1886a

"Les Etudes de science sociale." Herbert Spencer. Ecclesiastical institutions: being part VI of the Principles of Sociology. London, 1885. -- A. Regnard. L'Etat, ses origines, sa nature et son but. Paris, Derveaux. -- A. Coste, Aug. Burdeau et Lucien Arréat. Les questions sociales contemporaines. Paris, Alcan et Guillaumin, 1886. -- Dr. A. Schaeffle. Die Quintessenz des Sozialismus. Achte Auflage, Gotha, 1885.


Quoique ces ouvrages soient d'origines bien différentes et en apparence bien disparates, ce n'est pas le hasard qui les a réunis dans cette étude. Ils vont en effet nous permettre de saisir et de marquer l'état où se trouvent actuellement les principales sciences sociologiques. Surtout ils nous fourniront l'occasion de dégager la manière dont la sociologie tend à se diviser et à s'organiser. L'organisation d'une science ne s'improvise pas: elle se fait d'elle-même au jour le jour et résulte en général de longs et laborieux tâtonnements. Tout ce qu'on peut faire, c'est de prendre de temps en temps conscience des résultats obtenus, et c'est ce que nous chercherons dans ce travail.


I. Après un silence de trois ans et demi, en partie dû au mauvais état de sa santé, M. Spencer vient de publier la suite de sa Sociologie. La sixième partie qu'il nous donne aujourd'hui est consacrée à l'étude des institutions ecclésiastiques. Conformément à sa méthode, il suit l'évolution de la vie religieuse depuis sa première et plus obscure origine jusqu'à son complet épanouissement: il essaye même d'en esquisser par avance le développement probable dans l'avenir.

La religion commence dès que l'homme s'élève à la conception d'un être surnaturel, et le premier être surnaturel qu'il ait pu concevoir est un esprit. On trouvera dans la première partie de la Sociologie l'histoire de cette croyance. Nos premiers ancêtres ne purent s'expliquer le double phénomène, contradictoire en apparence, du rêve et du sommeil, qu'en distinguant deux hommes dans l'homme, l'un qui restait inerte, étendu, endormi, tandis que l'autre errait librement à travers l'espace. Cet autre soi, ce double, comme dit M. Spencer c'est l'esprit. La mort n'est qu'une dissociation plus longue de ces deux êtres: tout ce qui la caractérise c'est que la durée en est indéterminée. Le sauvage imagine donc qu'il y a tout autour de lui une multitude d'esprits errants qu'il redoute comme on craint tout ce qui est invisible et mystérieux. Pour prévenir l'effet de leur malveillance et s'assurer leur protection, il cherche à se les rendre propices au moyen d'offrandes et de sacrifices, plus tard de prières. Ainsi se fonde le culte des esprits, forme première de toute religion.

Tous les systèmes religieux si compliqués et si subtils que nous trouvons dans l'histoire ne sont que le développement de ce premier germe. Le fétichisme n'est autre chose que le culte de l'esprit transporté aux choses que l'esprit est censé habiter. Quant au naturisme, il est simplement dû à une erreur de langage, à une métaphore grossière que la naïveté de ces hommes primitifs a fini par prendre à la lettre. Par flatterie, on avait donné à certains personnages particulièrement craints et respectés les noms qui servaient à désigner les grandes forces de la nature. Mais bientôt la tradition ne distingua plus entre les hommes et les choses que le même mot désignait. C'est cette confusion qui donna lieu à une personnification de ces agents naturels, et leur fit attribuer des origines et des aventures humaines.

Naturellement les esprits que chaque famille révéra de préférence furent ceux de ses ancêtres. Mais, quand plusieurs familles se furent agrégées et soumises à la direction d'un même chef, chacune d'elles se mit à adorer, outre ses propres ancêtres, ceux du patriarche commun. Il semblait en effet que les esprits protecteurs d'un homme aussi puissant devaient être bien puissants eux-mêmes et il était dès lors prudent de se concilier leur faveur. On s'acheminait ainsi vers le polythéisme, chaque individu menant de front deux cultes à la fois, l'un strictement domestique, l'autre commun à toute la tribu. Toutefois, entre ces différents dieux, il n'y avait pas de différences qualitatives. Tous avaient le même rôle et les mêmes fonctions, et la seule chose qui les distinguait c'est qu'ils n'avaient pas tous une égale puissance. Les hommes ne parvinrent à imaginer des dieux vraiment hétérogènes que quand des sociétés différentes furent arrivées à se mêler les unes aux autres. On sait comment la guerre contribua à ce progrès: les vainqueurs s'annexaient les dieux des vaincus en même temps que les vaincus eux-mêmes. Le même phénomène se produisit toutes les fois qu'un fragment important se détacha d'une tribu trop volumineuse pour s'en aller vivre dans d'autres habitats où il se fit des dieux nouveaux dont le culte s'ajouta à celui des divinités anciennes, emportées de la mère patrie. Seulement, entre tous ces êtres surnaturels, enfantés par l'imagination populaire, des conflits devaient nécessairement surgir, puisqu'ils se disputaient tous la crédulité et la dévotion publiques. Suivant les circonstances et l'habileté des prêtres, les uns passèrent aux yeux des fidèles pour plus puissants que les autres, et de cette manière il s'établit entre eux une sorte de hiérarchie. Peu à peu même ils se subordonnèrent à un dieu suprême de qui ils étaient censés tenir par délégation leur pouvoir, et qui finit, les progrès de la réflexion aidant, par les absorber tous et par devenir l'unique et véritable dieu. Le polythéisme s'était changé en monothéisme.

Tel est ce qu'on pourrait appeler la physiologie de la religion; en voici maintenant la morphologie, De la fonction nous passons à la structure, de l'idée religieuse aux institutions ecclésiastiques. Tandis que le médecin, l'exorciste est uniquement chargé de combattre les mauvais esprits, le rôle du prêtre est avant tout de se rendre propices les esprits bienfaisants. Or ceux-ci sont pour chaque famille ceux des ancêtres. C'est pourquoi les fonctions sacerdotales sont tout d'abord privées et domestiques et tous les membres de la famille les exercent indistinctement. Mais, comme toute masse homogène est instable, elles ne restent pas longtemps dans cet état de diffusion. A mesure que la famille se constitue, elles se concentrent entre les mains du père ou du fils aîné. En même temps elles changent de nature; de purement domestiques qu'elles étaient, elles deviennent à la fois politiques et vraiment religieuses. Ce n'est plus seulement par affection qu'on pleure le mort; c'est par devoir. Comme on ne voit dans l'héritier qu'un administrateur provisoire des biens qui lui sont laissés et dont il devra rendre compte à leur légitime propriétaire, quand l'esprit errant viendra de nouveau animer le corps qu'il a momentanément délaissé, les offrandes funéraires constituent une sorte de tribut ou de servitude légale que supporte l'héritage. D'autre part, comme elles sont destinées non plus à exprimer les sentiments personnels du survivant, mais à assurer à toute la famille la protection d'un être surnaturel, celui qui est chargé de les faire prend un caractère proprement ecclésiastique.

