Kant a résumé ainsi l'argument physico-théologique.
Cette preuve, pour laquelle Kant professait un respect tout particulier, a été soumise à toutes sortes d'objections. Que l'univers présente une certaine harmonie, c'est ce qui n'est contesté par personne [Lucrèce nie pourtant l'ordre de l'univers, Livre V, [Greek]]. Le premier point de la preuve est donc accordé par tous les philosophes.
Mais il n'en est pas de même du second: toute une école qu'on peut faire remonter jusqu'à Démocrite prétend expliquer l'ordre sans supposer la finalité. Mais c'est chez Epicure que nous trouvons pour la première fois le problème nettement posé et radicalement résolu. Suivant lui, ce n?est pas à une fin conçue par une intelligence ordonnatrice qu'est dûe l'harmonie que nous représente le monde. La cause de cette harmonie n'est pas non plus la nécessité que supposent les sciences, c'est le hasard. Les atomes sont doués de liberté: la forme des corps qu'ils composent est donc nécessairement contingente; s'ils se sont combinés de façon à former le monde tel qu'il existe, c'est le hasard seul qui en est la cause.
Mais, a objecté Cicéron, une pareille explication équivaut à un refus d'expliquer. Comment admettre que le hasard seul ait présidé à l'harmonie si complète des diverses parties du corps, et quelle probabilité y a-t-il pour qu'en tirant 29 lettres au hasard, on amène le premier vers de l'Iliade? La probabilité est encore moins forte pour que le monde actuel si bien ordonné se soit formé et subsiste par le seul hasard.
On peut répondre qu'il y a une raison pour que parmi toutes les combinaisons possibles, celle que nous connaissons se soit produite. Logiquement les atomes peuvent se grouper d'une infinité de façon, et en effet une infinité de mondes différentes se sont succédés dans l'infinité du temps. La combinaison actuelle a fini et devait nécessairement finir par arriver. Or, cette combinaison était la seule stable, la seule qui permit au monde un état d'équilibre. Il ne faut donc s'étonner ni qu'elle se soit formée, ni qu'elle dure une fois formée.
Mais qu'est-ce que cette stabilité, cet équilibre qui fait la durée du monde actuel? Epicure ne l'explique pas. Si les atomes ne sont pas faits pour former un système déterminé, pourquoi de toutes les combinaisons possibles n'y en aurait-il qu'une permettant au monde de se tenir. Si les atomes sont indifférents à telle ou telle forme, pourquoi en changeraient-ils? Pourquoi ne subsisteraient-ils pas à l'état de chaos? Cet équilibre dont parle Epicure est donc singulièrement vague et si on cherche à préciser cette idée on s'aperçoit qu'elle n'exprime rien étant donnée le système d'Epicure.
Mais aujourd'hui cette philosophie qui en supprimant la finalité ne met à sa place que le hasard, n'est plus admise de personne. Elle a été remplacée par une philosophie plus subtile, plus savante, qui porte le nom général de mécanisme et qui, sous sa forme la plus récente et la plus parfaite, s'est appellée l'évolutionnisme.
Voici quel est le principe du mécanisme.
Les partisans de la finalité partent de ce fait d'observation qu'il y a un rapport exact entre les moyens et leurs résultats, par exemple, dans les corps animés, entre les organes et leurs fonctions. Les finalistes partent de là pour établir que ce rapport n'a pu être établi que par une intelligence. Les mécanistes affirment que ce rapport a pu se produire autrement: il dérive pour eux de la nature même des choses. Le moyen produit fatalement ses résultats: il ne pourrait en être autrement. On admire avec quelle habileté l'oeil est fait pour la lumière: mais c'est la lumière qui fait l'oeil. Cette parfaite corrélation n'a donc rien qui doive étonner.
Voyons comment M. Herbert Spencer (dans Les Premiers principes) expose les fondements de l'évolutionnisme:
Les faits d'harmonie et d'ordre sur lesquels les finalistes s'appuient de préférence sont de deux sortes: il y a d'abord une merveilleuse proportion entre les êtres et leurs milieux. Par exemple, chez les vivipares, le foetus est constitué de telle sorte qu'il peut se nourrir de la nourriture même de sa mère; au contraire, dès qu'il a paru au jour il se constitue de telle façon qu'il est en parfaite harmonie avec ce milieu nouveau.
