bien rudimentaire; qu'elle n'est qu'une partie infime de la conscience collective de l'être vivant. Mais la conscience de l'individu est, elle aussi, une très modeste fraction de la conscience sociale, et l'analogie se soutient par cela même. Que saisissons-nous de la vie sociale à laquelle nous participons? Bien peu de chose, et à mesure que les sociétés deviennent plus complexes, une part plus grande nous en échappe. L'argument sera-t-il meilleur si au mot d'intelligence nous substituons celui de consentement mutuel et de contrat? Nullement; car si on met toute métaphysique de côté, un contrat n'est rien autre chose qu'une adaptation spontanée de deux ou plusieurs individus les uns aux autres, dans des conditions déterminées par le milieu social et physique où ils se trouvent placés. Or il n'y a rien là de bien nouveau. La spontanéité y est rès réfléchie au lieu d'être obscurément consciente, voilà tout. Enfin l'auteur lui-même reconnaît que sa théorie du contrat social ne se trouve réalisée que dans les sociétés les plus élevées, si bien qu'il refuse le titre de sociétés aux agrégats sociaux d'ordre inférieur. Un pareil aveu condamne la définition proposée qui se trouve ne plus convenir toti definito. Il ne s'agit pas de définir les sociétés idéales, mais les sociétés en général. Si on dit en biologie que la substance vivante a pour attributs distinctifs la double propriété de se nourrir et de se reproduire, c'est que ces propriétés se retrouvent également à tous les degrés de l'échelle animale. Que dirait-on d'un biologiste qui définirait la vie par sa qualité la plus élevée, l'intelligence?

Au reste, nous ne songeons pas à nier que la biologie et la sociologie soient indépendantes l'une de l'autre, ni qu'il y ait lieu de chercher la caractéristique essentielle des faits sociaux. Mais nous ne croyons pas que la science soit encore en état de résoudre ce problème. Ce qu'il faut d'abord, c'est étudier les faits en eux-mêmes; en déterminer les lois et les propriétés spéciales. C'est seulement quand nous les connaîtrons mieux que nous pourrons nous mettre à la recherche de leur qualité fondamentale et distinctive. Ajoutons d'ailleurs qu'on peut accorder à la sociologie le droit d'exister, avant d'avoir résolu ce problème transcendant. Pour que deux sciences soient indépendantes il n'est pas nécessaire que les phénomènes étudiés par elles soient substantiellement distincts; il suffit qu'ils soient assez différents pour ne pouvoir être étudiés au moyen des mêmes procédés. Or il est clair que la méthode qui peut servir à étudier les faits physiques ou psychiques qui se passent chez un individu, ne nous permet pas d'atteindre ceux qui résultent de l'action de ces individus les uns sur les autres. Le droit, les moeurs, les faits économiques ne peuvent être observés de la même manière que l'association des idées ou que la digestion.

Quant à la classification des faits sociaux, qui nous est proposée, elle pèche par excès de simplisme. Là encore il nous semble que M. de Greef s'est posé une question prématurée. Ce n'est ni d'après un principe abstrait, ni d'après quelques documents heureusement choisis qu'on peut déterminer les rapports d'interdépendance qui unissent des phénomènes aussi complexes, mais à la suite d'observations minutieuses et accumulées. Aussi rien n'est plus contestable que la place prépondérante accordée par l'auteur aux faits économiques. Il n'est pas exact de dire que l'objet essentiel de la vie sociale soit "la recherche en commun de la subsistance" (p. 172). Les phénomènes de sympathie ne sont pas postérieurs au besoin de se nourrir et ne sont pas moins forts. Au reste l'auteur reconnaît lui-même dans "le couple androgyne" dans la famille, le type primitif de la société. Or il est évident que le besoin économique n'est pas le ciment de la société domestique si rudimentaire soit-elle. Combien il est peu vraisemblable d'ailleurs que tous ces faits se soient développés suivant une série linéaire! Tout au contraire l'histoire nous apprend qu'ils se pénètrent mutuellement, sont sans cesse enchevêtrés les uns dans les autres, à tel point qu'il est malaisé de les distinguer, à plus forte raison de les classer. Les formes rectilignes ne se rencontrent guère dans la nature.

Mais il ne faut pas oublier que le livre de M. De Greef n'est qu'une Introduction à la Sociologie. Il aura sans doute dans la suite de son ouvrage l'occasion d'éclaircir quelques-uns des points restés obscurs. Toujours est-il que cette première partie laisse au lecteur le désir de voir bientôt paraître le reste.


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