Le patriarche est donc investi d'un triple pouvoir: il préside à la fois à la vie domestique, politique et religieuse. Successivement, ces trois fonctions vont se dissocier, et la fonction religieuse se séparer des deux autres pour se constituer à part. Quand la famille se fut développée au point de devenir une communauté de village (village-community), des étrangers finirent par s'y glisser et s'y établir. Dans ces conditions le patriarche qui administrait le groupe composé, devait naturellement perdre son caractère domestique. Mais il resta le chef politique et religieux, car il servait d'intermédiaire entre les autres familles et ses ancêtres personnels que toute sa tribu adorait avec lui. A partir de ce moment il n'y a plus qu'un pas à faire pour que les fonctions ecclésiastiques deviennent tout à fait indépendantes. Que la société s'accroisse, et les soins politiques suffiront à occuper toute l'attention du chef; il déléguera ses pouvoirs religieux à un de ses proches et le sacerdoce (priesthood) sera définitivement constitué. Une fois qu'il s'est formé, cet organe spécial continue à évoluer comme la fonction, s'intégrant et se différenciant comme elle. En d'autres termes, il se développe en un système hiérarchique de plus en plus complexe et de plus en plus centralisé.

Toutefois, comme pendant des siècles le pouvoir religieux et le pouvoir politique ont été confondus, la séparation en est très lente et n'est jamais bien complète. Les fonctions religieuses restent longtemps mêlées à beaucoup d'autres dont elles ne se dégagent que malaisément. C'est ainsi que le prêtre avait encore en plein moyen âge de véritables fonctions militaires, dernier souvenir de ces temps où il était chargé de faire connaître et respecter les caprices d'un dieu jaloux et souvent cruel. Quant à l'action que le clergé a exercée même dans des temps récents sur l'administration civile, politique et judiciaire des peuples, l'histoire en est toute pleine. Par cela seul qu'elle tenait dans ses mains le pouvoir surnaturel, cette caste, toujours riche et fortement organisée, ne pouvait manquer d'avoir sur les sociétés primitives une influence prépondérante. D'ailleurs le régime militaire, en comprimant les esprits, les préparait à toute espèce de servitude et ouvrait ainsi les voies au despotisme religieux. Aussi, à mesure que l'industrialisme remplace le militarisme, une révolution se fait dans les âmes; les hommes prennent l'habitude de se refuser à toute espèce de joug, au joug religieux comme aux autres. Sous le régime du libre contrat, il ne peut y avoir que des croyances librement acceptées. En même temps les progrès industriels, en vulgarisant les connaissances scientifiques, ébranlent à tout jamais le préjugé d'une causation surnaturelle. Les dissidences se produisent et vont de plus en plus en se multipliant.

Mais l'idée religieuse ne disparaîtra pas pour cela; car elle renferme un germe de vérité que l'on découvre déjà dans les superstitions grossières des sauvages et que le temps a peu à peu dégagé et développé. En effet, le culte des esprits implique la croyance que les événements internes et les phénomènes externes manifestent deux forces différentes mais analogues, c'est-à-dire en définitive que ces deux forces ne sont elles-mêmes que deux formes différentes d'une seule et même énergie, source de toute vie et de tout changement, dont la raison conçoit clairement la nécessité, mais que l'intelligence est à jamais impuissante à se représenter. C'est cet inconnaissable auquel vient se heurter la science, mais qu'elle n'explique pas. Sans doute elle nous débarrasse des préjugés absurdes et des explications enfantines; mais il n'en reste pas moins un résidu inintelligible, qui dépasse la connaissance scientifique. Cet éternel mystère, voilà l'objet et la raison d'être de la religion. Tout naturellement, si la religion est destinée à survivre, il en est de même du sacerdoce, mais qui ira lui aussi en s'épurant et en se transformant de plus en plus. Il cessera de former une corporation fortement centralisée et soumise à un gouvernement plus ou moins autoritaire pour devenir un vaste système d'institutions locales et autonomes, comme il convient sous un régime vraiment industriel. En même temps, les fonctions de prêtre deviendront plus spirituelles et plus morales. Son rôle ne consistera plus à apaiser les dieux par des sacrifices ou autres mesures propitiatoires, mais à nous instruire de nos devoirs, à traiter devant nous les grands et obscurs problèmes de la morale, enfin à nous donner le sentiment, soit par la parole, soit par tous les moyens dont l'art dispose, des relations que nous soutenons avec la cause inconnue.

Comme on le voit, la plupart de ces idées se trouvaient déjà exposées en germe dans les Premiers Principes. Mais nous les trouvons ici condensées en système et appuyées sur un nombre incalculable de faits empruntés à toutes les histoires. Pour l'érudition, qui est prodigieuse, cette sixième partie de la Sociologie ne le cède en rien aux autres. En même temps tous ces faits sont groupés et organisés avec la très grande ingéniosité que tout le monde connaît à l'éminent philosophe. C'est merveille de voir sortir de la croyance aux revenants, idée bien pauvre en apparence, l'idéalisme épuré de nos religions modernes, et cela sans que l'oeil aperçoive dans cette longue évolution la moindre solution de continuité Au premier abord il semble qu'il n'y ait rien de commun entre des dogmes aussi disparates, des cérémonies et des rites aussi variés. Mais si, avec M. Spencer, on pénètre au delà de cette surface, si on perce l'écorce, on retrouve partout le même développement, et à l'origine le même germe.

Naturellement, ce système a le défaut de tous les systèmes et on l'a, non sans raison peut-être, accusé de simplisme. La formule proposée paraît en effet bien exiguë quand on songe à la prodigieuse complexité des phénomènes religieux. On ne peut même s'empêcher de trouver singulièrement subtile l'explication du processus par lequel l'esprit serait passé du culte des morts au culte de la nature. Eh quoi! le naturisme, cette religion qui a longtemps été la source la plus riche d'inspirations poétiques, et vers laquelle les peuples vieillis et fatigués de toutes les autres spéculations religieuses ont comme une tendance instinctive à revenir, aurait eu pour cause essentielle et presque unique une figure de rhétorique et une amphibologie? On ne voit pas pourquoi les hommes, une fois qu'ils eurent formé le concept d'un esprit distinct du corps et l'animant, ne s'en seraient pas servis pour se rendre compte des phénomènes naturels. De même qu'ils concevaient à l'intérieur du corps humain une sorte d'âme, pourquoi n'auraient-ils pas imaginé sous les eaux du fleuve une force mystérieuse qui en règle le cours, derrière l'écorce de l'arbre une énergie secrète qui en fait la vie? Ainsi, et bien des faits ont été cités à l'appui de cette thèse, le naturisme loin d'être issu de l'animisme en serait tout à fait indépendant. Il y a plus, et on s'est demandé si de ces deux religions la première n'avait pas été de toute nécessité antérieure à la seconde. En effet, pour concevoir des esprits qui peuvent, en intervenant dans la marche des choses, en troubler le cours naturel, il faut déjà soupçonner qu'il existe un ordre et une suite dans l'enchaînement des phénomènes. Or, c'est une notion trop complexe pour n'avoir pas été très tardive: elle a donc dû être postérieure aux premiers sentiments religieux. C'est pourquoi, suivant M. Réville, les premières manifestations religieuses auraient consisté dans l'adoration pure et simple des grandes forces de la nature personnifiées.1

Mais nous avons quelque scrupule à agiter cette question où nous nous sentons incompétent: et ceci nous amène à la plus grave objection que nous oserons faire à M. Spencer. On a souvent reproché à la sociologie d'être une science bien vague et mal définie; et il faut avouer qu'elle a plus d'une fois mérité ce reproche. Si, en effet, elle doit étudier, comme elle en a souvent l'ambition, tous les phénomènes qui se passent au sein des sociétés, ce n'est pas une science, mais la science. C'est un système complet de toutes les connaissances humaines et rien ne lui échappe. Nous croyons quant à nous, qu'elle a une étendue plus restreinte et un objet plus précis. Pour qu'un fait soit sociologique, il faut qu'il intéresse non seulement tous les individus pris isolément, mais la société elle-même, c'est-à-dire l'être collectif. L'armée, l'industrie, la famille ont des fonctions sociales, puisqu'elles ont pour objet l'une de détendre, l'autre de nourrir la société, la troisième enfin d'en assurer le renouvellement et la continuité. Mais, si on réduit la religion à n'être qu'un ensemble de croyances et de pratiques relatives à un agent surnaturel rêvé par l'imagination, il est malaisé d'y voir autre chose qu'un agrégat assez complexe de phénomènes psychologiques. On peut même très bien concevoir que le sentiment religieux se soit développé en dehors de toute société constituée. Voilà comment il se fait que le livre de M. Spencer contient un grand nombre de questions qui ne relèvent pas de notre science. La sociologie et l'histoire des religions sont et devraient rester choses distinctes.

