1887b

Durkheim, Émile. 1887. "Guyau, M., L'Irreligion de l'avenir." Revue philosophique 23: 299-311. Review.Tr. 1975a.


Dans un article paru ici même, en juillet dernier,1 nous exprimions le souhait qu'on se mit à étudier la religion comme un phénomène social. Il nous semblait que la plupart des théories en vogue, faisant de la religion un simple événement de la conscience individuelle, en méconnaissaient le caractère essentiel. A notre insu, le même sentiment se trouvait au même moment partagé par plusieurs personnes. Notre article était déjà imprimé, mais non publié, quand parurent dans la Revue philosophique deux intéressants articles de M. Lesbazeilles où la religion était présentée comme un fait éminemment sociologique.2 C'est une conception du même genre qui sert d'idée directrice au très beau livre que M. Guyau vient de nous donner. Cette convergence toute spontanée de vues et de tendances méritait d'être signalée.


I. -- L'ouvrage comprend trois parties: la genèse des religions, la dissolution des religions, l'irréligion de l'avenir.

Les deux théories opposées par lesquelles on a essayé d'expliquer la genèse des religions sont, d'après M. Guyau, également insuffisantes. L'hénothéisme de MM. Max Müller et Hartmann, cette doctrine idéaliste, qui dérive la religion d'un vague sentiment de l'infini et du divin, a le grave défaut de supposer à l'origine de l'évolution des idées modernes. Quant au spiritisme de M. Spencer, c'est un système ingénieux, mais dont l'exiguïté n'est guère proportionnée au phénomène complexe qu'il prétend exprimer. Pourquoi l'homme n'aurait-il pas déifié les phénomènes de la nature tout aussi bien qu il a immortalisé ses ancêtres? M. Spencer répond que pour imaginer des esprits dissimulés au sein des objets et des animaux, il faut avoir déjà l'idée d'esprits, et qu'ainsi le naturisme ne peut s expliquer si le spiritisme ne l'a précédé. Mais un fétiche n'est pas nécessairement un objet où l'adorateur imagine un agent mystérieux; c est cet objet tout entier, conçu tel qu'il se présente aux sens, avec les vertus bonnes ou mauvaises qu'y révélé l'expérience; et le croyant primitif n'éprouve pas [299-300] le moins du monde le besoin de s'expliquer ces propriétés en imaginant sous la masse matérielle qu'il a devant les yeux des forces invisibles et des puissances occultes.

A vrai dire, l'animé et l'inanimé sont des distinctions abstraites et savantes dans lesquelles ne peuvent entrer des esprits aussi simples que ceux de l'enfant ou du sauvage. Pour eux, tout est animé, parce que tout se remue et agit comme ils agissent et se meuvent eux-mêmes. Ils sont donc tout naturellement induits à voir partout dans les choses des êtres vivants, capables d'action. Cette vie, ils la conçoivent comme la leur propre; ils la supposent donc accompagnée d'intelligence, de conscience et de volonté. D'autre part l'expérience leur apprend vite que ces êtres vivants ne sont pas des quantités négligeables dont on peut sans inconvénient faire abstraction. Tantôt ils nous servent, et tantôt ils nous nuisent; ils ont en un mot une influence sur notre destinée. Voilà le deuxième élément de la notion de la divinité. Un Dieu c'est un être vivant avec lequel l'homme doit compter. Mais c'est encore quelque chose de plus: c'est un être vivant d'une puissance qui passe l'ordinaire. Cette idée, les hommes l'obtiennent en constatant dans certains grands phénomènes la manifestation d'une volonté beaucoup plus puissante que la volonté humaine, par conséquent beaucoup plus respectable.

Nous avons maintenant les dieux et du même coup la religion. Les dieux sont des êtres plus puissants que l'homme, mais semblables à lui, et qui vivent en société avec lui. Le lien religieux ayant pour effet de rattacher l'homme à ces êtres supérieurs sera donc un lien social. Les hommes et les dieux sont tout près les uns des autres; ils se touchent sans cesse pour ainsi dire; agissent et réagissent perpétuellement les uns sur les autres. La religion est l'ensemble des lois qui règlent ces actions et ces réactions sociales. Naturellement ces lois seront conçues à l'image de celles qui régissent les rapports des hommes entre eux. Pour s'assurer la protection et l'amitié de ces puissances redoutables, l'homme emploiera les mêmes moyens dont il use dans les mêmes occasions avec ses semblables: prières, offrandes, marques de soumission, etc. La religion est donc une sociologie, mais qui est sortie tout entière de l'imagination humaine; elle résulte d'un raisonnement par analogie. D'autre part, comme elle a été inventée pour expliquer l'Univers, on peut définir la religion "une explication sociologique universelle à forme mythique" (III).

