1887a

Durkheim, Émile. 1887. "La Philosophie dans les universités allemandes." Revue international de l'enseignement 13: 313-38, 423-40.


L'organisation de l'enseignement philosophique dans les Universités allemandes n'est plus inconnue en France. Elle a été décrite dans plusieurs articles de la Revue internationale et de la Revue philosophique.1 La question est assurément assez complexe pour pouvoir être reprise. Cependant les intéressantes études que nous venons de rappeler nous permettront d'être plus court en nous dispensant des redites. Il y a un certain nombre de faits que nous supposerons connus.2


I. Remarque a propos de l'organisation de l'enseignement

Les deux Universités où l'enseignement philosophique est le plus étendu sont celles de Leipzig et de Berlin. Il y a quelques années encore celle de Leipzig tenait la tête; elle avait du moins sur sa rivale une supériorité numérique qu'elle semble avoir perdue. D'après ce que rapporte M. H. Lachelier, Berlin ne comptait en 1879 que 6 professeurs ou privat-docenten. Il y en a maintenant 14 dont 3 professeurs ordinaires, 1 professeur honoraire, 4 professeurs extraordinaires et 6 privat-docenten. Le nombre des course annoncés pour le semestre d'hiver 1886-1887 est de trent environ. Leipzig au contraire reste stationnaire avec 8 ou 10 professeurs de [313-314] tout ordre, qui font en en moyenne de 20 à 25 cours par semestre.3 Cependant c'est toujours à Leipzig que se rendent préférence les étrangers qui viennent en Allemagne compléter leur éducation philosophique. C'est à M. Wundt et à son enseignement qu'est due cette vogue persistante. C'est cette même cause qui nous a attire à Leipzig et nous y a retenu plus longtemps que ailleurs. Aussi, bien que nous n'ayons pas l'intention de faire une monographie, la description de cette Université sera tout naturellement le centre de cette étude.4

Voici le programme des cours qui ont été faits à Leipzig pendant l'été de 1886.

A ces cours proprement philosophiques on peut ajouter les suivants:

Ce qui frappe tout d'abord dès qu'on jette un coup d'oeil sur ce tableau, c'est le grand nombre des cours qui traitent des mêmes questions et semblent faire double emploi. Cette concordance n'est pourtant pas le résultat d'une rencontre fortuite, car elle se reproduit à chaque semestre. Pendant l'hiver de 1886-1887 il sera professé à Leipzig trois cours de logique et cinq cours sur l'histoire de la philosophie. En revanche la psychologie disparaît entièrement du programme. Nous relevons de même à Berlin, pendant l'été de 1886, quatre cours consacrés à l'histoire de la philosophie (un à l'histoire générale, trois à la philosophie moderne exclusivement); quatre cours de logique; quatre cours sur Kant.6 Que dire de l'Université de Munich, où sur cinq cours trois étaient consacrés à l'histoire de la philosophie?

Ce système a ses partisans et théoriquement il n'est pas sans avantages. La philosophie, peut-on dire pour le défendre, vit de discussions. Elle ne possède pas un criterium objectif qui lui permette de faire la sélection entre les idées. Il faut donc les laisser se produire librement et librement lutter les unes avec les autres. Les meilleures, c'est-à-dire les plus justes, sont celles qui sont le mieux douées pour la lutte et qui triompheront. Or l'Université n'est-elle pas le théâtre naturellement indiqué pour cette guerre courtoise? Il importe donc que les vues les plus diverses s'y trouvent représentées et que la jeunesse puisse choisir entre elles avec liberté et en connaissance de cause. Tous ces enseignements parallèles ne se répètent pas, mais se complètent. L'Université ne doit appartenir ni à une école ni à une coterie; elle doit rester fidèle à son nom; elle doit être une image raccourcie de la science tout entière.

On ne saurait nier tout ce qu'il y a d'élevé dans cette conception. Seulement à force de parler de la fin idéale des Universités, [315-316] on oublie trop à quoi, dans la réalité, se réduit leur fonction. Une Université allemande n'est pas une sorte de société savante où les professeurs initieraient leur auditoire aux résultats de leurs recherches personnelles. C'est une école où l'on enseigne des vérités acquises, ou regardées comme telles. L'étudiant y vient apprendre un certain nombre de sciences qu'il n'a pas étudiées au Gymnase. Voilà tout. Quand il arrive, il n'a pour ainsi dire pas entendu parler de philosophie; quand il partira, il devra posséder quelques notions sur la nature des sciences philosophiques, sur les principales questions qui y sont traitées, sur les méthodes que l'on y suit. Mais on ne pourra pas plus lui demander et il ne lui sera pas plus possible d'être kantien, hégélien ou positiviste, qu'à un élève de nos lycées au lendemain du baccalauréat. Il suivra donc une fois pour toutes un cours de logique, un cours de psychologie, un cours sur l'histoire de la philosophie; mais il n'ira pas confronter l'enseignement de M. X... qui professe le kantisme, par celui de M. Y... qui professe à côté l'hégélianisme. Il trouvera tout aussi bien auprès de l'un qu'auprès de l'autre les connaissances très générales qu'on exige de lui. Ajoutons qu'en fait et sauf quelques exceptions il n'y a entre les tendances qui se partagent pour le moment la philosophie universitaire en Allemagne que des nuances. On nous objectera que nous parlons seulement du gros des étudiants et que nous oublions l'élite qui se destine à l'enseignement de la philosophie ou l'étude par goût désintéressé. Malheureusement cette élite est peu nombreuse. Nous aurons à revenir sur ce point.

Il nous semble donc qu'il y a dans cette multitude de cours, qui se font les uns aux autres une concurrence apparente, une véritable perte de force. Il y aurait tout profit, je crois, si les professeurs s'entendaient davantage pour se repartir entre eux les différentes parties de la science qu'ils sont chargés d'enseigner. Mais nous touchons ici à une des particularités de l'organisation universitaire en Allemagne. On sait que chaque Université a sa vie propre et son autonomie:7 eh bien! les différents cours d'une même Université ne sont pas moins indépendants les uns des autres. Certes nos voisins ont raison d'être fiers de cette admirable décentralisation intellectuelle, qui laisse à chaque travailleur sa pleine initiative; et nous avons de bonnes raisons pour la leur envier. Mais encore faudrait-il que tous ces enseignements [316-317] voisins et solidaires ne s'ignorassent pas les uns les autres. Au reste, dès qu'on a passé le seuil de l'Université, on a, dans un fait bien insignifiant en vérité, une image visible du sentiment vraiment jaloux que le professeur allemand a de son indépendance. Au lieu de ces grandes affiches, claires et bien ordonnées, que l'on voit à la porte de nos Facultés, et où les cours sont si méthodiquement classés, qu'un coup d'oeil suffit pour apercevoir celui qu'on cherche, on se trouve en présence de deux ou trois vitrines, remplies de bulletins microscopiques, étroitement serrés les uns contre les autres, si bien qu'on reste un bon moment tout désorienté, sans savoir par où commencer. Chaque professeur ou privat-docent inscrit ou fait inscrire par son famulus sur une de ces petites feuilles le sujet, l'heure et le lieu de ses leçons, ainsi que les jours et les heures où il reçoit les étudiants; et ce sont ces petits bouts de papier collés au hasard les uns à côté des autres qui forment le programme officiel des cours de l'Université. Vraiment tandis que je m'escrimais à y découvrir le nom que je cherchais et à y déchiffrer des caractères souvent illisibles, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'un peu de centralisation française avait parfois du bon.