Ce n'est pas à dire que la religion n'ait pas une place en sociologie. Mais le sociologue doit s'attacher uniquement à en déterminer le rôle social. Cette question, que M. Spencer a traitée en passant,2 aurait dû, croyons-nous, dominer tout l'ouvrage. Seulement si on pose le problème en ces termes, tout change d'aspect. L'idée de Dieu qui tout à l'heure semblait être le tout de la religion ne devient plus qu'un accident accessoire. C'est un phénomène psychologique qui est venu se mêler à tout un processus sociologique, bien autrement important. Une fois que l'idée de la divinité se fut formée dans un certain nombre de consciences sous l'influence de sentiments tout individuels, elle a servi à symboliser toute sorte de traditions, d'usages, de besoins collectifs. Ce qui doit nous importer, ce n'est donc pas le symbole, mais ce qu'il recouvre et traduit. On arriverait peut-être à découvrir ce qui se cache ainsi sous ce phénomène tout superficiel, si on le rapprochait d'autres qui lui ressemblent par certains côtés. En effet, quelle différence y a-t-il entre les prescriptions religieuses et les injonctions de la morale? Elles s'adressent également aux membres d'une même communauté, sont appuyées sur des sanctions parfois identiques, toujours analogues; enfin la violation des unes et des autres soulève dans les consciences les mêmes sentiments de colère et de dégoût. Qu'on relise les dix commandements: le repos du samedi, la proscription des idoles y sont ordonnés en termes aussi impérieux que le respect de la vie et de la propriété d'autrui. L'histoire des peuples sauvages fournirait à l'appui de cette thèse des exemples plus probants encore. Il est donc impossible d'étudier ces deux ordres de faits en les séparant l'un de l'autre. Ce n'est pas tout. Le droit n'est, lui aussi, qu'un ensemble de commandements, d'impératifs placés sous l'autorité d'une sanction matérielle. Voilà donc trois sortes de phénomènes dont la parenté est manifeste et qui peuvent utilement s'éclairer les uns les autres. Or, le droit et la morale ont pour objet d'assurer l'équilibre de la société, de l'adapter aux conditions ambiantes. Tel doit être aussi le rôle social de la religion. Si elle appartient à la sociologie, c'est en tant qu'elle exerce sur les sociétés cette influence régulatrice. Déterminer en quoi consiste cette influence, la comparer aux autres et l'en distinguer, voilà le problème que doit se poser la science sociale. Mais peu importe que cette action soit exercée au nom du polythéisme, du monothéisme ou du fétichisme; peu importe de savoir comment l'humanité s'est élevée d'un de ces cultes à l'autre, et ce qui se passait dans l'obscure conscience des hommes primitifs. Cela regarde l'histoire. Au reste, quand les institutions sociales que la religion couvre de son autorité viennent à changer, ce n'est pas parce que la conception populaire de la divinité s'est transformée. Tout au contraire, si cette idée se transforme, c'est que les institutions ont changé, et si elles ont changé, c'est que les conditions extérieures ne sont plus les mêmes. Toute variation dans le symbole en suppose d'autres dans la chose symbolisée.

Il est vrai que, d'ordinaire, on se représente cette évolution dans un ordre inverse. C'est ce que M. Spencer lui-même semble faire à de certains moments. Il attribue en effet à l'esprit critique un rôle assez exorbitant dans le développement de la civilisation. Suivant lui, les principaux progrès des idées religieuses seraient dus au sentiment de l'indépendance et au goût du libre examen qu'éveille et que développe le régime industriel. Nous croyons, au contraire, que le rôle de la conscience collective, comme celui de la conscience individuelle, se réduit à constater des faits sans les produire. Elle reflète plus ou moins fidèlement ce qui se passe dans les profondeurs de l'organisme. Mais elle ne fait rien de plus. Un préjugé ne se dissipe pas parce qu'on a découvert qu'il était irrationnel, mais on découvre qu'il était irrationnel parce qu'il est en train de se dissiper. Quand il ne remplit plus sa fonction, c'est-à-dire quand il n'assure plus l'adaptation des individus ou du groupe aux circonstances extérieures, parce que celles-ci ont changé, un trouble et un malaise se produisent. La conscience avertie intervient alors, aperçoit qu'un instinct social est en train de se dissoudre, prend acte de cette dissolution; mais c'est tout au plus si elle l'accélère un peu. Sans doute si la religion gréco-latine s'est transformée, c'est en partie parce que les philosophes l'avaient soumise à la critique. Mais, s'ils l'avaient soumise à la critique, c'est qu'elle ne pouvait plus assurer l'équilibre de ces grandes communautés d'hommes qu'avait suscitées la conquête romaine.

Ainsi le sociologue ne donnera que peu d'attention aux différentes manières dont les hommes et les peuples ont pu concevoir la cause inconnue et le fond mystérieux des choses. Il écartera toutes ces spéculations métaphysiques et ne verra dans la religion qu'une discipline sociale. Or, ce qui fait la force et l'autorité de toute discipline, c'est l'habitude: c'est un ensemble de manières d'agir fixées par l'usage. La religion n'est donc qu'une forme de la coutume, comme le droit et les moeurs. Ce qui, peut-être, distingue le mieux cette forme de toutes les autres, c'est qu'elle s'impose non seulement à la conduite, mais à la conscience. Elle ne dicte pas seulement des actes, mais des idées et des sentiments. En définitive, la religion commence avec la foi, c'est-à-dire avec toute croyance acceptée ou subie sans discussion. La foi en Dieu n'est qu'une espèce de foi. Il en est bien d'autres. La plupart d'entre nous ne croient-ils pas au progrès avec la même naïveté que nos pères croyaient jadis au bon Dieu et aux saints? Au reste, nous n'entendons pas soutenir qu'il n' y ait rien de plus dans la religion. Il est trop clair que, pour un certain nombre d'esprits, elle est avant toute chose une carrière ouverte à ce besoin d'idéalisme, à ces aspirations infinies, à cette vague inquiétude qui travaille tous les coeurs généreux. Seulement, si incontestables et si élevés que soient ces sentiments, ce n'est pas la sociologie qu'il s'intéressent, mais la morale intime et familière. Ce sont phénomènes qui ne sortent pas de la conscience privée, et ne produisent pas de conséquences sociales, du moins appréciable. La religion est un phénomène beaucoup trop complexe pour qu'on puisse, même dans un gros livre, en étudier toutes les faces et tous les caractères. Chacun a le droit de choisir son point de vue. Nous venons d'indiquer quel est celui qui convient, pensons-nous, à la sociologie; en d'autres termes quel est l'aspect que présente la religion quand on n'y voit qu'un phénomène social.