En second lieu, il y a la coordination que présente chaque être, et surtout l'être organisé qui forme un tout à la fin duquel concourent chacune des parties.
Ces deux faits que les finalistes croient ne pouvoir expliquer que par l'intervention d'une intelligence supérieure, les mécanistes croient l'expliquer sans la finalité par le seul effet du déterminisme des causes efficientes. L'harmonie de l'être et de son milieu, Spencer l'explique par ce qu'il appelle l'adaptation au milieu. L'être est forcé de s'adapter à son milieu, il ne peut pas faire autrement. Cette adaptation est dûe à ce que Spencer appelle l'instabilité de l'homogène. Un être qui n'est pas adapté à son milieu est dans une perpétuelle instabilité. Pour trouver son équilibre, il faut nécessairement qu'il s'adapte. Une masse homogène est nécessairement dans un équilibre instable "car les différentes parties supportent des forces différentes; de ce qu'il y a un côté externe et un côté interne, de ce que ces côtés ne sont pas également près des sources d'actions voisines, il résulte qu'ils subissent des influences inégales."
Cela admis, reste à expliquer la coordination. Comment les éléments hétérogènes nés ainsi forment-ils des systèmes présentant de l'unité?
C'est au moyen de ce que Spencer appelle la ségrégation. L'adaptation a produit des agrégats d'éléments hétérogènes: or, "si un agrégat quelconque, composé d'unités dissemblables, est soumis à l'action d'une force, ses unités se séparent les unes des autres pour former des agrégats moindres, composés chacun d'unités semblables entre elles pour chaque agrégat, et dissemblable de celle des autres". Par exemple un coup de vent jette à terre les feuilles mortes d'un arbre et respecte les feuilles vertes. La ségrégation, pour Spencer, consiste donc en une sorte de triage qui réunit les semblables en systèmes distincts: c'est ainsi que se produisent l'ordre et l'unité.
Tels sont les principes de l'évolutionnisme; voyons ce que ses théories ont de fondé. L'harmonie entre l'être et son milieu est produite, dit Spencer, par une adaptation nécessaire et mécanique. Mais il est bien des cas où l'on ne se représente pas comment a pu avoir lieu cette adaptation. Une masse plongée dans un milieu respirable et nutritif va vivre; soit. Mais supposons que le milieu cesse d'être nutritif et que la nourriture nécessaire à l'être vivant soit à quelque distance de lui. Pour pouvoir continuer à vivre, il lui faut des organes moteurs. Mais comment admettre que le seul besoin qu'il a de ces organes les produise? Et en fût-il ainsi, ne serait-ce pas plutôt une preuve de finalité? En effet, ou les germes des organes prééxistaient, les causes mécaniques que nous venons d'examiner n'ont fait que les développer et la difficulté n'est que déplacée; ou les modifications nécessaires à l'adaptation ont été produites par le hasard; les choses se sont produites de telle façon et non de telle autre parce que cela s'est rencontré ainsi, et rien n'est expliqué. Si [illegible] [inserted: en supposant le hasard il y a une explication]
En outre, la ségrégation peut-elle expliquer la coordination que présente chaque être? La coordination physique, oui; la coordination organique, non. Un tout organisé n'est pas seulement la réunion d'éléments semblables, mais leur systématisation, leur subordination à une unité dominante. Toutes les parties coopèrent à l'ensemble, et cette subordination se retrouve, non seulement dans le corps entier, mais dans chaque organe. Or, la théorie de Spencer ne l'explique pas suffisamment. L'évolutionnisme peut bien être juste, mais il ne dispense pas de la finalité; il nous montre merveilleusement la proportion entre les causes, les moyens et leurs résultats. Mais ce n'est pas assez pour rendre les cause finales inutiles. Loin de là; elles n'en deviennent que plus nécessaires quand il faut expliquer les phénomènes de l'évolution et de la ségrégation.