Ce qui achève de démontrer l'inutilité de ces cours multipliés, c'est que la plupart d'entre eux ne sont, pour ainsi dire, pas suivis. Quand on parcourt le Verzeichniss der Vorlesungen (petite brochure où l'on trouve les noms des professeurs et les sujets des cours), il est malaisé de ne pas trouver imposante cette longue liste de professeurs de tout ordre et de toute provenance, et il est certain que la plupart de nos Facultés, avec leur unique philosophe, font maigre figure à côté de cette armée compacte. Mais cette première impression se modifie quelque peu dès qu'on se met à fréquenter l'Université, car on constate alors que la plupart de ces leçons sont sans grande utilité parce qu'elles sont à peu près sans auditeurs. Sur les dix philosophes qui enseignaient à Leipzig, il n'y en avait guère que deux ou trois qui étaient assidûment et abondamment fréquentés. J'ai vu un privat-docent faire régulièrement son cours trois fois par semaine, devant un auditoire composé de son famulus et de deux autres étudiants. Je ne sais pas d'ailleurs ce que ces derniers venaient faire, car ils ne prenaient pas de notes et ne semblaient même pas attentifs. Il est des professeurs qui ne montrent pas une telle constance et qui refusent de venir pour si peu d élèves. A peine ont-ils ouvert leur cours qu'ils le ferment et se donnent tout entiers à leurs travaux personnels. Si encore c'était la valeur scientifique du maître qui [317-318] attirait seule les étudiants et décidait du succès, il n'y aurait pas trop lieu de se plaindre de ce que tant de cours sont abandonnés. Il n'y a pas de vie sans lutte, pourrait-on dire, et il n'y a pas de lutte sans vaincus. Voulez-vous avoir des auditoires actifs, ardents, enthousiastes? Résignez-vous à voir à côté des auditoires vides. La sélection ne peut se faire avec fruit, si elle ne se fait sur une large étendue, et s'il n'y a, par conséquent, beaucoup de sacrifiés. Pour que quelques professeurs soient suivis avec zèle, il faut qu'il y en ait plus encore qui soient délaissés. Par malheur, les choses se passent beaucoup plus simplement, et même beaucoup plus vulgairement. Les raisons qui fixent la faveur des étudiants n'ont d'ordinaire rien à faire avec la science et sont exclusivement d'ordre pratique. Les professeurs auprès desquels ils se rendent en foule sont ceux qui font partie du jury d'examen. Un homme, même ordinaire, s'il est revêtu de cette dignité, est à peu près assuré de faire salle pleine. Les autres ne sont fréquentés que par le petit nombre des esprits curieux. Pourtant, comme me le faisait remarquer un étudiant qui ne laissait pas de suivre les mêmes errements et me le confessait, il y aurait tout intérêt à procéder autrement. Les professeurs dont les cours se trouvent ainsi fréquentés, étant plus ou moins rapprochés du faîte de leur carrière, mettent à leurs leçons moins d'ardeur que des débutants qui ont pour eux le feu de la jeunesse et que stimule le besoin d'arriver. Rien d'ailleurs n'est plus contraire à notre intention que de voir dans cet esprit pratique un défaut spécial de l'étudiant allemand, et nous ne prétendons pas que la moyenne des élèves de nos Facultés ait beaucoup plus de zèle scientifique. L'homme est le même partout et l'étudiant aussi; les amis désintéressés de la science sont le petit nombre, en deçà comme au delà du Rhin. NIais de ce que les conditions sont à peu près les mêmes dans les deux pays, il suit naturellement que cet énorme appareil de cours est un luxe sans grands profits.

S'il n'a pas de grands profits, il a certainement de graves inconvénients. En effet, les professeurs ordinaires ne forment que la minorité des maîtres qui enseignent à l'Université. Les autres sont des professeurs honoraires ou extraordinaires qui ont tout au plus un très petit traitement, ou bien enfin des privat-docenten qui n'ont généralement d'autres ressources que les honoraires payés par leurs auditeurs. Dieu sait si cette institution a été vantée chez nous! Comment, en effet, n'en pas admirer la souplesse quand on la compare avec la rigidité de notre organisation administrative? A mon départ de France, je partageais l'idée commune; [318-319] mais les Allemands eux-mêmes ont pris soin de me détromper. En effet, d'après ce que je viens de dire, on comprend sans peine qu'un privat-docent, sans ressources personnelles, risquerait fort de mourir de faim. On nous a cité l'exemple d'un des hommes les plus considérables de l'Allemagne qui pendant les longues années où il est resté privat-docent était littéralement affamé. D'une manière générale, c'est une très grande exception qu'un privat-docent puisse se suffire. Il en résulte qu'il existe dans les Universités allemandes un véritable prolétariat, et si ces prolétaires d'un nouveau genre ne sont pas plus nombreux, c'est que sauf les jeunes gens de vocation irrésistible et de robuste volonté, on ne se risque guère dans la carrière académique si l'on ne jouit de quelque aisance. Certes, il est très beau et très honorable pour un pays qu'une carrière aussi ardue continue à être recherchée par l'élite de la société.8 D'autre part, cette existence sévère, cette vie de privations et de sacrifices trempe solidement le caractère des jeunes hommes qui s'y destinent en connaissance de cause. Enfin, le besoin ne peut qu'exciter leur activité. Il n'en est pas moins vrai que l'accès de l'enseignement supérieur se trouve ainsi fermé à bien des esprits qui seraient appelés à y réussir, et qu'une sélection ainsi opérée risque fort de ne pas se faire au mieux des intérêts de la science.

L'objection est vieille et on y a depuis longtemps répondu que l'institution des privat-docenten est la pierre angulaire de l'édifice universitaire, car elle est l'unique réserve où se recrutent les futurs professeurs de l'Université. La réponse est sans réplique, mais elle nous fait en même temps toucher du doigt un des points par où l'organisation de l'enseignement public en Allemagne prête le plus à la critique. Entre les gymnases et l'Université il y a une solution de continuité. Sans doute, tout Gymnasiallehrer a été, pendant trois ans au moins, étudiant à l'Université mais une fois qu'il l'a quittée, rien ne l'y rattache plus que lé souvenir. La carrière de l'enseignement secondaire et celle de l enseignement supérieur sont absolument distinctes et il faut choisir entre elles une fois pour toutes. Il est très rare qu'un professeur de gymnase soit appelé à l'Université.9 Celle-ci devant se suffire à elle-même est donc obligée d'entretenir à côté d'elle un certain nombre de maîtres surnuméraires parmi lesquels elle puisse choisir, au fur et à mesure que la nécessité s'en fait sentir, [319-320] les professeurs dont elle a besoin. Voilà ce qui rend l'institution des privat-docenten indispensable en Allemagne. Mais on voit qu'elle n'a pas chez nous la même raison d'être. C'est dans nos lycées que nos Facultés se renouvellent, du moins en partie. Notre système a l'avantage d'entretenir dans l'enseignement public un double courant: l'un qui va de la tête aux extrémités, et l'autre qui retourne des extrémités à la tête. Le professeur de lycée est relié à l'Université non pas seulement par le souvenir d'un passé qui va chaque jour en s'effaçant, mais par une légitime espérance. Il en résulte sinon plus de vie, du moins une activité répandue sur une plus large surface.10