Si donc on regarde les choses par ce biais, l'avenir de la religion semble devoir être tout autre que ne l'annonce M. Spencer. Combien en effet il est difficile d'admettre que la représentation confuse de l'inconnaissable puisse fournir une bien riche matière aux méditations des hommes et exercer sur leur conduite une action efficace! D'ailleurs les raisons mêmes qu'on donne pour démontrer l'existence de cet inconnaissable ne sont pas toujours très probantes. Car enfin, si la raison ne peut comprendre que tout soit relatif, elle ne peut pas davantage concevoir l'absolu. Entre ces deux absurdités, comment choisir, et pour quelle raison préférer la seconde à la première? -- Mais laissons toutes ces discussions logiques et revenons au point de vue qui est le nôtre. Faire de la religion je ne sais quelle métaphysique idéaliste et populaire, la réduire à n'être qu'un ensemble de jugements personnels et réfléchis sur la relativité de la connaissance humaine et sur la nécessité d'un au-delà, c'est lui enlever tout rôle social. Elle ne peut rester une discipline collective que si elle s'impose à tous les esprits avec l'irrésistible autorité de l'habitude; si, au contraire, elle passe à l'état de philosophie volontairement acceptée, elle n'est plus qu'un simple événement de la vie privée et de la conscience individuelle. Cette théorie aboutirait donc à cette conséquence que la religion tend à disparaître comme institution sociale. Mais il s'en faut de beaucoup que, comme le dit M. Spencer, la place et l'importance de la coutume aillent en diminuant avec la civilisation. Il est vraiment extraordinaire que ce grand esprit ait partagé aussi complètement l'erreur commune sur la toute-puissance croissante du libre examen. En dépit du sens courant de ce mot, un préjugé n'est pas un jugement faux, mais seulement un jugement acquis ou regardé comme tel. Il nous transmet sous une forme résumée les résultats d'expériences que d'autres ont faites et que nous ne pouvons pas recommencer à notre tour. Par conséquent, plus s'étend le champ de la connaissance et de l'action, plus il y a de choses qu'il nous faut croire d'autorité. En d'autres termes le progrès ne peut qu'augmenter le nombre de préjugés;3 et quand nous disons qu'il a tout au contraire pour effet de substituer partout et en toutes choses la claire raison à l'aveugle instinct, nous sommes victimes d'une véritable illusion. Comme une foule de préjugés héréditaires sont en train de s'écrouler et de disparaître parce qu'ils ne sont plus adaptés aux conditions nouvelles de la vie sociale, et comme au milieu de toutes ces ruines la raison raisonnante reste seule debout, il semble que tous les efforts de l'humanité n'aient eu d'autre but que d'en préparer l'avènement et d'en assurer la suprématie. Mais ce que nous prenons pour un idéal n'est qu'un état maladif et provisoire. Une société sans préjugés ressemblerait à un organisme sans réflexes: ce serait un monstre incapable de vivre. Tôt ou tard la coutume et l'habitude reprendront donc leurs droits et voilà ce qui nous autorise à présumer que la religion survivra aux attaques dont elle est l'objet. Tant qu'il y aura des hommes qui vivront ensemble, il y aura entre eux quelque foi commune. Ce qu'on ne peut prévoir et ce que l'avenir seul pourra décider, c'est la forme particulière sous laquelle cette foi se symbolisera.

En résumé, le droit, la morale, la religion sont les trois grandes fonctions régulatrices de la société; ces trois ordres de phénomènes doivent donc être étudiés par une partie spéciale de la sociologie. Telle est la conclusion qu'il importe de retenir de toute cette discussion.

Mais quel est l'organe chargé de remplir ces fonctions? On s'entend en général pour en attribuer la majeure partie à ce qu'on appelle l'Etat. Qu'est-ce donc que l'Etat?


II. Il est peu de concepts plus obscurs. On a pu s'en apercevoir lors de la récente discussion qui fut soulevée à l'Académie des sciences morales. Les opinions les plus divergentes se firent jour sans qu'on pût aboutir à une conclusion, et pourtant toutes les doctrines n'étaient pas représentées dans la savante assemblée. Nous ne pensons pas que le livre de M. Regnard éclaircisse beaucoup cette difficile question. Certes, on ne saurait lui refuser une remarquable verdeur de style et une assez grande richesse d'informations. Mais l'absence complète de toute méthode, le ton violent de la discussion en diminuent singulièrement la valeur scientifique. Quand on veut faire oeuvre de savant, on ne traite pas ses contradicteurs de "cuistres" et de "sophistes."4 C'est surtout en sociologie que la tolérance s'impose et qu'elle est facile. Car quand on a pratiqué les problèmes qu'étudie cette science et qu'on en a senti toute la complexité, on s'explique trop bien la diversité des solutions et on n'a aucune peine à traiter avec déférence toutes les doctrines.

L'Etat, suivant M. Regnard, ne se confond pas avec le gouvernement, mais comprend à la fois les gouvernants et les gouvernés. C'est la société organisée. Cette organisation ne s'est pas produite à la suite d'un contrat librement débattu, mais elle résulte de la nature même des choses. L'homme est un animal social, un être destiné par sa nature à vivre en société. Ce n'est pas à dire toutefois que les sociétés politiques aient été contemporaines de l'humanité. L'homme a d'abord existé à l'état de groupes isolés, familles ou clans. A cette époque le fameux aphorisme de Hobbes s'appliquait dans toute sa rigueur. C'était la guerre universelle de tous contre tous, bellum omniun contra omnes. Enfin un jour vint où des clans sédentaires et voisins, poussés par un intérêt commun, s'unirent d'une façon permanente. Ainsi naquit une société nouvelle, fondue non plus sur les liens du sang ou sur l'identité du culte, mais sur le fait de l'occupation en commun d'un même territoire. Du même coup, la justice, la légalité, la moralité même et le droit font leur apparition dans le monde. L'auteur paraphrase le mot de Hegel et fait de l'Etat "le but suprême, la fin de la nature humaine en son plein épanouissement."

Ainsi conçu, l'Etat se distingue de toutes les sociétés inférieures par trois caractères essentiels:

  1. A la notion de consanguinité se substitue celle de contiguïté.
  2. La masse sociale se scinde en deux parties, les gouvernants d'un côté et les gouvernés de l'autre.
  3. Enfin, ce qui achève de singulariser l'Etat parmi tous les autres groupes sociaux, c'est que seul il est organisé en vue de l'utilité commune.

Mais, par intérêt général, il ne faut pas entendre, comme on fait le plus souvent, quelque chose d'essentiellement relatif et contingent, et dont les individus sont seuls juges. Non, l'auteur hypostasie ce concept, en fait un véritable absolu, un être transcendant, supérieur aux individus, supérieur aux lois mêmes, et qui plane invisible au-dessus de la société. C'est lui qui est le véritable souverain. Sans doute la souveraineté réside dans l'universalité des citoyens. Mais leur suffrage ne peut faire que le juste soit l'injuste, et que ce qui est mauvais soit utile. Si donc le principe de l'utilité commune est violé, puisqu'il est la raison d'être de l'Etat, il n `y a plus d'Etat, plus de droit, plus de suffrage, plus de souveraineté. Il ne reste plus que la force et il faut s'en servir. Il est des violences qui sont légitimes et des coups d'Etat qu'approuve la morale. Posant en axiome que la monarchie et l'aristocratie sont par leur nature contraires à l'intérêt général, l'auteur en conclut que sous de pareils régimes "l'insurrection est le premier des droits et le plus sacré des devoirs".

