1888b

Durkheim, Émile. 1888. "Le Programme économique de M. Schaeffle." Revue d'économie politique 11: 3-7. Tr. 1992a.


Quand M. Benoit-Malon nous donna la traduction de la Quintessence du socialisme de M. Schaeffle, il vit dans ce petit ouvrage l'exposé des doctrines personnelles de l'auteur et présenta M. Schaeffle comme un collectiviste. M. Paul Leroy-Beaulieu, à son tour, ne crut pas nécessaire de chercher d'autres références et dans son Collectivisme il exposa assez longuement et critiqua très sévèrement le prétendu collectivisme de M. Schaeffle. Il est clair que pour faire cet exposé il s'en tint au petit opuscule mal traduit par M. Malon, alors qu-il eût fallu chercher la véritable doctrine de M. Schaeffle dans ses principaux ouvrages, notamment dans son Bau und Leben des socialen Körpers (Structure et vie du Corps social, 4 vol.), dans son Gesellschaftliche System der menschlichen Wirtschaft (Traité complet d'économie politique, 2 vol.) et dans deux brochures: l'une sur l'incorporation du crédit hypothécaire et l'autre sur une organisation de caisses d'assurance obligatoire et corporative.

Economistes orthodoxes et socialistes croyaient posséder le dernier mot de la doctrine de Schaeffle quand au commencement de 1885, parut une nouvelle brochure du même auteur (Die Aussichtslosigkeit der social demokratie: l'Inanité de la démocratie sociale) de laquelle il ressortait très clairement que l'auteur était rien moins que collectiviste. On s'était donc trompé. Au lieu de la reconnaître, on prit violemment à partie M. Schaeffle. Un rédacteur du Journal des Économistes lui "régla son compte" pour employer à notre tour l'expression peu parlementaire de l'auteur de l'article (J. d. Econ., mars 1885, p. 391). On se serait pourtant épargné tous ces ennuis si, pour exposer ou critiquer les idées de M. Schaeffle, on avait commencé par les connaître et si pour les connaître on était allé les chercher là où elles sont. Ce qu'il y a de plus triste, c'est que cette nouvelle brochure ne fut pas plus comprise que la précédente: on ne vit dans le système qui y était proposé qu'une organisation bureaucratique et autoritaire. Rien n'est plus faux.

Sur ces entrefaites, M. Schaeffle, avec qui nous étions en correspondance, nous adressa une sorte de programme qui résume ses doctrines économiques. Nous le publions aujourd'hui. Pour plus de clarté, nous allons le faire précéder de quelques courtes explications.

La Quintessence du socialisme est une étude hypothétique et objective. L'auteur se propose seulement de démontrer que par une élaboration convenable on peut dégager l'idée socialiste de toute contradiction interne. Elle n'a rien d'absurde; quant à savoir si jamais elle se réalisera dans les faits, c'est une question que l'avenir seul et l'expérience pourront résoudre. Tout ce qu'on peut dire c'est qu'il n'y a à cela aucune impossibilité logique. -- Cette démonstration avait été déjà faite par l'auteur, en 1878, dans le troisième volume de son grand ouvrage.

En tout case, qu'il se réalise ou non, le socialisme que M. Schaeffle croit possible n'est pas celui de Marx et de Rodbertus. M. Schaeffle est un ennemi de toute démocratie niveleuse, il a, pour s'en contenter, un sens trop net de la complexité organique. Par opposition à la démocratie sociale, il appelle autoritaire le socialisme qu'il expose à titre purement hypothétique d'ailleurs. Ici encore il faut se défier des interprétations trop promptes et trop simples. Il serait très facile à l'esprit de parti d'abuser de l'expression pour représenter M. Schaeffle comme un partisan de la centralisation à outrance, alors qu'il est au contraire un adversaire déclaré du despotisme autoritaire. Le socialisme autoritaire est simplement pour lui un socialisme organisé, c'est-à-dire où les forces industrielles sont groupées autour de centres d'action qui en règlent le concours. Chacun de ces centres d'action, qui se coordonnent et se subordonnent à leur tour les uns aux autres, constitue ce que l'auteur appelle une "autorité." La démocratie égalitaire des disciples de Marx n'admet pas l'existence de ces centres qui jouent dans la société le rôle des centres nerveux dans l'organisme: il y a donc un abîme entre ces deux conceptions économiques. Mais l'autorité n'est pas un pouvoir despotique qui s'impose par la force aux individus; elle émane, comme la vie sociale toute entière, de la libre initiative des individus. L'activité collective ne se crée ni ne s'organise d toute ces pièces, mais elle est une résultante des activités individuelles.

En résumé, le socialisme de M. Schaeffle n'est et ne se présente que comme une construction logique et, même comme tel, il se distingue radicalement du socialisme ordinaire. Pour ce qui est des réformes pratiques et immédiates, il est tout naturel, étant données ces vues doctrinales que M. Schaeffle ne soit pas un économiste orthodoxe, et qu'il ne refuse pas de recourir dans certains cas à l'influence de l'État. Mais il n'est pas pour cela un socialiste d'État: son point de vue est tout autre. Il l'expliquera lui-même plus bas. Il n'admet pas que le législateur puisse agir sur l'évolution sociale aussi facilement et aussi profondément que le pensent quelques Socialistes de la Chaire. De plus, son objectif n'est pas d'améliorer un peu la situation des travailleurs. Son but est plus élevés: il veut combattre d'une manière générale les tendances dispersives qu'engendre la pratique de l'individualisme.