II. -- Manière d'enseigner

On connaît la simplicité avec laquelle le professeur allemand fait son cours. Elle n'est pourtant pas sans exception. Il en est qui visent à l'éloquence et se font un renom d'orateurs. Il est vrai qu'ils sont assez mal vus de la majorité des étudiants, qui ne parlent jamais sans sourire un peu de "leurs manières théâtrales"; ils semblent même être l'objet d'une sorte de défiance. Pourtant j'ai entendu faire ce reproche à des hommes comme Kuno Fischer et Du Bois Reymond; c'est dire que ces sortes de sentences sont souvent rendues avec une sévérité qui frise le philistinisme. Toutefois il est incontestable que le défaut contraire est beaucoup plus fréquent. Il est un certain nombre de professeurs qui poussent le dédain des formes oratoires jusqu'à dicter littéralement leurs cours. On conçoit que ces sortes de leçons manquent un peu d'animation. Le professeur lit deux fois et souvent plus chaque membre de phrase. N'a-t-il trop vite? Un frottement de pieds très significatif l'en avertit; et, docile, il se reprend et articule avec plus, de lenteur. De temps en temps il s'interrompt pour donner quelques explications complémentaires sur le ton de la conversation ordinaire. Aussitôt tous les élèves lèvent la tête et se reposent un moment. Reprend-il le ton monotone de la dictée? à ce seul signal toutes les têtes s'abaissent comme par enchantement et les plumes de courir sur le papier. Ces mouvements alternés se font avec un merveilleux ensemble; et vraiment quand il y a deux cents élèves dans la salle, le coup d'oeil est assez curieux. D'autres professeurs se contentent de résumer en l'expliquant le livre qu'ils ont écrit sur [320-321] les questions qu'ils traitent. Maîtres et élèves apportent l'ouvrage et la leçon se passe en commentaires.11 Bien entendu un grand nombre de professeurs savent se tenir à égale distance de ces extrêmes et prouvent une fois de plus que le soin de la forme, l'art de la composition, une animation modérée se concilient très bien avec les intérêts de la science. Quant à la clarté, loin d'être négligée, elle est pour eux l'objet d'un souci constant. Chargés d'un enseignement élémentaire, ils ne sortent pas de leur rôle. Ils ne se donnent pas pour tâche d'être originaux; ce dont les étudiants ne leur sauraient aucun gré. Ils tiennent avant tout à se faire comprendre. On sent chez eux un continuel effort pour rester à la hauteur des élèves, toute sorte de procédés sont employés dans ce but, divisions multipliées et indiquées avec soin, répétition de la même idée sous des formes différentes, résumé de la leçon précédente au commencement de chaque entretien. etc., etc.

La leçon n'est que de trois quarts d'heure. Elle commence toujours quinze minutes après l'heure indiquée sur l'affiche, mais finit à l'heure précise. Les élèves ne souffrent guère qu'elle se prolonge au delà. Ce fait a souvent étonné les observateurs qui l'ont rapporté. On s'est demandé si la puissance d'attention de l'étudiant allemand ne dépassait pas quarante-cinq minutes. On a fait aussi remarquer, et non sans raison, qu'en un si court espace de temps il était difficile de faire une leçon composée. On aurait dû ajouter, il est vrai, que cet inconvénient n'est pas si grand en Allemagne qu'il le serait chez nous, parce que le professeur fait son cours presque tous les jours et qu'il ne se passe pas plus de vingt-quatre ou de quarante-huit heures entre deux leçons. Peut-être même pourrait-on dire que pour faire tenir exactement un sujet dans chaque heure de cours il faut souvent se résigner à des arrangements assez artificiels. Mais, quoi qu'il en soit, la coutume dont nous parlons a une très simple explication, et elle est étroitement liée à l'organisation même des Universités. Les bâtiments de l'Université s'étendent le plus souvent sur une vaste étendue. Les Instituts de chimie, de physiologie sont même assez distants de l'édifice principal. Il faut donc laisser aux élèves le temps nécessaire pour aller d'un cours à l autre. Peut-être arriverait-il au même résultat en combinant savamment les cours; mais qu'on songe à la quantité de leçons qui se font chaque jour dans une grande Université et on conviendra qu'un pareil travail n'est guère commode, s'il n'est pas impossible. D'ailleurs [321-322] on ne pourrait procéder de cette manière, sans porter atteinte à la liberté de l'étudiant, à cette Akademische Lernfreiheit, si chère à tout le monde, aux maîtres comme aux élèves. Il a donc paru plus simple de laisser entre chaque leçon un repos d'un quart d'heure, et voilà d'où vient cette heure académique (Akademische Stunde) qui a fini par devenir l'unité de temps dans la vie universitaire. Elle a, comme on le voit, plus d'avantages que d'inconvénients.


III. -- Matières enseignées et esprit de l'enseignement

Pour donner au lecteur une idée exacte des matières enseignées, nous avons relevé le nombre des cours consacrés à chaque partie de la philosophie pendant le dernier semestre d'été dans toutes les Universités d'Allemagne réunies.

Ces chiffres sont à peu près constants. Pour le semestre d'hiver nous trouvons de même 20 cours de logique, 15 de psychologie, 33 d'histoire de la philosophie, 29 sur les auteurs, 15 sur la morale et la philosophie du droit, 7 sur la métaphysique.12

A côté de ces cours où l'on enseigne, d'une manière un peu générale, toute une partie de la science, il y a un assez petit [322-323] nombre de leçons consacrées à l'étude de sujets spéciaux. En voici la liste à peu près complète pour l'été 1886.

Le lecteur a sans doute été frappé de la rareté des cours de métaphysique. Faut-il voir dans ce fait le symptôme d'une transformation que serait en train de subir l'esprit de la philosophie allemande et l'Allemagne cesserait-elle d'être la terre classique de la métaphysique? Nous ne le croyons pas et nous donnerons plus bas de nombreux faits à l'appui de cette opinion. Nous entendions même un jour, non sans étonnement, un professeur déclarer au cours d'une leçon sur la philosophie contemporaine, que notre époque était caractérisée par le réveil de l'esprit métaphysique. Si la métaphysique est négligée dans l'enseignement, c'est tout simplement qu'elle tient peu de place dans l'examen. Seuls les candidats qui désirent professer dans les gymnases cet enseignement philosophique très élémentaire qu'on appelle la propédeutique philosophique sont tenus d'avoir quelque connaissance de ces questions. Avant tout, dit le règlement, "ils doivent être parvenus à avoir une idée de l'essence de la philosophie en se familiarisant avec les concepts métaphysiques élémentaires."13 Mais ces sortes de candidats sont en petit nombre. Aux autres on demande seulement d'avoir étudié "les lois les plus importantes de la logique et les choses essentielles de la psychologie empirique (Die Hauptsachen der empirischen psychologie), d'avoir lu avec attention et compris un ouvrage philosophique important dont le choix leur est laissé, enfin de posséder quelque connaissance en histoire de la philosophie. Ainsi, nous venons de le voir, les études métaphysiques restent l'essence de la philosophie, das Wesen der Philosophie. Seulement on en juge indigne la foule des étudiants ordinaires et on les réserve pour la petite élite des initiés. On en tait l'objet d'une sorte d'enseignement ésotérique. [323-324] En tout cas ce fait tranche une question souvent agitée chez nous et démontre qu'il peut y, avoir un enseignement philosophique très suffisamment vivant, sans métaphysique. Il est curieux que ce soit le pas le plus métaphysicien d'Europe qui se soit chargé de faire l'expérience.