Malheureusement il est assez malaisé de voir en quoi consiste cette utilité collective que l'on divinise. Ce n'est pas l'intérêt de la majorité, puisqu'on fait de la révolte, dans certains cas déterminés, un droit et un devoir de la minorité. Ce n'est pas davantage la somme de tous les intérêts particuliers, car ils se contredisent et se nient les uns les autres. Serait-ce donc l'intérêt en soi, le bonheur in abstracto? Singulière conception pour un théoricien qui se pique de matérialisme! Il est probable qu'il s'agit plutôt de l'intérêt de la société considérée comme un être personnel. Mais cet être n'est pas une substance, une entité métaphysique; ce n'est qu'une collection d'individus organisés. De même l'intérêt social n'est qu'une moyenne entre tous les intérêts individuels, idée relative s'il en fût et qui n'a absolument rien de transcendant. Bien loin que nous la recevions toute faite par une sorte de révélation, c'est nous qui la déterminons au jour le jour, à force d'expériences et de tâtonnements. Où est-elle donc cette vérité si lumineuse qu'elle doit s'imposer à toutes les intelligences, si authentique qu'il faut la défendre les armes à la main quand elle est menacée? Dans la sociologie? Hélas! née d'hier, en train de se constituer laborieusement, la science sociale ne renferme encore qu'un bien petit nombre de propositions qu'on puisse regarder comme des vérités démontrées. Il se passera bien des années avant qu'elle soit en état de nous apprendre quel est, dans une circonstance donnée, l'intérêt de la société. En attendant, le seul moyen de le savoir est encore de consulter les intéressés. S'ils se trompent, la société n'est pas anéantie pour cela. L'humanité compte à son actif une expérience malheureuse de plus, et c'est tout. En tout cas, personne n'a une suffisante autorité pour reviser par la violence les jugements ainsi rendus. Au reste, ce n'est pas seulement l'idée d'intérêt général, mais l'idée même d'intérêt qui aurait besoin d'être précisée. On croit avoir tout expliqué quand on a dit que les hommes avaient formé des Etats, poussés par l'intérêt. Mais rien n'est plus obscur. Veut-on dire que leur seul but était d'assurer leur sécurité et d'augmenter leur bien être? Toute l'histoire proteste contre une pareille interprétation. Ce sont de tout autres causes qui rapprochent les individus et les groupes, comme M. Espinas l'a si bien établi à propos des sociétés animales. Il existe, ou tout au moins il se forme au cours de l'évolution un besoin de sociabilité et des instincts sociaux qui sont absolument désintéressés. C'est pour les satisfaire que les hommes forment des sociétés de plus en plus grandes et cela parfois au détriment de leurs intérêts proprement dits. D'ailleurs si l'utile était l'unique lien social, les sociétés ne seraient que des associations d'un jour, car rien n'est plus changeant que l'intérêt. Il peut opposer demain ceux qu'il unit aujourd'hui. Et encore peut-on dire qu'il unisse les hommes? Il ne fait que les les rapprocher extérieurement; mais il n'a pas de prise sur les consciences.

Il ne faut donc pas s'étonner si, dans ces conditions, la définition de l'Etat que nous donne l'auteur ne nous laisse qu'une idée indécise et flottante. On voit mal ce qui distingue l'Etat des autres sociétés. Est-ce parce qu'il agit en vue de l'utilité commune? Mais il en est de même de toutes les sociétés, si rudimentaires soient-elles. Si l'intérêt n'est pas l'unique mobile de l'humanité, il n'en est pas moins partout présent et partout agissant. Est-ce parce que la contiguïté dans l'espace a pris la place de la consanguinité et est devenue le lien social par excellence? Mais, tout au contraire, c'est dans les sociétés inférieures que l'on voit les hommes s'attacher les uns aux autres uniquement parce qu'ils coexistent sur un même point de l'espace.5 Quant à la distinction des gouvernants et des gouvernés elle est presque contemporaine de la vie sociale. Elle devient plus claire et plus tranchée dans les sociétés supérieures, mais ce n'est qu'une différence de degrés et une question de nuances. Il est vrai que, reprenant la théorie de Bluntschli, M. Regnard estime qu'il n'y avait ni droit ni morale avant l'apparition de l'Etat. Malheureusement, cette doctrine scolastique n'est pas beaucoup plus intelligible chez l'écrivain français que chez le juriste allemand. Le droit et la morale ne font qu'exprimer les conditions de l'équilibre social. Il y a donc eu un droit et une morale dès que plusieurs hommes sont entrés en relations et se sont mis à vivre ensemble.

En somme, ce qui fait complètement défaut à ce livre c'est la méthode. L'auteur est beaucoup moins préoccupé d'étudier objectivement ce qui constitue l'Etat que de développer l'idée qu'il s'en fait. Les sciences sociales ne progresseront pas tant qu'elles procéderont ainsi. Ce n'est pas à la conscience individuelle que l'on s'adresse pour savoir ce que c'est que la mémoire ou ce qui constitue la personnalité. De même, la représentation populaire de l'Etat n'a rien à faire avec la science de l'Etat. Tout le service qu'elle peut nous rendre est de nous indiquer qu'il y a là un objet à étudier. Mais pour connaître cet objet il faut l'observer tel qu'il est, au lieu de se demander ce qu'il doit être. Il faut classer les phénomènes qui manifestent son activité, et de cette manière on obtiendra un certain nombre de groupes qui représenteront les fonctions de l'Etat. C'est ici que l'histoire pourrait fournir à la science sociale d'utiles indications, car elle nous présente pour ainsi dire des expériences toutes faites, dont il suffirait de tirer les conclusions qu'elles comportent. En effet, comme les formes supérieures des êtres renferment tout ce que contenaient déjà les formes inférieures, l'étude des Etats disparus nous montrerait, naturellement isolées, quelques-unes des fonctions que nous retrouvons, mais confondues avec d'autres et difficilement discernables, dans les Etats contemporains. C'est seulement quand ce travail d'enquête et d'analyse serait terminé, qu'on pourrait chercher une définition générale de l'Etat. Mais il faut reconnaître que jusqu'ici on a bien peu pratiqué cette méthode. L'Etat est depuis longtemps l'objet d'une science particulière en Allemagne (Staaswissenschaft), mais qui n'a guère été cultivée que par des philosophes ou des juristes. Pourtant toutes les parties de la sociologie sont intéressées à ce qu'une théorie scientifique de l'Etat se constitue.


III. De toutes les sciences sociales, l' économie politique est peut-être celle qui en tirera le plus de profit. Telle est l'idée qui nous revenait sans cesse à l'esprit pendant que nous lisions le livre de M. Coste sur les Questions sociales. Ce n'est pas, il est vrai, l'impression que l'auteur voulait laisser à ses lecteurs, car il est très résolument adversaire de l'intervention de l'Etat dans les fonctions économiques. Toutefois il n'hésite pas à reconnaître que l'économie politique, ne voyant qu'un côté des choses, ne se suffit pas à elle-même. Appliquant à un organisme vivant, la société, les procédés des sciences mécaniques, elle simplifie artificiellement les problèmes pour les résoudre plus aisément. Eprise de liberté, elle méconnaît et nie le besoin et les avantages de la solidarité, ferme systématiquement les yeux sur les maux qu'engendre son principe, quand il est exclusif de tout autre, aime mieux flétrir le socialisme que le rendre inutile. Elle ne s'aperçoit pas qu'en procédant ainsi elle se contredit elle-même. Car l'idéal auquel elle vise, à savoir le maximum de liberté et d'initiative individuelles, l'individu isolé ne peut l'atteindre. Abandonné à lui-même, "l'individu le mieux doué n'est qu'une graine que le vent jette au hasard et qui, 99 fois sur 100, ne germe pas."6 Que peut le malheureux ouvrier réduit à ses seules ressources contre le riche et puissant patron, et n'y a-t-il pas une véritable et cruelle ironie à assimiler deux forces aussi manifestement inégales? Si elles entrent en lutte, n'est-il pas clair que la seconde écrasera toujours et sans peine la première? Qu'est-ce qu'une pareille liberté, et l'économiste qui s'en contente n'est-il pas coupable de prendre et de nous offrir le mot pour la chose?