Ces réflexions faciliteront au lecteur l'intelligence du programme qui suit:

  1. L'étude qui se trouve contenue dans le troisième volume du Bau und Leben des socialen Körpers est toute hypothétique. J'ai seulement voulu exposer la meilleure organisation de la vie économique qu'on puisse logiquement concevoir.
  2. Cette étude est dirigée contre la théorie de la valeur dont Marx et Rodbertus ont fait la base de leur organisation socialiste.
  3. Cette étude est opposée de la manière la plus précise au socialisme démocratique (Die Social démocratie).
  4. Ma récente brochure (Die Aussichtslosigkeit der social Démocratie) ne combat que le Socialisme démocratique, mais ne met pas en question la possibilité du Socialisme autoritaire dans un avenir indéterminé, avenir en vue duquel ce dernier socialisme a été étudié dans le troisième volume du Bau und Leben, à condition toutefois qu'il se réalise par une évolution lente et graduée.
  5. Au point de vue de la politique sociale,1 je n'appartiens ni au parti de la démocratie sociale, ni au parti du socialisme de la chaire. Le socialisme de la chaire restreint essentiellement son programme à protéger personnellement le travail des producteurs. Je vais bien plus loin dans ma brochure, comme dans mes précédents ouvrages, car je réclame comme possible:
    1. L'union, légalement obligatoire, de beaucoup de branches de la production industrielle de manière à former des corporations solidaires;
    2. l'union corporative de la moyenne et de la petite propriété, d'où résulterait une organisation du crédit et de la propriété, et cela afin d'agir profondément sur la répartition des produits d'une manière favorable à tout travail productif, en d'autres termes, en vue d'obtenir une meilleure distribution des profits.
  6. Si je recommande ce moyen c'est qu'il est le seul qui permette, sans révolution et sans barbarie, de préparer les voies au socialisme autoritaire, dans la mesure où celui-ci est représentable logiquement à l'esprit, et seulement quand il sera nécessaire et possible sans révolution; et cela tout en conservant de l'organisation sociale actuelle tout ce qui ne nuit pas à l'ensemble de la société, tant du moins que ce sera le cas. C'est de cette manière qu'on assurera le triomphe de l'évolution sur la Révolution.
  7. Dans le troisième volume du Bau und Leben (1878) je n'ai examiné le socialisme qui pourrait se réaliser dans un avenir indéterminé que dans ses traits généraux. Les études que j'ai faites depuis 1878 m'ont conduit à cette opinion que la masse de la production agricole se fera toujours par de petites et de moyennes entreprises qui ne pourront pas être ramenées à l'unité sur toute l'étendue du territoire. C'est pourquoi il importe d'assurer le plus possible aux travailleurs agricoles le produit de leur travail; et c'est pour cela que j'ai proposé l'incorporation du crédit hypothécaire et de la circulation de la propriété foncière (des Grundbesitzverkehrs).
  8. L'économie sociale positive (die positive Staatswirtshaft), en d'autres termes la réforme sociale conçue d'une manière positive contient en germe cette influence de l'État sur la vie économique de la nation, influence qui n'a rien de commun avec la centralisation, et qui n'est complètement réalisable que dans un avenir indéterminé. L'économie politique positive ne peut songer à tout faire pour toute l'étendue des siècles à venir.
  9. Le Collectivisme démocrate-anarchique ne se confond en aucune manière avec le Socialisme autoritaire qui est exposé dans le troisième volume du B. u. L. Il constitue, au contraire, un individualisme féroce à la plus faute puissance; car il est bien loin de traiter l'individu comme un membre d'une communauté supérieure à tous les individus et appelée à leur survivre, il est bien loin par conséquent d'admettre l'idée qui est précisément la thèse essentielle du B. u. L.
  10. Tout en accusant tout bas de tendances aristocratiques le socialisme que j'ai exposé dans le troisième volume du B. u. L., le parti de la démocratie sociale l'a présenté comme une démonstration de la possibilité du socialisme démocratique et niveleur, quoique ce parti s'en tienne encore à la doctrine de Marx dont j'ai rejeté dans la Quintessence la base essentielle, à savoir la théorie de la valeur. Le mot de socialisme scientifique, au lieu d'économie collective autoritaire et de politique sociale positive a été assez malheureusement mis en circulation.
  11. Mes nouvelles recherches, et cette invincible répulsion pour l'individualisme radical, que respire mon livre tout entier, m'ont amené à écrire ma brochure sur l'absence d'avenir de la démocratie sociale.

EMILE DURKHEIM


Les épreuves de l'article été soumises à M. Schaeffle qui en a autorisé la publication dans les termes suivants:

Les propositions ci-dessus, que je vous ai autrefois communiquées confidentiellement dans une lettre, peuvent sans aucun inconvénient être livrées à la publicité, comme l'expression de mes idées. L'introduction explicative que vous avez écrite à ce sujet, met parfaitement en relief le vrai sens de ma doctrine. Cette dernière, pour ce qui concerne l'économie politique, a ses racines dans ma conception générale de la vie sociale dans son ensemble, qui est exposé dans le Bau und Leben. Quant à ceux qui me combattent sans me lire et sans vouloir me comprendre, il n'y a qu'à les laisser s'escrimer contre leurs moulins à vent.

Docteur Schaeffle


Notes

  1. Il s'agit ici non plus d'une construction logique, mais de réformes positives et pratiques. C'est un autre point de vue que le précédent.


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