Les trois parties de la philosophie dans lesquelles se renferme l'enseignement, les trois disciplines philosophiques comme on dit en Allemagne, sont la psychologie, la logique et l'histoire de la philosophie; encore ne s'occupe-t-on guère que de l'histoire de la philosophie moderne et de la philosophie contemporaine. Contrairement à ce qui se passe chez nous la logique tient plus de place que la psychologie. C'est par elle que les étudiant ont l'habitude de commencer l'étude de la philosophie. On trouve à chaque instant dans les programmes des cours ce titre: Introduction a la philosophie et logique. Elle comprend presque toujours une théorie de la connaissance et souvent une méthodologie. Elle constitue avec la métaphysique ce qu'on appelle la philosophie théorique, par opposition à la philosophie pratique qui comprend la morale, la philosophie du droit et l'esthétique. Si d'autre part on divise la métaphysique en ses trois parties, philosophie de la nature, de l'esprit, de la religion, on arrive au tableau suivant qui représente assez fidèlement la division la plus ordinaire de la pure philosophie en Allemagne.

PHILOSOPHIE

Théorique

Pratique

Logique formelle
Métaphysique générale
Éthique
Théorie de la connaissance
Philosophie de la nature
Philosophie du droit
Méthodologie
Philosophie de l'esprit
Esthétique
Philosophie de la religion

On est peut-être étonné de ne pas voir mentionnée la psychologie. C'est qu en effet il est assez difficile de lui marquer une place déterminée parmi les sciences philosophiques. Les Allemands en font volontiers une science autonome, voisine mais distincte de la philosophie, à laquelle elle se rattache par sa partie métaphysique (philosophie de l'esprit). On dit couramment en Allemagne: la philosophie et la psychologie; ce qui indique bien que la seconde n'est pas seulement une partie de la première. Une société philosophique dont nous parlons plus bas en détail publie tous les ans un rapport sur ses travaux. Dans l'un d'eux il [324-325] est dit que la société fait de plus en plus entrer dans le cercle de ses études les sciences spéciales qui touchent à la philosophie comme les sciences naturelles, les sciences sociales et enfin la psychologie. Toutefois il ne faudrait pas conclure de cette tendance que la psychologie est enseignée à l'Université comme une science expérimentale. Tel n'est pas le sens qu'il convient de donner à l'expression de "psychologie empirique", que nous citions plus haut. Tout au contraire nous verrons que l'expérimentation est médiocrement en honneur parmi les psychologues actuels de l'Allemagne. Mais il s'agit seulement d'une psychologie débarrassée ou, pour parler plus exactement, privée des généralisations métaphysiques qui la couronnent. Wolf est le premier qui ait pris le mot dans cette acception; dès 1710 il distingua deux psychologies dans la psychologie; la psychologia empirica et la psychologia rationalis. Quant à la méthode employée pour faire cette psychologie empirique elle consiste tantôt dans l'observation personnelle, tantôt dans l'analyse idéologique, avec accompagnement de vues toutes spéculatives et qui touchent de près à la métaphysique; ce qui n'empêche pas, il est vrai, de faire assez souvent place à quelques considérations physiologiques dans l'étude des faits psychiques élémentaires. Néanmoins il nous semble difficile que cette indépendance relative dont la psychologie jouit dès maintenant dans l'opinion ne serve tôt ou tard à en accélérer les progrès.

Chaque cours dure en moyenne dix-huit ou vingt semaines, ce qui représente environ la valeur de cinquante à soixante leçons d'une heure. On conçoit que dans ces conditions il faille s'en tenir aux questions les plus générales. Ce court espace de temps suffit parfois à exposer toute l'histoire de la philosophie. Le professeur se contente alors de citer aux élèves les textes les plus essentiels et encore en tout petit nombre. Comme de son c ôté l'étudiant ne les lit guère, il ne connaît les auteurs que de très loin. On allège la logique et la psychologie en les débarrassant de toute la partie critique et historique qui tient tant de place dans notre enseignement. On ne cite que quelques noms propres, et, quand il est absolument indispensable de parler des doctrines on les résume rapidement et d'une manière abstraite. L'enseignement reste donc très élémentaire et très général et il n'en peut être autrement pour deux raisons. D'abord les élèves sont des débutants en philosophie, et puis, par cela même que la philosophie n'est pour ainsi dire pas enseignée au gymnase, il y a infiniment peu d'étudiants qui s'y consacrent exclusivement. Il s'ensuit que les hautes études philosophiques ne [325-326] sont pas représentées dans l'enseignement et je crois que c'est un danger pour la philosophie allemande, c'est-à-dire pour une des gloires les meilleures et les plus incontestées de l'Allemagne. La philosophie ou plutôt les sciences philosophiques se spécialisent de plus en plus. Pour en faire il ne suffit plus d'avoir une certaine force d'esprit et quelque lecture. Il y a des méthodes et des procédés particuliers à connaître, des faits à apprendre. On ne peut plus être à la fois, sauf de très rares exceptions, un psychologue et un moraliste. Où iront donc se former les spécialistes, les futurs savants de la philosophie? Dans le silence du cabinet? L'autodidaxie a du bon, mais n'a jamais suffi à faire vivre une science; c'est un procédé rare à l'usage des seuls esprits exceptionnellement vigoureux. Toute science, qui veut jouer un rôle, doit avoir dans l'enseignement public une place proportionnée à son importance; car c'est là seulement que peuvent se former ces esprits moyens qui représentent en somme la majorité des travailleurs et dont le concours est si nécessaire aux progrès des sciences positives. Si la philosophie est autre chose qu'une littérature abstraite, elle doit chercher à se recruter ce personnel d'utiles, d'indispensables auxiliaires; et elle ne peut se contenter ni d'un public d'amateurs ni de l'apparition intermittente de quelques hommes de génie. Il y a, il est vrai, les séminaires philosophiques; mais ils sont en nombre imperceptible, et la pédagogie y tient la plus grande place. Puis l'enseignement qu'on y donne est aussi général que cette de l'Université14 qu'il a seulement pour objet de consolider et d'étendre. Il y a donc, croyons-nous, un dangereux écart entre la généralité de cet enseignement philosophique et la spécialisation croissante des études scientifiques. Aussi qu'arrive-t-il? C'est que les études spéciales de M. Wundt et de l'école psycho-physiologique anglaise et française n'excitent en Allemagne qu'un très faible intérêt. On compte il est vrai sur l'aptitude qu'a tout Allemand à philosopher. M. Séailles nous raconte combien il fut étonné en trouvant le livre de Hartmann chez un dentiste; c'est plus flatteur pour le dentiste que pour Hartmann. La philosophie demande aujourd'hui d'autres lecteurs. Il faut ajouter d'ailleurs qu'on a en partie le remède sous la main. Ce riche personnel de professeurs dont disposent les grandes Universités et qui est maintenant sans grands avantages permettrait d'introduire sans peine dans l'enseignement une spécialisation plus grande dont la science [326-327] serait la première à profiter. Seulement, il faudrait en même temps susciter un public d'étudiants capables de s'intéresser à des questions particulières. En somme, quoique nos Facultés soient bien moins riches, la division du travail y est plus avancée. N'avons nous pas actuellement à la Sorbonne trois professeurs qui se partagent les différentes périodes de l'histoire de la philosophie, une chaire spéciale consacrée à la psychologie-physiologique, une autre à la pédagogie, et au Collège de France un cours sur la philosophie du droit et une cours d'esthétique? Dans celles de nos Facultés de province qui possèdent des maîtres de conférences, chacun d'eux a sa tâche spéciale. Il est trop clair que nous avons encore beaucoup à faire; il semble pourtant que nous sentions assez fortement le besoin de pousser plus loin cette division naissante des études philosophiques.15