Au mal, quel est le remède? Nous l'avons déjà indiqué en passant: c'est la solidarité. On reconnaît l'idée qui servait déjà de thème à l'excellent petit livre du même auteur sur les conditions sociales du bonheur et de la force. Si nous souffrons, si nous nous sentons mal à l'aise, c est qu'un souffle de désorganisation a passé à travers la société. Les vieux liens sociaux sont brisés et rien ne les remplace. Comme les individus sont ainsi détachés les uns des autres, chacun ne sent plus son voisin et tire de son côté. De là des heurts, des froissements, des discordances douloureuses. Pour qu'il y ait plus d'harmonie dans les mouvements, il faut que les hommes se rapprochent, afin que chacun sente bien qu'il n'est pas seul au monde. Qu'ils s'unissent au sein de familles fortes et fécondes! Qu'ils s'unissent en groupes corporatifs, sociétés de secours mutuels, sociétés coopératives, sociétés d'épargne collective et de prévoyance, syndicats professionnels, où l'individu trouve à la fois l'entraînement, l'exemple et la protection dont il a besoin. Mais que ces associations restent libres! L'Etat est une machine trop lourde qui comprime tout ce qu'elle touche et qui ne pourrait que fausser les ressorts si délicats de l'activité individuelle. Avec les meilleures intentions du monde, l'Etat asservit toujours ceux qu'il protège. Mais si ce n'est pas la contrainte, qu'est-ce donc qui poussera les hommes à s'associer? Il ne reste plus que l'attrait moral. Et, en effet, avec une très grande finesse de psychologue, M. Coste énumère tous les moyens qui permettraient aux associations d'attirer à elles les individus et les capitaux isolés, de provoquer les premiers à l'épargne et de faire prendre goût à la vie corporative. Mais, pour mettre en oeuvre ces différents moyens, il faut autre chose que des règlements d'administration et que les préceptes abstraits de l'économie politique. Il faut des hommes qui aient le sentiment de la délicatesse de la vie et de la complexité des mobiles qui mènent le coeur humain. C'est en effet un bien difficile problème de psychologie pratique que d'induire l'ouvrier à l'épargne. Il ne suffit pas, comme le croient économistes et socialistes, que le taux des salaires s'élève soit par l'effet d'une loi de sûreté publique, soit par suite d'un accroissement normal de la production. Il faut encore que l'épargne ait un but déterminant. "Le paysan l'a cet objectif, c'est l'acquisition du bétail ou de la terre. L'ouvrier des villes ne l'a pas; lors même qu'il trouverait le moyen de l'épargner, il n'aurait pas la faculté d'employer directement son épargne à son propre profit. Partout où cette possibilité existe, l'épargne est abondante, le travailleur est heureux: procurons-la donc aux ouvriers de l'industrie!" Or, elle ne peut leur être procurée, suivant l'auteur, que par des associations libres dirigées par des hommes de tête et de coeur.

Comme on le voit, l'auteur n'est pas un pur économiste; du moins il n'hésite pas à faire intervenir en économie politique des considérations étrangères à cette science. D'ailleurs, les économistes vraiment classiques commencent à se faire assez rares. Avec la persévérance qui la caractérise, l'Allemagne cherche depuis longtemps, à travers des doctrines assez divergentes, la méthode économique nouvelle dont elle ressent le besoin, mais qu'elle n'entrevoit encore que confusément. En Angleterre, la foi au vieux libéralisme semble être assez fortement ébranlée. En France, enfin, depuis quelques années, des dissidences assez remarquables se sont produites au sein de l'économisme. Le Précis de M. Cauvès, les travaux de M. Gide marquent évidemment une tendance nouvelle. Au milieu de ces néo-économistes M. Coste occupe une place tout à fait à part. Tandis que M. Cauvès par exemple s'écarte de la tradition orthodoxe parce qu'il est juriste, M. Coste s'en éloigne parce qu'il est un psychologue et un moraliste. Il comprend que la passion du bien-être et du bon marché n'est pas la seule qui mène les hommes; qu'il y a autre chose en ce monde, d'autres besoins et d'autres aspirations; que la morale n'est pas une science toute sentimentale, mais qu'elle est faite de lois objectives qui doivent pénétrer, qui pénètrent effectivement les faits économiques.

Seulement la morale, telle que la conçoit M. Coste, est tout entière individualiste et utilitaire. C'est pour assurer le bonheur de l'individu qu'il recommande la solidarité. Or, une morale individualiste ne peut jamais avoir qu'une valeur individuelle et subjective. Je suis seul juge de mon bonheur et de mon idéal. Chacun prend son bien matériel ou moral où il se trouve. Nous souffrons, s'écrie M. Coste, parce que nous sommes trop isolés les uns des autres. Rapprochons-nous donc et unissons-nous! -- Mais, répondra un économiste, je préfère mon indépendance avec ses souffrances que je connais, avec ses luttes, avec ses risques, à ces associations que vous me vantez et où, quelque ménagement que vous preniez et quelque discrétion que vous y mettiez, je laisserai toujours quelque chose de ma personnalité. -- Que répondre à ce langage? C'est une affaire de goût et de sentiment, et on ne discute pas les questions de goût. Or, en fait, n'entendons-nous pas tous les jours autour de nous quelque dialogue semblable à celui que nous venons d'imaginer? C'est qu'en effet, quand un état social, même morbide, a duré quelque temps, les esprits très souples ne tardent pas à s'y adapter: par une sorte de perversion des instincts sociaux ils finissent même par en avoir besoin comme s'il était normal et naturel.

La morale ne peut avoir une autorité objective que si elle vise à autre. chose qu'au bonheur ou au perfectionnement de l'individu. Elle n'est rien si elle n'est pas une discipline sociale. Ce qu'elle exprime ce sont les conditions d'existence des sociétés. Or, ces conditions ne changent pas du jour au lendemain; elles ne dépendent pas du caprice de chacun, mais elles résultent de la nature même des choses et s'imposent à tous avec une force obligatoire. L'économiste ne peut pas en faire abstraction, et voilà pourquoi l'économie politique ne se suffit pas à elle-même et ne peut pas se passer de la morale. Le besoin d'une alimentation abondante n'est pas le seul que ressente l'organisme social. Il en est bien d'autres que celui-là et qui le rejettent parfois au second plan. Que dirait-on d'un physiologiste qui après avoir étudié l'estomac comme s'il constituait à lui seul un organisme complet, déduirait toute une hygiène de cette science tronquée? Triste hygiène assurément. et à laquelle ne résisterait guère l'organisme trop docile qui s'y serait soumis! C'est pourtant ainsi que procèdent les économistes qui réclament pour leur science et l'art qui en découle une complète indépendance. Mais d'autre part, les principes économiques ne peuvent fléchir que devant des nécessités sociales dûment constatées. Si donc la solidarité a ou doit avoir une place en économie politique, ce n'est pas parce qu'elle satisfait certaines tendances individuelles, quelque légitimes qu'elles soient; c'est parce qu'elle est la condition même de la vie sociale. En effet, une société dont les membres ne seraient pas rattachés les uns aux autres par quelque lien solide et durable ressemblerait à un monceau de poussière désagrégée que le moindre vent aurait tôt fait de disperser aux quatre coins de l'horizon.