Naturellement cette sociologie évolue comme la société humaine qu'elle reflète. Elle passe par trois phases. A l'origine, elle est toute physique. La société des dieux comprend tous les objets de la nature, animaux, plantes, minéraux, avec lesquels l'homme est sans cesse en communication, sans qu'on songe encore à y distinguer l'âme du corps, l'esprit de la matière. La dissociation de ces deux idées primitivement confondues, l'avènement du spiritisme ou de l'animisme marquent une ère nouvelle dans l'histoire des religions. La conception d'esprits distincts [300-301] du corps qu'ils animent est un commencement d'explication métaphysique. Comme ces esprits sont à la fois puissants, prévoyants et suivant les cas, bienveillants ou hostiles, ils ne tardèrent pas à apparaître comme des providences qui intervenaient à chaque instant dans le cours des choses et se mêlaient à la vie de la famille ou de la tribu. L'homme se sentait ainsi à chaque instant sous la main et la protection de la divinité, et, comme il était incapable de se gouverner lui-même, il trouvait son compte à cette dépendance continue. En se développant, ce concept d'une puissance providentielle devait naturellement devenir l'idée d'un Dieu ordonnateur, puis créateur du monde. Ici finit la seconde phase de l'évolution religieuse, la phase métaphysique. Pendant la première, la force est l'attribut divin par excellence: pendant la seconde, c'est l'intelligence, la science, la prévoyance. Dans la troisième, celle qui est en train de s'achever sous nos yeux, c'est la moralité. Avec le temps en effet la providence fut de plus en plus conçue comme une puissance morale. On vit dans la divinité le soutien de l'ordre social, le vengeur attitré de la vertu et l'idée de sanction naquit. Cette sanction on crut d'abord qu'elle s'accomplissait définitivement des cette vie, puis peu à peu on recula l'époque de l'échéance, au delà de la tombe. "L'enfer et le ciel s'ouvrirent pour corriger cette vie dont l'imperfection devenait trop mauvaise" (p. 88).

Quant au culte, c'est la religion devenue visible et tangible; comme elle, il se ramène à une relation sociologique, à un échange de services. "L'homme qui croit recevoir des dieux se croit aussi obligé de leur donner quelque chose en échange." Il croit pouvoir leur être utile ou agréable et de cette manière avoir prise sur eux. Plus tard, en se liant à des sentiments élevés, le culte extérieur et le rite ont pris un caractère symbolique. Ils ont servi à exprimer quelque grand drame mythologique, ou légendaire. Enfin est venu le culte intérieur, "l'inclination mentale de l'âme tout entière devant Dieu", et le rite n'a plus été que le symbole de cette adoration intérieure, qui trouve sa forme la plus haute dans l'amour de la divinité. C'est ainsi que la société des dieux et des hommes est allée en s'épurant et se spiritualisant de plus en plus. Dieu est devenu le principe même du bien, la personnification de la loi morale.


II. -- Voilà comment se sont constituées les religions; que deviennent-elles aujourd'hui? (2 ePartie.) Il faut fermer les yeux à l'évidence pour ne pas s'apercevoir qu'elles sont en train de se dissoudre. Les dogmes s'en vont. Par sa partie positive et constructive, la science est déjà sur certains points en mesure de les remplacer. Sur une foule de questions, sur la genèse du monde par exemple, elle nous donne des éclaircissements bien plus étendus et plus détaillés que la Bible. Mais elle a plus d'importance encore par son influence destructive et dissolvante. La géologie a renversé d'un coup les traditions de la plupart des religions; la physiologie du système nerveux donne l'explication de bien des miracles; les sciences historiques attaquent les religions jusque dans [301-302] leur formation même, et ces résultats acquis de la science se transmettent peu à peu des savants à la foule par la voie de l'instruction primaire. En même temps, le commerce, l'industrie développent l'esprit d'initiative et le sentiment de la responsabilité. L'assurance substitue l'action directe de l'homme à l'intervention de Dieu dans les événements particuliers. Pourtant même aujourd'hui la foi a encore un dernier asile où elle se retranche: c'est la sphère des accidents physiques et moraux. Là notre actuelle impuissance, et surtout une ignorance trop générale incline bien des esprits à chercher hors du monde l'espérance dont ils ont besoin. Mais les sciences, à mesure qu'elles progresseront et seront mieux connues, parviendront à déloger la foi de ce dernier poste; et la religion finira "par disparaître ou tout au moins par se concentrer dans un petit nombre de fidèles."