Quant à la tendance principale de l'enseignement c'est un éclectisme très varié dans ses combinaisons. Il n'y a point d'école qui domine; il n y a presque pas de professeurs qui se déclarent disciples de tel ou tel maître. Chacun va prendre son bien où il le trouve et concilie à sa manière les éléments qu'il emprunte aux différents systèmes. Cet éclectisme n'est pas un accident passager dans l'histoire de la philosophie allemande; mais c'est le fond même de l'esprit allemand. Le reproche que les Allemands s'adressent le plus volontiers les uns aux autres au cours de leurs discussions, c'est d'être trop simplistes (einseitig). Deux idées qui [327-328] nous paraissent se contredire et s'exclure, leur semblent au contraire se compléter et se continuer l'une l'autre. Nous autres Français nous sommes tous plus ou moins des Cartésiens inconscients. Pour que nous puissions penser un tout complexe, il nous faut d'abord le décomposer; puis nous en examinons les parties les unes après les autres. Mais du même coup toute complexité s'est évanouie et nous n'avons plus sous les yeux qu'une certaine somme d'éléments simples qui n'en est pas l'équivalent. Ce même objet l'Allemand peut au contraire se le représenter et en avoir une idée claire ou qu'il trouve telle sans le dépouiller pour cela de sa continuité et de sa complexité natives. On comprend que cette remarquable aptitude le prédispose tout naturellement aux conceptions éclectiques, mais donne en même temps à son éclectisme une couleur toute particulière. On a reproché aux constructions de l'école éclectique française de n'être que des assemblages de pièces de rapport. On aperçoit nettement les lignes qui séparent les unes des autres les pierres dont est fait l'édifice; on en peut faire le compte et dire d'où chacune vient. Il n'en est pas de même de l'éclectisme allemand. Ici les éléments ne sont pas juxtaposés mais intimement fondus les uns dans les autres. On ne peut plus dire où l'un commence et où l'autre finit. Chacun d'eux a perdu sa nature d'origine. N'est-ce pas là ce qui caractérise l'éclectisme de Leibnitz comme celui de Kant et toute cette philosophie ne devait-elle pas aboutir à proclamer non seulement la coexistence mais l'identité des contraires et leur pénétration réciproque?

Toutefois l'éclectisme actuel se trouve favorisé par une circonstance fortuite; c'est l'absence de toute grande autorité ou que l'on reconnaisse comme telle. La métaphysique de Fichte et celle de Hegel ne sont certainement pas sans influence sur le développement des esprits philosophiques; mais elles n'ont plus guère de représentants attitrés. M. Michelet à Berlin et, dans une certaine mesure, M. Kuno Fischer restent seuls fidèles à l'Hegelianisme. Quant au pessimisme, il est sans action sur l'enseignement. Schopenhauer, il est vrai, est assez en vogue et on le cite souvent. Deux ou trois professeurs faisaient cet été un cours sur son système ou expliquaient un de ses livres dans leurs conférences. Hartmann au contraire jouit d'un bien plus petit crédit. Parlant de la philosophie de Hartmann un professeur disait un jour de devant nombreux auditoire qui témoignait bruyamment de son assentiment, qu'il aimait beaucoup mieux lire les idées de Schopenhauer sous la forme que Schopenhauer leur avait donnée.16 [328-329] En tout cas, pour ce qui est de la doctrine pessimiste elle-même, je ne connais pas de professeur qui s'en inspire. En revanche elle est très goûtée des étudiants qui marient très volontiers le pessimisme avec le wagnerianisme, lequel n'est, paraît-il, que du pessimisme en musique.

Cependant, malgré les nuances qui les différencient, la plupart de ces doctrines présentent un caractère commun; c'est une empreinte plus ou moins forte de kantisme. On en a une preuve dans la place prépondérante qui est faite à la logique dans l'enseignement. On a vu de plus que la théorie de la connaissance était considérée presque universellement, même par des philosophes indépendants, comme M. Wundt, comme une partie de la logique. Il n'est rien qui puisse mieux démontrer l'influence kantienne. Une philosophie qui ne se rattache pas au kantisme ne croit pas avoir expliqué la connaissance quand elle en a déterminé les conditions formelles et attache au contenu de l'esprit plus d'importance qu'à son contenant. Tout le progrès sur Kant consiste à avoir allégé cet énorme appareil de concepts et d'intuitions a priori dont Kant surchargeait l'esprit et à négliger la tendance idéaliste de la critique de la raison pure. Mais tout le monde s'entend avec Kant pour attribuer à la pensée une ou plusieurs fonctions sui generis, irréductibles à l'expérience. Sans doute les psychologues évolutionnistes admettent eux aussi que l'esprit a maintenant une nature et une activité qui lui sont propres; mais ils pensent qu'on en doit faire l'étude d'après les procédés ordinaires de la psychologie. En Allemagne, au contraire, on sépare radicalement la vie psychique de la vie logique que l'on étudie dans une science spéciale, entièrement différente de la psychologie (logique et théorie de la connaissance). La réserve est importante et elle fait paraître assez timides les Allemands, même les plus avancés, si on les compare avec certains psychologues de la France et de l'Angleterre: car elle a pour effet de soustraire a l'observation psychologique les formes supérieures de l'intelligence.17

Cette renaissance du kantisme est due surtout a la fatigue qu'ont laissée derrière elles les rêveries métaphysiques dont l'Allemagne a été si longtemps abreuvée. On y a vu un remède contre les excès de l'intempérance dogmatique et une sorte de trêve entre [329-330] les partis. En fait de toutes les philosophies qu'a produites l'Allemagne, le kantisme est celle qui, sagement interprétée, peut encore le mieux se concilier avec les exigences de la science. C'est sans doute ce qui a amené Helmotz et Du Bois-Reymond à la revendiquer. Aussi parle-t-on de Kant avec un enthousiasme de néophytes. Un professeur à Strasbourg, qui n'est pas sans réputation en Allemagne, M. Windelband, déclarait récemment que la Critique de la raison pure est le livre fondamental (Grundbuch) de la philosophie.18 L'herbartianisme n'a sans doute pas disparu. MM. Drobisch, Strümpel, Lazarus, Steinthal, les principaux représentants de la philosophie pédagogique sont tous plus ou moins des disciples de Herbart qui a eu sur M. Wundt lui-même une assez profonde action.19 Mais si l'influence herbartienne se fait toujours sentir en psychologie, celle de Kant devient prépondérante dans la philosophie proprement dite.