Nous arrivons donc à la même conclusion que M. Coste, mais c'est pour de tout autres raisons; et la différence théorique qui nous sépare de lui en entraîne d'autres, d'ordre pratique. En effet, si la solidarité n'a d'avantages que pour l'individu, il est tout naturel que, comme le fait M. Coste, on refuse à l'Etat le droit de s'en occuper. L'Etat s'acquitterait mal d'une tâche qui ne l'intéresserait pas. Mais, si la solidarité est avant tout une des conditions d'existence de la société, alors la situation est intervertie. C'est l'individu qui est incompétent; car, ne connaissant du monde que le petit coin où il s'agite, il est mal placé pour juger des intérêts de la communauté. C'est à l'Etat que revient ce soin; et voilà pourquoi nous disions en commençant que l'économie politique ne peut se passer d'une science de l'Etat. Il est vrai que les économistes échappent à cette conséquence en niant les prémisses et en réduisant la société à n'être qu'une simple juxtaposition d'individus. Mais c'est là précisément la grande erreur économique. Qu'on le veuille ou non, qu'elles soient un bien ou un mal, les sociétés existent. C'est au sein de sociétés constituées que se manifeste l'activité économique. La logique ne peut rien contre un fait qui complique, il est vrai, les données du problème, mais dont il n'est pas possible de faire abstraction.7

Si l'on veut voir ce que deviennent les questions économiques, quand on les examine du point de vue de la société plutôt que du point de vue de l'individu, on n'a qu à lire la brochure de Schaeffle sur la Quintessence du socialisme. Ce petit livre, dont on connaît l'immense succès en Allemagne, a été l'objet en France d'interprétations très inexactes sur lesquelles il est bon de s'expliquer.

C'est M. Benoît Malon qui l'a introduit chez nous.8 M. Malon crut reconnaître en M. Schaeffle, malgré quelques dissidences de détail un collectiviste très suffisamment orthodoxe et le présenta comme tel au public français. Là-dessus M. Paul Leroy-Beaulieu, dans sa Critique du Collectivisme ne put faire autrement que de ménager une place à Schaeffle dont il réfuta amplement le prétendu socialisme. Comment se fit-il que personne ne protesta, nous n'en savons rien. Toujours est-il que dans le courant de l'année dernière M. Schaeffle publia une nouvelle brochure dans laquelle il repoussait loin de lui l'accusation de collectivisme.9 Cet ouvrage jeta économistes et socialistes dans un véritable désarroi. Un rédacteur du Journal des Economistes, dans un article d'une extrême violence, reprocha vigoureusement à Schaeffle la méprise dont celui-ci avait été la victime. M. Schaeffle n'était pourtant pas coupable. En supposant que son opuscule ne fût pas clair par lui-même -- ce qui n'est pas -- on aurait évité un aussi étrange malentendu si, avant de le louer ou de le critiquer, on avait pris le soin de lire l'un ou l'autre de ses principaux ouvrages. On ne juge pas sur une brochure de soixante pages un homme dont l'oeuvre est aussi considérable,

La question qui est posée dans la Quintessence pourrait se formuler ainsi: Jusqu'ici la vie économique n'a été qu'un ensemble de réflexes; que deviendrait-elle, si on la rattachait aux centres conscients de l'organisme social? C'est donc une étude objective de l'idée socialiste. L'auteur se propose d'en constater le contenu, den Inhalt des Socialismus zu constatiren ; d'en faire voir les avantages et les desiderata ; de débarrasser le terrain des arguments mauvais et surannés que l'on échange de part et d'autre depuis si longtemps, mais cela sans se prononcer sur le fond du débat. Aussi signale-t-il à plusieurs reprises10 dans la doctrine socialiste des lacunes dont il ne cherche pas le moins du monde à diminuer l'importance. Il a indiqué, il est vrai, dans le troisième volume de son Bau und Leben des socialen Koerpers, comment ces lacunes pourraient êtres comblées. Mais il n'est pas pour cela collectiviste. Il a trop le sentiment de la réalité et de la complexité des choses pour attribuer plus qu'une valeur logique à une simple construction de l'esprit. Sans doute il inclinerait assez volontiers à croire qu'on pourrait débarrasser la conception socialiste de toute contradiction interne, à condition toutefois de renoncer aux principes fondamentaux de la théorie de Marx. Est-ce à dire que le socialisme ainsi renouvelé pourra jamais passer dans les faits? Question insoluble que la raison est à jamais impuissante à résoudre. Seule l'expérience peut la trancher et elle ne se pique pas de logique. A tout le moins ne faut-il pas dire que l'individualisme soit le meilleur système qu'on puisse imaginer, et c'est ce que M. Schaeffle veut démontrer.

L'opuscule de M. Schaeffle n'est donc ni une déclaration de collectivisme, ni, comme on l'a dit bien légèrement, un simple jeu d'esprit.

Il se propose seulement de nous montrer, isolé et comme à l'état de pureté, tout un côté des choses sur lequel les économistes ferment trop volontiers les yeux. Il nous fait voir les questions économiques par leur aspect social. En un mot, et ceci résume assez nettement notre impression, le meilleur moyen d'initier un jeune esprit aux problème de l'économie politique serait de lui faire lire concurremment la Quintessence du Socialisme de Schaeffle et les Harmonies économiques de Bastiat.


IV. Si nous ne nous trompons, de cet examen, quelque rapide qu'il ait été, on voit dès à présent se dégager le plan suivant lequel la science tend à s'organiser.

Il existe encore quelques penseurs qui ne croient pas à l'avenir de la sociologie. Leur argument favori est qu'ils n'en aperçoivent nettement ni l'objet. ni les divisions. ni le programme. Ils se défient d'une science que l'on annonce au monde comme une nouveauté, sans antécédent historique. Et en cela ils ont bien raison. Si vraiment, comme on l'a dit quelquefois, la sociologie datait d'Auguste Comte, si elle était à ce ce moment-là sortie du néant, nous partagerions cette juste défiance. Il n'y a pas plus de révolutions et de créations brusques dans le monde de la science que dans le monde des choses. Tout être, né viable, est le produit d'une évolution. Mais c'est une illusion de croire que la sociologie date d'hier et soit le fruit d'une brillante improvisation. Elle existait de tout temps, à l'état latent et diffus; le grand service qu'ont rendu Comte et son école fut simplement de montrer l'unité de ces recherches, en apparence incohérentes, de donner à la science sociale un nom et une personnalité, et de l'intégrer dans le système des sciences positives. De tout temps, les phénomènes économiques, l'Etat, le droit, la morale, la religion ont été étudiés scientifiquement, donnant ainsi naissance à cinq sciences qu'on a le droit d'appeler sociologiques.