Sans doute, a-t-on dit, le dogme est insoutenable, pris à la lettre; mais pourquoi se tiendrait-on à l'expression littérale? Les mots n'ont pas de sens par eux-mêmes; c'est à l'esprit à chercher l'idée; le texte le plus sacré a besoin d'être interprété. Malheureusement, une fois que le croyant eut été autorisé par Luther à interpréter, il fut vite induit à mettre sa propre pensée à la place de la pensée divine; et bientôt on ne vit plus que des symboles même dans les dogmes les plus essentiels, même dans le dogme de la révélation. Le Christ, les miracles ne font plus que figurer la divinité; et encore pourquoi Dieu lui-même ne serait-il pas un symbole? Et on en est effectivement arrivé à ne voir en Dieu que l'idéal moral personnifié. N'est-il pas clair qu'une pareille doctrine n'est qu'une philosophie inconséquente et ne mérite pas le nom de religion. Si le Christ n'est pas un Dieu, pourquoi le prier, pourquoi voir dans sa parole le dernier mot de la vérité? Parce qu'il est un homme d'un genre extraordinaire? Mais il est contraire à la continuité historique et à la loi du progrès de voir dans un homme, même supérieur, l'expression de tous les siècles.

Mais en dehors des dogmes, pris à la lettre ou interprétés symboliquement, il y a dans la religion quelque chose qui semble devoir résister davantage à la critique et maintenir la foi; c'est la morale. La morale s'est développée au sein de la religion qui lui a servi d'enveloppe protectrice; la nécessité de cette protection durera-t-elle toujours? -- Pour répondre à la question, l'auteur analyse avec soin tous les éléments de la morale religieuse. Il en distingue deux essentiels: le respect et l'amour. Mais le respect, tel que l'enseigne la religion, n'est qu'une forme de la crainte; ce n'est pas la vénération de l'idéal, c'est la peur de la vengeance divine. Or la crainte est un sentiment pathologique qui n'a rien de moral. Quant à l'amour, les religions l'ont corrompu en le réclamant tout entier pour Dieu. Cet amour mystique détache l'homme du monde et de lui-même, le rend indifférent à tout ce qui l'entoure et finit dans le désenchantement et dans le dégoût. Ce qui remplace aujourd'hui cet amour contemplatif et inerte, c'est l'amour actif et vivant de la famille, de la patrie, de l'humanité, de l'idéal. Pour [302-303] ce qui est de la prière ce grand adjuvant de la morale religieuse, rien ne démontre qu'elle soit indispensable. L'action tiendra lieu de la prière par amour et par charité; et l'extase où l'esprit s'abîme dans une exaltation stérile sera avantageusement remplacée par la méditation et la réflexion philosophique.

Il n'y a donc rien dans la religion qui semble pouvoir échapper à la décomposition qui la travaille. Mais, à défaut de valeur intrinsèque, peut-être se maintiendra-t-elle, parce qu'elle est nécessaire à un certain nombre d'esprits. On a soutenu en effet que les intelligences supérieures pouvaient seules se passer de religion, mais qu'il n'en était pas de même ni du peuple, ni de l'enfant, ni de la femme. M. Guyau a consacré à la réfutation de cette thèse trois chapitres ( La religion et l'irreligion chez le people, chez l'enfant, chez la femme), qu'il est difficile d'analyser, mais qui sont d'un piquant intérêt. On déclare que sans les religions la question sociale emportera les peuples. Mais n'est-il pas étrange de faire ainsi de Dieu un moyen de sauver le capitaliste? S'il y a une question sociale, qu'on l'étudie. On a dit aussi que la religion était la sauvegarde de la moralité populaire; mais la plus grande religiosité peut très bien s'allier avec les plus grands crimes. Ce sont souvent les pays les plus catholiques qui fournissent le plus de criminels. Ce qui démoralise les peuples, c'est beaucoup moins l'incrédulité que le luxe des uns et la misère des autres. La religion consolide les moeurs au moyen de la foi, mais ne les crée pas. Si nous avons été vaincus, ce n'est pas, comme l'a dit M. Mathew Arnold, parce que nous aimons trop les arts et les sciences et trop peu Javeh; c'est que nous avons aimé l'art trop facile et la science trop superficielle. Pour nous corriger de nos défauts, il ne faut pas renoncer à nos vertus, mais les compléter et les épurer. Pour ce qui est de l'enfant, l'éducation religieuse, quand elle est exclusive, produit l'engourdissement de la pensée. Elle habitue l'esprit au respect aveugle pour les traditions et à l'obéissance passive; et une fois que le cerveau de l'enfant a pris ce moule, il n'est plus aisé de le briser ni même de le rendre plus flexible et plus large. Il ne faut donc pas craindre de parler à un enfant de la question de la mort comme on en parlerait avec une grande personne avec les abstractions en moins.3 Pas plus que l'enfant, la femme n'est vouée à la religiosité. Toutes les qualités de l'intelligence féminine, la crédulité, l'esprit de conservation, le scrupule minutieux peuvent très bien tourner au profit de la science. Tout dépend de l'éducation que lui donne son mari. Quant aux sentiments féminins par excellence, la pudeur et l'amour, ils n'ont pas leur origine dans la religion qui n'y est liée qu'indirectement,