Quant à la philosophie anglaise, elle continue à n'exercer qu'une minime influence, sauf en morale. Le darwinisme, il est vrai, a rencontré en Allemagne moins de résistance qu'en France. Avec leur merveilleux esprit de synthèse et de conciliation, les Allemands l'ont combine sans peine avec leur philosophie et même avec leurs croyances traditionnelles. Dans le livre de Lilienfeld (Die Gedanken der Socialwissenschaft der Zukunft) on trouvera l'hypothèse transformiste réconciliée avec le dogme de la sainte Trinité.20 Mais Spencer reste très peu étudié. Sa psychologie n'est traduite que depuis peu et beaucoup de ses ouvrages restent à traduire. Les étudiants ne le connaissent pas. Ils ne sortent guère de Kant et de Schopenhauer. L'esprit allemand est évidemment réfractaire, pour le moment du moins, à la philosophie expérimentale. Cette proposition paraîtra peut-être étonnante à quiconque a lu le livre de M. Ribot sur la psychologie expérimentale en Allemagne. Mais il ne faut pas oublier une observation que M. Ribot répète à plusieurs pages de son livre. C'est que les auteurs des théories qu'il expose ne sont pas, pour la plupart, des psychologues de profession, mais des savants de tout ordre qui [230-231] ont contribué, sans le savoir et presque sans le vouloir, aux progrès de la psychologie. Quels sont, d'ailleurs, les deux grands noms qui dominent tout le mouvement dont M. Ribot nous fait l'histoire? Ce sont ceux de Lotze et de Fechner. Or, Lotze est avant tout un métaphysicien qui n'a jamais vu dans la psychologie une science positive. La théorie des signes locaux est un accident dans son système; c'est une contribution bien involontaire à la psychologie expérimentale. Elle est d'ailleurs greffée sur une hypothèse métaphysique, et c'est le métaphysicien que l'Allemagne honore en lui. Reste Fechner, à qui nous devons la psycho-physique et des essais d'esthétique expérimentale. Mais Fechner, à son tour, n'est pas moins métaphysicien que Lotze et c'est à ses fantaisies ontologiques qu'il doit la très grande autorité dont il jouit en Allemagne. Quant à ses recherches psycho-physiques, qui ont fait sa gloire chez nous, les Allemands en font bon marché. Notons de plus que Fechner ne s'est pas prononcé sur la question de savoir si la méthode expérimentale pouvait être appliquée à la psychologie proprement dite.

M. Wundt est le premier psychologue d'Allemagne qui ait à peu près rompu toute attache avec la métaphysique; mais ses compatriotes ont du mal à le lui pardonner, et ses efforts restent a peu près isolés.21 Dans son substantiel article que nous avons déjà plusieurs fois cité, M. Lachelier expose les lignes générales du cours que fait M. Wundt sur la psychologie, pour donner une idée, dit-il, "de la nouvelle manière dont l'enseignement de cette science est conçu en Allemagne". Je crois au contraire pouvoir affirmer que l'exemple de M. Wundt n'est guère suivi; il rencontre même dans son pays une violente opposition. Il y a plus -- et je puis bien faire connaître ces faits qui ne diminuent en rien sa très grande autorité -- sa renommée est chose toute française.22 Je sais des Allemands très cultivés, des universitaires de Leipzig qui ont découvert M. Wundt au cours d'un voyage en France. C'est à Paris qu'ils ont appris non pas sans doute son existence mais la grande situation qu'il occupe dans le monde scientifique. Une bonne partie de ses collaborateurs au laboratoire qu'il dirige, sont étrangers à l'Allemagne. Quant au nombre des élèves qui le suivent il n'a absolument rien d'exceptionnel et il ne m'a pas paru qu'ils prissent à ses leçons tout l'intérêt qu'elles méritaient. Son enseignement est pourtant un modèle de clarté et même d'élégance. [331-332] De plus son cours du dernier semestre avait un attrait tout particulier. Comme il traitait de la psychologie, il faisait devant nous les principales expériences dont il parle dans son livre et mettait sous nos yeux toute sorte de figures, de dessins, etc., qui lui ont servi dans ses travaux. Au reste, pour confirmer ce qui précède, il me suffit de rappeler ces quelques lignes de la préface qu'il a écrite pour la traduction française de sa psychologie physiologique: "En Allemagne," dit-il, "l'on constate diverses directions de la psychologie qui concordent très peu au fond; leurs représentants se rencontrent cependant dans une pensée commune: ils détestent la psychologie expérimentale ou physiologique et sont enclins à considérer l'enseignement des principes, des résultats de celle-ci comme une sorte de blasphéme. Ils pensent même à son sujet ce que le constable de Shakespeare dit des voleurs: 'Et quant à cette espèce de gens le moins que vous pourrez avoir affaire à eux ce sera le mieux'."23 Et pourtant on sait combien M. Wundt est, dans sa doctrine comme dans sa méthode, circonspect et modéré; sa théorie de l'aperception, c'est-a-dire la moitié de sa psychologie, est d'origine leibnitzienne.

D'où vient cette opposition? A-t-elle sa source dans les qualités constitutives du génie allemand? C'est peu probable; car il a su montrer ailleurs toutes ses aptitudes scientifiques. Peut-être bien cette résistance est-elle entretenue en grande partie par l'organisation même de l'enseignement philosophique; et ainsi se trouveraient confirmées les observations que nous présentions plus haut. Ne recevant à l'Université qu'un enseignement très général, les jeunes philosophes auraient fort à faire pour se mettre ensuite à ces études spéciales. Il leur faudrait oublier une bonne partie de ce qu'ils ont appris et se refaire une nouvelle éducation. Il est plus facile de recommencer Kant ou de le commenter à nouveau. Enfin, s'il arrive qu'un esprit original secoue le joug de la tradition, il ne trouve pas actuellement de public qui puisse s'intéresser à ses travaux. Il est trop clair que les mêmes obstacles s'opposent chez nous au développement de la philosophie scientifique; il semble pourtant que ces sortes de recherches excitent en France plus de sympathie qu'en Allemagne. Ceux qui ne s'y associent pas, savent du moins en tenir compte. Bien entendu, en nous exprimant ainsi, nous ne songeons pas à dogmatiser et nous ne soutenons pas que la philosophie scientifique doive dès à présent se substituer à l'autre: c'est une question que l'avenir résoudra. En tout cas elle [332-333] a fait suffisamment ses preuves pour qu'on n'ait pas le droit de lui opposer une fin de non-recevoir systématique.Non seulement elle est dès maintenant en état de prendre place dans l'enseignement; mais il est permis de trouver qu'une philosophie qui continue à couler paisiblement dans la même direction sans se laisser troubler en rien par tout ce mouvement qui se fait autour d'elle fait preuve de plus de constance que de vitalité.24

Il y a une science philosophique dont nous n'avons encore rien dit, c'est la morale. On a pu voir qu'elle était assez rarement enseignée dans les Universités; seule, cette branche de l'éthique qu'on appelle philosophie du droit et qui s'adresse plus spécialement aux juristes, sert chaque semaine de sujet à un certain nombre de cours.25 La raison en est que la morale ne figure sur aucun programme d'examen; on n'en demande même pas aux futurs professeurs de propédeutique philosophique. C'est que, dans les gymnases, l'enseignement en est confié aux professeurs de religion. Ceux-ci sont tenus de connaître "le développement, et les bases scientifiques des croyances et de la morale chrétiennes". En d'autres termes, les Allemands voient, dans la morale, une discipline sociale, qui doit être avant tout l'objet d'un enseignement pratique, et qu'il faut inculquer à l'enfant dès le les bas âge.26 La philosophie morale27 pourra venir ensuite, une [333-334] fois que le coeur et l'esprit seront formés; mais ce ne sera plus qu'une science spéculative, science de luxe en somme, qui n'ajoute pas grand'chose à nos connaissances, et qui, par conséquent, ne doit pas avoir de place dans un enseignement élémentaire. Peut-être craint-on aussi d'attirer sur ces questions vitale attention des étudiants, et de compromettre ainsi les fruits de l'éducation première. Et pourtant il s'est trouvé que ce divorce de la morale scientifique et de la morale pratique a singulièrement servi aux progrès de la science. En France, nous n'avons jamais pu séparer les deux points de vue. La pratique et la théorie ne sont pas, pour nous, deux choses distinctes: la première n'est, à nos yeux, que la seconde en puissance, et, pour ainsi dire, en train de se réaliser. Un penchant de notre caractère national nous pousse à traduire aussitôt les doctrines en faits. C'est pourquoi nous avons toujours exigé du philosophe moraliste qu'il exerçât une action sur les moeurs et les caractères. Or, quand même la science des moeurs serait d'accord dans ses conclusions avec la morale populaire, elle ne peut pourtant pas parler de morale comme fait le sens commun. Elle était ainsi exposée à une très grave objection qui l'a souvent arrêtée, et qui même l'arrête encore: on pouvait lui reprocher, en effet, d'ébranler les idées reçues et consacrées par l'expérience. Dégagée, dès l'origine, de toute préoccupation utilitaire et de toute responsabilité sociale, la morale allemande a pu se développer très tôt avec une entière indépendance.28