Seulement il faut qu'elles restent fidèles à ce titre qu'elles oublient trop souvent. Voilà l'important progrès qui leur reste à faire. La science sociale, dit M. Maurice Block,11 "ne voit que les hommes, abstraction faite de ce lien extérieur qu'on appelle l'Etat." En d'autres termes, la science dite sociale devrait étudier les hommes en supposant qu'ils ne vivent pas en société. En vérité, il vaudrait mieux lui donner un autre nom. -- On nous répondra que l'Etat et la société sont deux choses distinctes. -- Oui, mais à une condition, c'est qu'on voie dans l'Etat un lien tout extérieur, un système artificiel qui se surajoute à la société, mais n'en émane pas. C'est la conception simpliste de Rousseau à laquelle l'école économique s'attache opiniâtrément, et cela après un siècle d'expériences qui ne semblaient guère avoir été favorables à la théorie du Contrat social. Les choses sont autrement complexes. Une société n'est pas une collection d'individus qu'une machine énorme, monstrueuse tiendrait violemment rapprochés et serrés les uns sur les autres. Non, la solidarité vient du dedans et non du dehors. Les hommes s'attirent entre eux aussi naturellement que les atomes du minéral et les cellules de l'organisme. L'affinité qui les porte les uns vers les autres, c'est la sympathie, sentiment dont on aperçoit les premiers germes dans les sociétés animales, qui va croissant, se compliquant, se transformant avec le progrès, mais qui n'est pas moins naturel à l'homme que l'égoïsme, auquel les économistes voudraient, pour plus de simplicité réduire le coeur humain Eh bien! à chaque moment de son développement, cette solidarité s'exprime au dehors par une structure appropriée. L'Etat est une de ces structures.L'Etat, c'est la forme extérieure et visible de la sociabilité. En faire abstraction, c'est donc bien, comme nous disions, supposer que les hommes ne vivent pas en sociétés. C'est admettre comme un axiome qu'il n'y a et ne peut y avoir entre eux que des contacts extérieurs et des rapprochements passagers, déterminés par des rencontres toujours fortuites d'intérêts. -- On objectera que l'abstraction est un procédé légitime de la science. -- Assurément. Mais abstraire c'est découper dans la réalité une partie que l'on isole: ce n'est pas créer de toutes pièces un être de raison. Or, l'homme et la société que conçoivent les économistes sont de pures imaginations qui ne correspondent à rien dans les choses. Le sociologue devra donc considérer les faits économiques, l'Etat, la morale, le droit et la religion, comme autant de fonctions de l'organisme social, et il les étudiera comme des phénomènes qui se passent au sein d'une société close et définie. De ce point de vue les choses changent aussitôt d'aspect. Du coup, nous l'avons déjà vu, l'économie politique perd son autonomie, car on ne peut pas étudier fonction sociale en l'isolant complètement des autres. L'Etat n'est plus une construction logique que l'on peut arranger et déranger à volonté. C'est un organe qui concentre et exprime toute la vie sociale Le droit et la moral ne sont plus des collections de maximes abstraites et de préceptes immuables, dictés par l'impersonnelle raison; mais des choses vivantes, qui sortent des entrailles mêmes de la nation et partagent toutes ses destinées. Remarquons d'ailleurs que cette conception de la morale et du droit n'est inconciliable avec aucune métaphysique. Que les principes de l'éthique soient ou non des inductions de l'expérience, il est bien certain qu'ils ont un rôle social. C'est ce rôle seulement que la science sociale s'attache à déterminer. C'est ce qui a permis à un idéaliste comme Ahrens de se poser le problème dans les termes que nous venons de dire.

Ainsi la sociologie comprend dès maintenant trois sciences particulières, l'une qui étudie l'État, l'autre les fonctions régulatrices (droit, morale, religion), la troisième, enfin, les fonctions économiques de la société. En dehors de cette sociologie normale, il y a une sociologie pathologique, dont la criminologie est la partie la plus avancée. Les remarquables articles de M. Tarde ont fait connaître aux lecteurs de la Revue l'état actuel de cette science. Toutefois ces études spéciales n'épuisent pas le champ de la sociologie. On s'entend, depuis Claude Bernard, pour admettre qu'à côté des sciences biologiques particulières, il existe une biologie générale, qui recherche les propriétés générales de la vie. De même, il existe une sociologie générale qui a pour objet d'étudier les propriétés générales de la vie sociale. C'est cette science, à vrai dire, qui est d'origine récente et qui date vraiment de notre siècle. C'est d'elle que relèvent les travaux de Comte, de Schaeffle, de Spencer, de Lilienfeld, de Le Bon, de Gumplowicz, de Siciliani, etc. Mais il ne faut pas croire qu'elle ait été créée ex nihilo. Elle trouve au contraire des matériaux tout préparés dans les trois sciences particulières dont il vient d'être parlé et dont elle est comme la synthèse. C'est à la sociologie générale qu'il appartient d'étudier la formation de la conscience collective, le principe de la division du travail social, le rôle et les limites de la sélection naturelle et de la concurrence vitale au sein des sociétés, la loi de l'hérédité ou de la continuité dans l'évolution sociale, etc., etc. N'y a-t-il pas là matière à de belles généralisations?

C'est toujours perdre son temps que de discuter pour savoir si une science est possible et si elle vivra. Pour ce qui concerne la sociologie, la question n'est pas seulement oiseuse; elle est tranchée. La sociologie existe; elle vit et progresse; elle a un objet et une méthode; elle comprend une assez grande variété de problèmes pour comporter dès maintenant une utile division du travail; elle a suscité de remarquables travaux tant en France qu'à l'étranger, surtout à l'étranger; enfin elle est appelée à rendre dans l'ordre pratique d'inappréciables services. Elle seule, en effet, est en état de restaurer cette idée de l'unité organique des sociétés, que d'éminents doctrinaires sont en train d'ébranler à coups de logique. Seulement, comme le dit M. Schaeffle à la fin de son grand ouvrage sur la structure et la vie du corps social, il ne faut pas oublier que la sociologie, comme les autres sciences, et peut-être même plus que les autres, ne peut progresser que par un travail en commun et un effort collectif.


Notes

  1. Voir à ce sujet l'intéressante discussion de MM. Harrison et Spencer: The Nineteenth Century. Janvier, juillet, mars, septembre 1884.
  2. Chap. IX, p. 763-774.
  3. Les préjugés d'aujourd'hui sont peut-être plus malléables que coeur d'autrefois, voilà tout.
  4. Regnard, L'Etat, p. 28 et 20.
  5. Sumner Maine, qui voit dans la famille patriarcale la société primitive, a le droit de faire de la contiguïté un principe postérieur à la consanguinité. Mais il n'en est pas de même de M. Regnard, qui admet des sociétés anté-patriarcales.
  6. Questions sociales, 471.
  7. Le livre de M. Coste se termine par quelques études de MM. Arréat et Burdeau sur l'instruction publique, qui malheureusement ne peuvent trouver place dans le cadre de notre Revue. Mais il importe d'en dire un mot. Malgré quelques divergences de détail, les vues communes des deux écrivains peuvent être résumées ainsi: A la base de toute éducation un enseignement général qui mènerait l'enfant jusqu'à treize ans. A ce moment, un système de bifurcation qui diviserait les enfants en deux grands courants, l'un qui aboutirait vers la quinzième année fournirait à la société les ouvriers, les contre-maîtres et commis de toute sorte; l'autre continuant jusque vers la dix-septième ou dix-huitième année, et se partageant alors en trois ou quatre branches pour jeter dans les facultés, dans les écoles de l'Etat une élite de jeunes gens munis d'une culture générale complète. A l'intérieur des lycées, suppression du grec et du latin. Les sciences, l'histoire et la philosophie seraient la base de l'enseignement. -- Notons en passant une bien juste remarque de M. Burdeau, c'est que le vrai moyen de convertir les jeunes gens à la philosophie est d'en rattacher les problèmes même abstraits aux questions morales et sociales.
  8. M. Malon donna de l'opuscule une traduction, assez imparfaite d'ailleurs, c'est ainsi qu'on y voit Zuchtwahl traduit par assimilation.
  9. Die Aussichtslosigkeit der Socialdemocratie. M. Leroy-Beaulieu s'est demandé si la publication de cette dernière brochure n'avait pas été déterminée par son livre sur le Collectivisme. (V. préface de la 2ième édition.) Nous sommes en mesure d'affirmer qu'il n'en est rien.
  10. Pages 31 et 49 en particulier.
  11. Article "Science sociale" du Dictionnaire politique.


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