Sur un seul point, la religion conserve l'avantage: elle seule s'est préoccupée du problème de la dépopulation. Le chapitre où se trouve [303-304] traitée cette question (2 epartie, VII) est des meilleurs du livre. Après avoir dénoncé tout ce qu'il y a d'étroit et de superficiel dans le malthusianisme théorique, M. Guyau cherche d'où provient notre croissante infécondité et il montre que les causes en sont surtout morales. On croit que le meilleur moyen de faire le bonheur d'un enfant est de lui donner une fortune; on ne comprend pas qu'il vaudrait beaucoup mieux lui fournir les moyens d'en gagner une; que les hommes sont d'autant plus heureux qu'ils sont plus occupés; que la richesse qui dispense de l'action est l'ennemie du bonheur. Or jusqu'ici la religion seule a combattu les doctrines et les pratiques malthusiennes. La morale laïque et la politique se sont désintéressées de la question, quoique vitale. Il faut mettre fin à cette négligence et agir. On dispose pour cela de plusieurs moyens. Il y a d'abord la législation. On pourrait réformer la loi sur les devoirs filiaux, afin de mieux protéger les parents contre l'ingratitude des enfants; la loi sur les successions afin de dégrever autant que possible tout héritage qui doit se partager entre un grand nombre d'enfants; la loi sur le service militaire de manière à favoriser les familles nombreuses. L'enfin et surtout il faudrait agir par la voie de l'éducation, ouvrir aux esprits et aux ambitions des horizons nouveaux. "Toutes les fois qu'une sphère d'action illimitée s'ouvre devant une race, elle ne restreint plus le nombre de ses enfants" (297).


III. -- Puisque les vieilles religions s'en-vont, et que les progrès croissants de la science joints à la vulgarisation de l'ésprit scientifique rendent impossible l'apparition d'une religion nouvelle, l'idéal religieux ne peut consister que dans l' anomie religieuse , c'est-à-dire dans l'affranchissement de l'individu, dans la suppression de toute foi dogmatique. Déjà l'auteur avait démontré ailleurs que l'idéal moral consiste dans l'anomie morale. Ce qui survivra des religions, c'est tout ce qu'il y a en elles de respectable et d'éternel, à savoir le désir d'expliquer, le sentiment de l'inconnu et de l'inconnaissable, le besoin de l'idéal. "Grâce à ce double sentiment des bornes de notre science et de l'infinité de notre idéal, il est inadmissible que l'homme renonce jamais aux grands problèmes sur l'origine et sur la fin des choses" (332). En d'autres termes, ce qui restera de la religion, c'est l'instinct métaphysique et philosophique, c'est l'amour de la spéculation, mais de la libre spéculation. Voilà ce qui sépare radicalement les systèmes philosophiques des croyances religieuses; c'est que les premières ne relèvent que de la libre raison. C'est donc abuser des mots que d'appeler, comme Spencer, du nom de religion toute hypothèse sur l'inconnaissable. La véritable religion de l'avenir, c'est l'irréligion.

Cependant la religion n'est pas tout entière dans l'aspiration métaphysique nous avons vu en effet qu'elle était à l'origine essentiellement sociologique. A côté de vues spéculatives, il est une idée pratique qu'on retrouve dans toutes les religions, c'est l'idée d'association. Cette idée-là leur survivra. De plus en plus l'humanité se convaincra que le [304-305] suprême idéal consiste dans l'établissement de rapports sociaux toujours plus étroits entre les êtres. Seulement les associations de l'avenir ne ressembleront pas à celles du passé. L'individu y entrera librement et y conservera toute sa liberté. Dès maintenant, les assurances sont des associations de ce genre.

Mais toute association suppose une certaine communauté d'idées. A mesure que la libre spéculation remplacera les croyances, ne suscitera-t-elle pas une divergence toujours plus grande entre les opinions? L'auteur espère au contraire que les hypothèses iront en se rapprochant les unes des autres, à mesure qu'elles se rapprocheront davantage de la réalité. Entre les doctrines métaphysiques et morales un triage se fait qui se continuera dans l'avenir. Mais en même temps plus on verra la réalité de près et mieux on en distinguera tous les détails; plus les esprits progresseront et plus ils deviendront pénétrants. Par conséquent ils divergeront de plus en plus à partir d'un centre commun où ils viendront converger. Ainsi se trouveront réalisées du même coup cette fusion des intelligences sans laquelle il n'y a pas de vie collective et cette différenciation croissante qui est la loi du progrès.