Il ne faudrait pas croire cependant qu'elle ait profité de cette indépendance pour dégénérer en constructions métaphysiques et en utopies. Surtout, tel n'est pas le cas de la philosophie du droit (Rechtsphilosophie). Tout au contraire, les cours qui portent ce titre sont employés en majeure partie à traiter des questions très précises de droit ou d'économie politique. On ne se contente pas, comme chez nous, de quelques généralités sur le respect des contrats ou le droit de propriété; mais on analyse ces idées juridiques par le détail, et on suit, d'aussi près que possible, pour les expliquer et les justifier, les prescriptions du droit positif. En France, on passe son temps à raisonner sur le bien et l'utile, à discuter sur les bases de l'éthique, et les moralistes s'occupent, les uns après les autres, à jeter les fondements d'un édifice qu'ils ne construisent jamais. Nous avons, sur les principes de la morale, une littérature magnifique; mais on néglige, d'un commun [334-335] accord, les problèmes concrets de la science. Or, sans compter que les interminables disputes sur ce sujet doivent finir par fatiguer les plus vaillants courages, ce qui nous intéresse, c'est beaucoup moins de connaître la nature abstraite du bien en soi, que de savoir les causes et les raisons d'être de ces grandes institutions morales, comme la propriété, le contrat? Le droit de punir, etc. Mais ce sont des questions qu'on ne peut pas trancher d'un mot, ni avec une formule abstraite. Il faut commencer par distinguer et définir les différentes formes du contrat, de la propriété, du délit, et c'est seulement ensuite qu'on pourra espérer en obtenir une définition générale.29

Au reste, il est bien clair que l'esprit allemand ne change pas de nature en touchant à ces questions, et qu'il y apporte son goût bien connu pour les synthèses et les généralisations. Seulement les formes logiques qui se trouvent ainsi contenir la masse des faits observés ne sont pas des cadres rigides où l'on ne peut faire entrer les choses qu'en les déformant. Elles participent à la merveilleuse plasticité du génie qui les crée. Eminemment flexibles, elles se plient, s'étendent, se contractent sans peine et ne contrarient ainsi que très peu les besoins de l'analyse et de l'observation. Elles se modèlent sur leur contenu bien plus qu'elles ne le prédéterminent. Parfois même, à force de se distendre, elles finissent par devenir si minces et si ténues que nos yeux de Français ne les aperçoivent plus et que tous ces faits assemblés nous semblent être sans lien. Voilà comment il se fait que la morale allemande a cessé très vite d'être une science purement formelle. Même pour les philosophes de l'école de Krause, le droit n'est pas un principe simple et abstrait, mais un organisme vivant qui exprime l'organisation même de la vie humaine et sociale.30 Tandis que la morale [335-336] reste chez nous une science autonome, qui n'entretient guère que quelques relations et assez lointaines avec la psychologie, en Allemagne elle tend de plus en plus à se rapprocher des sciences voisines, comme l'économie politique, le droit, l'histoire, pour aller y chercher la matière concrète dont elle a besoin. La plupart des cours sur la philosophie du droit sont faits par des professeurs de droit (8 sur 12), quelquefois par des professeurs de sciences politiques (staatswissenschaften),31 parfois même, mais plus rarement, par des professeurs d'histoire. C'était pourtant le cas cet été à Leipzig. Le socialisme de la chaire a eu pour effet d'accentuer cette tendance. Ces doctrines, dont on ne parle en France que très superficiellement et pour en signaler l'esprit autoritaire, ont une grande signification philosophique; car elles ont eu pour but et pour conséquence un rapprochement plus intime de l'économie politique et de la morale. Tous les économistes de cette école déclarent que ces deux sciences se pénètrent mutuellement et qu'on ne peut étudier l'une sans l'autre. On sait comment l'économie politique s'est renouvelée à ce contact; mais ce qu'on ignore davantage, c'est que la morale elle-même en est sortie transformée. On en trouvera le témoignage dans un très grand nombre d'études sur la philosophie du droit32 et aussi dans un certain nombre d'ouvrages de morale proprement dite, qui ont paru dans ces dernières années. Telles sont, outre le Bau und Leben des socialen Koerpers de Schaeffle qui est une vaste encyclopédie des sciences morales, la Moralstatistik d'Alexander von Oettingen, professeur de théologie à l'Université de Dorpat33 et surtout l'éthique que M. Wundt vient de publier en octobre dernier.34

Si de la méthode et de l'esprit général nous passons aux doctrines professées, ou peut les répartir en deux classes. Pour l'ancienne école il n'y a qu'un droit et qu'une morale valables pour tous les hommes de tous les temps et de tous les pays; les prescriptions de l'éthique ont leur base dans la nature de l'homme en général et peuvent en être logiquement déduites. Aussi les deux expressions de Naturrecht et de Rechtsphilosophie furent-elles pendant longtemps regardées comme synonymes. Maintenant encore, [336-337] cette doctrine est souvent professée dans les Universités; mais elle est fortement battue en brèche, perd tous les jours du terrain et fait aux théories contraires des concessions de plus en plus larges. Les nouveaux moralistes, comme les nouveaux économistes, font remarquer que cet homme général, toujours et partout identique à lui-même, est une pure abstraction et n'a jamais existé en réalité. L'homme réel et concret change avec le milieu physique et social qui l'enveloppe, et tout naturellement la morale change avec les hommes. Sans doute il y a entre toutes les morales des points communs, parce qu'il y a des ressemblances entre les conditions matérielles et sociales où ont été et où se trouvent actuelment placées les différentes sociétés. Mais chaque morale n'en porte pas moins l'empreinte du milieu particulier où elle est née. On voit tout de suite la supériorité non seulement théorique mais pratique de cette conception. La morale n'apparaît plus comme quelque chose d'abstrait, d'inerte et de mort que contemple l'impersonnelle raison; c'est un facteur de la vie collective. Nous n'y retrouvons pas seulement nos qualités d'hommes en général, mais les goûts, les moeurs, l'humeur particulière et l'histoire de la société dont nous sommes membres. Elle est nationale sans cesser d'être humaine.

Nous aurions pu également classer les systèmes de morale d'après la réponse qu'ils font à cette autre question: Quelle est la place de l'individu dans la société? Pour l'ancienne morale l'individu est un tout autonome qui s'appartient tout entier à lui-même, en vertu de son absolue liberté. Il est l'unique agent et le but unique de l'évolution sociale. La société n'est que le mise en rapport de toutes ces volontés indépendantes, et la morale n'a d'autre objet que le perfectionnement de l'individu. Cet individualisme, qui se rattache à Kant, est depuis longtemps en décadence. A cette conception mécanique de la société la nouvelle école substitue de plus en plus une conception organique. Elle a fait observer que cette prétendue autonomie n'est qu'apparente; qu'il n'y a pas d'abîme entre chacun de nous et les autres hommes, que l'hérédité nous réduit à n'être que la continuation de nos ascendants, que l'existence de sentiments communs efface à chaque instant la prétendue ligne de démarcation qui séparerait nos consciences et les confond. L'individu est partie intégrante de la société où il est né; celle-ci le pénètre de toutes parts; s'en isoler et s'en abstraire c'est se diminuer soi-même.35 Ce sentiment si prononcé [337-338] de la vie collective, de sa réalité et de ses avantages, semblait devoir être jusqu'à ces temps derniers la caractéristique essentielle de la morale allemande. Mais voici qu'on signale depuis quelques années une influence assez marquée de l'utilitarisme anglais. Déjà quelques essais de morale utilitaire ont été publiés.36 Le livre de Spencer, Data of Ethics, traduit aussitôt que publié et j'en ai entendu parler avec un vif sentiment d'admiration. Il m'est impossible de savoir d'où provient ce mouvement et s'il correspond à quelque modification profonde du génie allemand. S'il est durable, ce était un serait historique d'une grande importance.