Dans les derniers chapitres de l'ouvrage, l'auteur cherche à prévoir quels sont les principaux groupes où viendront se ranger les grandes hypothèses métaphysiques et morales. Il ne se propose pas d'en juger la valeur scientifique, mais seulement d'en déterminer la caractéristique essentielle, l'esprit tant spéculatif que pratique. Il passe ainsi en revue le théisme, le panthéisme sous sa double forme, optimiste (Spinoza), pessimiste (Schopenhauer, Hartmann), enfin le naturalisme idéaliste, matérialiste, moniste. Quoique le naturalisme se renferme dans l'étude de la nature, il ne peut échapper à la question de l'être. L'être est-il matière, est-il esprit? Comme l'ont montre Taine et Lange, le matérialisme, poussé jusqu'à ses dernières conséquences, finit par rentrer dans l'idéalisme; car il aboutit à un mécanisme abstrait qui vient se fondre dans les lois de la logique et de la pensée. Quant à l'évolutionnisme idéaliste, tel que l'a présenté Fouillée, il ne s'éloigne pas beaucoup du monisme. C'est donc cette doctrine qui tend de plus en plus à triompher. Le monisme ne ramène ni la pensée à la matière, ni la matière à la pensée; il les prend toutes deux réunies dans cette synthèse la vie. La vie engendre la conscience en se concentrant et elle se répand sous forme d'action, et cela spontanément, mécaniquement, sans que l'attrait d'une fin désirable vienne, dès le début, solliciter le mouvement. Le grand avantage du monisme c'est de laisser une place aux grandes espérances métaphysiques et morales dont l'humanité jusqu'ici n'a pas pu se passer. Si rien ne nous autorise à supposer que l'évolution aille vers un but marque, cependant rien ne nous empêche de "la concevoir comme aboutissant à des êtres capables de se donner à eux-mêmes un but et d'aller vers ce but en entraînant après eux la nature.... Il n'est pas probable que nous soyons le dernier échelon de la vie, de la pensée et de l'amour. Qui sait même si l'évolution ne pourra ou n'a pu déjà [305-306] faire ce que les anciens appelaient des dieux (439)". Ce n'est pas seulement sur la destinée du monde, mais aussi sur notre propre destinée que l'évolutionnisme est en état de nous fournir des perspectives assez consolantes. D'abord elle nous assure l'immortalité de nos pensées et de nos actions. Les ondes cérébrales parties de nos cerveaux continueront leur chemin quand nous ne serons plus là et s'étendront même toujours plus loin. L'atavisme n'est-il pas d'ailleurs une garantie de résurrection? Mais si les oeuvres de l'individu lui survivent, lui-même est-il voué à l'anéantissement? La science dit oui, mais l'amour proteste, car l'amour s'attache à l'individu et veut le conserver. M. Guyau nous expose alors dans un magnifique langage, une hypothèse, moins que cela, un rêve, mais un beau rêve qui, dit-il, n'a rien d'anti-scientifique et qui résoudrait cette cruelle antinomie. La conscience, le moi n'est qu'une association très souple d'idées et d'habitudes. Mais rien ne dit que l'instabilité en soit le caractère définitif et perpétuel. Peut-être finira-t-il par se former des composés d'états de conscience assez solides pour durer toujours, tout en restant assez flexibles pour pouvoir s'adapter à des milieux toujours nouveaux. Pourquoi le résultat du progrès ne serait-il pas la formation de tourbillons psychiques de plus en plus résistants? Ainsi dans le stade le plus élevé de l'évolution, la lutte pour la vie deviendrait une lutte pour l'immortalité et voici comme ce rêve pourrait se réaliser. Déjà la psychologie admet que les consciences se peuvent pénétrer les unes les autres. Pourquoi un jour ne verrait-on pas se produire une pénétration infiniment plus complète? Pourquoi les consciences que réunit un commun amour ne finiraient-elles pas par se confondre réellement au sein d'une conscience supérieure où chacune garderait pourtant sa nuance propre? Alors la communication serait tellement intime que la conscience individuelle, que la mort atteindrait, survivrait dans le coeur aimé non pas à l'état de souvenir plus ou moins pâle, comme aujourd'hui, mais comme une image tellement intense qu'elle ne se distinguerait pas de la réalité. Ce serait comme l'action et le prolongement de la conscience éteinte dans celle qui survit. Alors "tout le problème serait d'être tout à fois assez aimant et assez aimé pour vivre et survivre en autrui." Quant à ceux qui se refusent à entrer dans ce rêve, ils n'ont qu'une chose à faire: n'être pas lâches, puisqu'aussi bien la lâcheté ne sert à rien.


IV. -- On retrouvera dans cet important ouvrage les belles et multiples qualités que tout le monde connaît à l'auteur: une grande imagination jointe à une exquise sensibilité; une subtilité de dialectique qui va parfois jusqu'au raffinement; une rare aptitude à comprendre et à goûter les choses les plus diverses; des idées profondes jointes à de fines et délicates analyses. Comme toujours les beautés littéraires sont de premier ordre. Mais ce qui nous paraît être par-dessus tout la marque distinctive des écrits de M. Guyau, c'est un accent tout particulier de sincérité. Ses livres ont été vraiment vécus; on voit que la pensée, toujours présente, en a été pendant longtemps mêlée à tous [306-307] les incidents de sa vie quotidienne. Car ils sont, celui-ci surtout, émaillés de souvenirs personnels, impressions de voyage, observations fortuites faites dans la rue, dans le monde et notées au passage, qui pourtant font corps avec le développement de l'idée. Parfois même on se prend comme à regretter que le ton n'ait pas un peu plus de cette impersonnalité qui convient à la science.

Quant à la doctrine, elle marque un important progrès dans l'étude scientifique des religions. Comme nous l'avons dit, on n'avait vu jusqu'ici dans les religions qu'un produit de l'imagination individuelle et on ne leur avait assigné d'autres causes que le besoin de comprendre ou le sentiment de l'idéal. Robinson dans son île aurait donc pu se faire sa religion. Or on n'a jamais trouvé de religions qu'au sein de sociétés constituées; chez les malades qu'un accident physique (ce cité jointe à la surdité) a presque radicalement séparés du reste de la société, on n'a jamais observé de sentiment religieux jusqu'au jour où on le leur a communiqué (cas de Laura Bridgmann et de Julia Brace); enfin l'histoire nous apprend que les religions ont évolué et varié comme les sociétés mêmes où elles ont pris naissance. Tous ces faits n'indiquent-ils pas que la religion est en totalité ou en grande partie un phénomène sociologique; qu'il faut pour l'étudier se placer d'abord à un point de vue social, et que c'est seulement après en avoir fait la sociologie qu'on pourra aller en chercher dans la conscience individuelle les racines psychologiques. C'est ce qu'a compris M. Guyau, et c'est ce qu'il a tenté de faire. Voilà l'idée neuve de son livre.

Mais, comme Spencer, M. Guyau fait encore jouer à la pure spéculation un rôle exagéré dans la genèse des religions. Pour lui en effet la cause efficiente des croyances religieuses, c'est avant tout le besoin de comprendre et d'expliquer. La vie sociale n'aurait fourni à l'imagination populaire que le modèle d'après lequel elle aurait construit le monde fantastique de la religion.4 D'une manière générale, M. Guyau a une tendance intellectualiste qui s'était déjà manifestée dans ses précédents ouvrages. On se rappelle que dans sa Morale anglaise et dans son Esquisse d'une Morale , il avait soutenu que l'esprit critique suffit à dissoudre les instincts et les sentiments moraux. Dans son présent livre, il affirme que la seule instruction suffit à les reconstituer.5 La réflexion est donc toute-puissante; elle peut tout détruire et tout créer. Or cette théorie nous paraît être de plus en plus inconciliable avec les enseignements de la psychologie. Elle suppose sans raison que la pensée réfléchie, que la science est le but dernier de l'évolution psychique, si bien que tout change en nous quand l'intelligence l'exige. Une découverte scientifique suffirait donc à bouleverser le monde. Tout au contraire, l'intelligence n'est qu'un moyen, et, à l'état normal, elle se contente de [307-308] jouer son rôle de moyen. La fin de la vie psychique c'est l'action, l'adaptation au milieu ambiant, soit physique soit social, au moyen de mouvements appropriés. Si l'adaptation involontaire et irréfléchie suffit pratiquement, l'intelligence n'intervient pas, car son intervention est inutile. Nous n'avons besoin d'elle que si l'adaptation instinctive est troublée et si nous en sommes avertis par la douleur; son concours est alors indispensable pour rétablir l'équilibre perdu. Mais ce qui est vrai de l'intelligence individuelle est bien plus vrai encore de l'intelligence sociale. Par conséquent toutes les fois qu'on entreprend l'étude d'une représentation collective, on peut être assuré que c'est une cause pratique et non théorique qui en a été la raison déterminante. C'est le cas pour ce système de représentations qu'on appelle une religion.

Peut-être M. Guyau aurait-il été amené de lui-même à corriger ce qu'il y a d'excessif dans son intellectualisme s'il avait moins laissé dans l'ombre un fait fort important, à savoir le caractère obligatoire des prescriptions religieuses. M. Guyau refuse, il est vrai, de compter la morale et le droit parmi les éléments proprement dits de la religion. Celle-ci n'aurait été à l'origine qu'une physique superstitieuse; c'est seulement à la fin de son évolution, alors que, se trouvant à la veille de disparaître, elle n'est plus entièrement elle-même, qu'elle aurait pris un caractère éthique. Il serait peut-être plus juste de renverser les termes de la proposition. C'est aujourd'hui que la morale est devenue indépendante de la religion; à l'origine, au contraire, les idées morales, juridiques et religieuses étaient confondues dans une synthèse un peu confuse dont le caractère cependant était avant tout religieux. Maintenant encore, à côté de la morale laïque, n'y a-t-il pas une morale confessionnelle fort différente, mais non moins impérative? Le croyant ne se sent-il pas obligé d'aller à la messe et de communier, tout comme de respecter la vie et la propriété d'autrui? Le chrétien qui, pour la première fois, prend le vendredi saint ses repas comme à l'ordinaire, le juif qui, pour la première fois, mange de la viande de porc, éprouvent un remords qu'il est impossible de distinguer du remords moral. A l'intérieur de chaque communauté religieuse, le fidèle qui transgresse les prescriptions du rite est l'objet d'une réprobation de tous points analogue à celle dont nous flétrissons les actes immoraux. Il est clair que si la religion n'avait été qu'une hypothèse de métaphysique ou de philosophie morale, "une induction scientifique mal menée", elle ne serait jamais devenue une obligation sociale.

Nous pensons cependant que la théorie de M. Guyau peut et doit être conservée du moins comme explication partielle du phénomène religieux, mais à condition de la modifier. Pour l'auteur la religion procède d'un double facteur, le besoin de comprendre d'abord, la sociabilité ensuite. Nous demanderions en premier lieu qu'on intervertît l'ordre des facteurs et qu'on fît de la sociabilité la cause déterminante du sentiment religieux. Les hommes n'ont pas commencé par imaginer [308-309] les dieux; ce n'est pas parce qu'ils les avaient conçus de telle et telle manière, qu'ils se sont sentis liés à eux par des sentiments sociaux. Mais ils ont commencé par s'attacher aux choses dont ils se servaient ou dont ils souffraient comme ils s'attachaient les uns aux autres, spontanément, sans réfléchir, sans spéculer le moins du monde. La théorie n'est venue que plus tard pour expliquer et rendre intelligibles à ces consciences rudimentaires les habitudes qui s'étaient ainsi formées. Comme ces sentiments étaient assez analogues à ceux qu'il observait dans ses relations avec ses semblables, l'homme a conçu les puissances de la nature comme des êtres semblables à lui; et comme en même temps ils s'en distinguaient, il attribua à ces êtres exceptionnels des qualités distinctives qui en firent des dieux. Les idées religieuses résultent donc de l'interprétation de sentiments préexistants, et pour étudier la religion, il faut pénétrer jusqu'à ces sentiments, en écartant les représentations qui n'en sont que le symbole et l'enveloppe superficielle.

Mais il y a deux espèces de sentiments sociaux. Les uns relient chaque individu à la personne de ses concitoyens, ils se manifestent à l'intérieur de la communauté dans les relations quotidiennes de la vie; tels sont les sentiments d'estime, de respect, d'affection, de crainte que nous pouvons ressentir les uns pour les autres. On pourrait les appeler inter-individuels ou intra-sociaux. Les seconds sont ceux qui me rattachent à l'être social pris dans sa totalité; ils se manifestent de préférence dans les relations de la société avec les sociétés étrangères, on pourrait les nommer inter-sociaux. Les premiers me laissent à peu près intacte mon autonomie et ma personnalité; ils me rendent sans douté solidaire d'autrui, mais sans me prendre beaucoup de mon indépendance. Au contraire, quand j'agis sous l'influence des seconds, je ne suis plus que la partie d'un tout dont je suis les mouvements et dont je subis la pression. C'est pourquoi ces derniers sont les seuls qui puissent donner naissance à l'idée d'obligation. De ces deux genres de penchants quels sont ceux qui ont joué un rôle dans la genèse des religions? D'après M. Guyau, ce seraient les premiers. Les relations qui, à l'origine, unissent l'homme à la divinité seraient analogues à celles qu'il entretient avec les individus de sa société; elles seraient personnelles. Or les faits semblent démontrer le contraire. Chez les peuples primitifs et même dans les sociétés récentes les dieux ne sont pas les protecteurs attitrés ou les ennemis de l'individu, mais de la société (tribu, clan, famille, cité, etc.). Le particulier n'a droit à leur assistance ou n'a à craindre leur inimitié que par contre-coup; s'il commerce avec eux ce n'est pas personnellement, mais comme membre de la société. C'est celle-ci qu'ils persécutent ou favorisent directement. C'est qu'en effet les forces naturelles qui manifestent un degré de puissance exceptionnelle intéressent moins encore l'individu isolé que l'ensemble du groupe. C'est toute la tribu que le tonnerre menace, que la pluie enrichit, que la grêle ruine, etc. Donc parmi les puissances cosmiques, celles-là seulement seront divinisées [309-310] qui ont un intérêt collectif. En d'autres termes, ce sont les penchants inter-sociaux qui ont donné naissance au sentiment religieux. La société religieuse n'est pas la société humaine idéalement prolongée jusqu'au delà des astres; les dieux n'ont pas été conçus comme membres de la tribu, mais ils ont formé une ou plutôt plusieurs sociétés à part situées dans des régions spéciales, les unes amies, les autres ennemies et avec lesquelles les hommes ont entretenu des relations d'un caractère international. Outre que cette hypothèse est plus conforme aux faits, elle permet de comprendre pourquoi la physique superstitieuse des religions est obligatoire, tandis que celle des savants ne l'est pas. C'est qu'en effet tout ce qui intéresse la collectivité devient vite une loi impérative; la société ne laisse pas impunément ses membres faire rien qui soit contraire à l'intérêt social. On s'explique ainsi les analogies et les différences qu'il y a entre les commandements de la morale et ceux de la religion. Telle est la seconde correction que nous nous permettons de proposer à la théorie de M. Guyau.

Ces tendances intellectualistes se retrouvent naturellement dans les deux dernières parties de l'ouvrage où M. Guyau exposée comment les religions sont en train de disparaître et ce qui en survivra. C'est ainsi qu'il attribue à la science et à l'esprit critique un rôle prépondérant dans ce travail de décomposition. Si les religions n'avaient jamais eu d'autre tort que de se trouver en désaccord avec les vérités scientifiques, elles seraient encore très bien portantes. Si, malgré ce conflit, les sociétés avaient continué à avoir besoin de la foi religieuse, on en aurait été quitte pour nier la science; ou bien encore les religions se seraient modifiées et adaptées aux idées nouvelles, car rien ne permet d'affirmer que l'organisme religieux soit arrivé au maximum de souplesse et de plasticité qu'il comporte. En fait, qu'on reprenne les uns après les autres les arguments que la science peut aligner contre la religion; s'ils sont assez forts pour affermir davantage l'incrédule dans son opinion, il n'en est pas un qui soit de nature à convertir un croyant. Ce n'est pas avec de la logique qu'on vient à bout de la foi; car la logique peut tout aussi bien servir à la défendre qu'à la combattre; le théologien pour la prouver ne fait pas de moins beaux raisonnements que le libre penseur pour la réfuter. Admettons, si l'on veut, que chez les esprits très cultivés, les croyances soient devenues assez souples pour pouvoir céder à la seule démonstration; encore reconnaîtra-t-on que ce n'est pas le cas des foules. Puisque la foi résulte de causes pratiques, elle doit subsister autant que celles-ci, quel que soit l'état de la science et de la philosophie. Pour démontrer qu'elle n'a plus d'avenir, il faut faire voir que les raisons d'être qui la rendaient nécessaire ont disparu; et, puisque ces raisons sont d'ordre sociologique, il faut chercher quel changement s'est produit dans la nature des sociétés qui rend désormais la religion inutile et impossible.

De même pour pouvoir dire ce qui en survivra, il faudrait savoir ce [310-311] qui survivra des causes sociales qui l'ont si longtemps maintenue. On comprend dès lors que si quelque chose d'essentiel doit rester des religions, ce n'est pas le sentiment métaphysique et le goût des grandes synthèses. Qui nous assure d'ailleurs que la métaphysique doive être éternelle? Le grand service qu'elle a rendu à la science a été de lui rappeler sans cesse qu'elle avait des bornes, et voilà pourquoi elle a duré. Mais pourquoi un jour ne viendrait-il pas où ce sentiment des bornes de notre science, confirmé par une longue expérience, pénétrerait la science elle-même et deviendrait un élément intégrant de l'esprit scientifique; et ne peut-on même pas dire que cette évolution est en train de s'accomplir sous nos yeux? Dès lors il ne serait plus nécessaire de démontrer perpétuellement une vérité que personne ne contesterait plus. On répond que l'esprit aspire à sortir de ces bornes; reste à savoir si cette aspiration est légitime et raisonnable et si des échecs indéfiniment répétés ne parviendront pas à décourager l'humanité. N'y a-t-il pas d'ailleurs quelque contradiction à déclarer que le savoir est limité et à se mettre aussitôt à en franchir les limites? M. de Candolle a remarqué quelque part que moins les peuples étaient cultivés, plus ils avaient de goût pour les questions insolubles. Si l'observation est juste, il faudrait reconnaître que le développement de la métaphysique n'est pas parallèle au développement de l'esprit humain.


Notes

  1. Études récentes de science sociale. Juillet 1886.
  2. Les Bases psychologiques de la religion. Avril et Mai 1886.
  3. Voir d'excellentes pages sur l'instruction primaire et sur le parti qu'on peut tirer du prêtre dans l'éducation.
  4. V. tout le chapitre I. Aussi M. Guyau appelle-t-il la religion une physique sociomorphique; la vie sociale ne fournit que la forme de la construction.
  5. P. 350.


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