Quoi qu'il en soit, on voit combien est vivante et féconde la spéculation morale en Allemagne. La variété des idées et des écoles qui se font jour à propos des questions de morale contraste même avec les nouveautés assez rares qui se produisent depuis quelque temps dans les autres sciences philosophiques. Sans doute tous ces efforts sont encore assez confus; parfois ils semblent comme inconscients d'eux-mêmes. Je crois pourtant que c'est à cette partie de la science que l'Allemagne laissera le plus fortement sa marque. Tout l'y prédispose. D'abord le sentiment qu'elle a de la complexité des choses vivantes et de ce qu'on pourrait appeler la végétation historique la met en garde contre les théories simples et les explications logiques. En même temps les graves événements qui la travaillent et à côté desquels les incidents de notre politique semblent bien superficiels, ces efforts qu'elle fait pour prendre conscience et possession d'elle-même appellent naturellement la réflexion sur les problèmes du droit et de la morale, et lui fournissent du même une riche matière de faits à observer. [338-423]


IV. -- Les Étudiants. -- Les Séminaires. -- Le Laboratoire de M. Wundt. -- Un "Verein" Philosophique.

Lorsque pour la première fois je pénétrai dans une salle de cours et que j'y vis les 150 ou 200 élèves qui attendaient, on fumant, l'arrive du maître, je fus saisi d'un sentiment d'admiration où il entrait un peu d'envie. C'étaient des étudiants, de vrais étudiants que j'avais sous les yeux et je ne pouvais songer sans tristesse aux rares élèves qui viennent écouter nos professeurs de philosophie, surtout dans nos Facultés de province, ou bien encore, ce qui est pis, aux étranges auditeurs que leur amène parfois une vaine curiosité ou tout simplement le besoin de remplir une heure de loisir. Mais ce sentiment se modifia assez vite lorsque j'appris que la presque totalité de l'auditoire n'était amenée là que par la nécessité de l'examen. En effet, tous les candidats au professorat dans les gymnases et Realschulen (das höher Schulamt), philologues, historiens, mathématiciens, naturalistes ont à passer un examen de philosophie. La philosophie fait partie, avec la pédagogie, l'histoire, la géographie et les langues, de la culture générale qu'on exige de tout futur professeur. Or les jeunes gens qui se destinent à cette carrière forment la majeure partie des étudiants de la Faculté de philosophie. Si on songe qu'à Berlin cette Faculté compte 1,700 élèves et 1,100 à Leipzig, on ne trouvera plus rien d'extraordinaire au nombre des auditeurs qui fréquentent les cours de philosophie. Tout au contraire il en est très peu qui les suivent de bonne volonté, c'est-à-dire dans le seul but de s'instruire. On n'y trouve que de rares théologiens, point d'étudiants en médecine, point d'étudiants en droit. Ces derniers ne paraissent qu'au cours de Rechtsphilosophie, et encore n'y viennent-ils pas en grand nombre. Nous retrouvons ici une des caractéristiques de la culture allemande: [423-434] c'est l'extrême spécialisation des esprits et des études qui fait ressortir d'avantage encore l'extrême généralité ce l'enseignement philosophique. Chaque étudiant choisit son genre de travail, s'y consacre, s'y attache souvent avec opiniâtreté, mais se désintéressé de toute autre étude. Une fois enfermé dans sa spécialité, dans son Fach comme il dit, il n'en sort plus que contraint et forcé. Cette habitude provient on partie d'un grand et louable souci de l'exactitude scientifique: mais elle a en même temps une cause moins relevée. Je veux parler de cet esprit pratique que l'éclectique Allemagne concilie très bien avec ses aspirations idéalistes. Je n'oserais pas prendre la responsabilité de ce reproche s'il n'avait été adressé à la jeunesse allemande par un Allemand d'une grande autorité, M. Lorenz von Stein, professeur de sciences politiques à l'Université de Vienne, dans son livre sur le Présent et l'Avenir de la science du droit et de la science politique en Allemagne.37 M. Lorenz von Stein va même beaucoup plus loin que nous; suivant lui le vieil idéalisme allemand serait bien menacé; les étudiants n'auraient plus d'autre objectif que de passer leurs examens pour obtenir une place, et les études universitaires se subordonneraient de plus en plus à ce but intéressé.

En tout cas cette division excessive et prématurée du travail intellectuel constitue pour l'Allemagne un danger sur lequel les Allemands clairvoyants ne ferment pas les yeux. Quoique nos voisins fassent de constants efforts pour se créer une conscience commune et quoiqu'ils aient fait dans ce sens de remarquables progrès, il est pourtant incontestable que la majorité de la nation reste parfaitement insouciante de la chose publique. Cette indifférence est générale dans les classes inférieures et moyennes; mais ce qui est beaucoup plus extraordinaire c'est qu'elle se rencontre aussi dans les classes cultivées. Sans doute elle n'empêche pas qu'on ait un très vif sentiment de la force et de la grandeur de l'Allemagne, mais on se désintéresse des événements politiques et on en abandonne la direction, avec une aveugle confiance, aux hommes compétents et éprouvés qui en ont la responsabilité. Il en résulte que la conscience collective de l'Allemagne manque de continuité et ne se manifeste que par accès intermittents et dans les grandes occasions.38 Il est fort probable, 424-425] et j'ai souvent entendu cette opinion exprimée par des personnes très autorisées, que cet état des esprits a pour cause la séparation précoce et trop radicale des différentes branches de la culture générale. Quoi qu'il en soit, on voit que pour arracher les différentes Facultés à leur isolement il ne suffit ni de les réunir sous une même rubrique ni de les soumettre à la direction d'une assemblée commune. Il faut encore et surtout qu'elles aient elles-mêmes et d'une manière continue le sentiment des relations qui les unissent. Autrement, quoique voisines, elles resteront étrangères les unes aux autres.

Bien que cette spécialisation ait, suivant toute vraisemblance, des causes générales et profondes, elle est tout au moins favorisée par un détail d'organisation qui ne laisse pas d'avoir sur les études une certaine influence. C'est la manière dont sont établis et perçus les droits d'inscription. On sait en effet que les étudiants doivent payer la plupart des cours qu'ils suivent. Régulièrement chaque professeur est tenu de faire au moins un cours publie; mais il n'y traite que des questions accessoires. Beaucoup même s'en dispensent complètement; c'est ainsi que de tous les cours de philosophie qui se faisaient cet été à Leipzig, un seulement était gratuit. Les honoraires sont en général de 4 marcs (5 francs) par semestre, pour une leçon de trois quarts d'heure par semaine. Ils sont un peut plus élevés à Berlin. Je conçois très bien qu'on exige des étudiants une rétribution déterminée; mais ce qui me paraît fâcheux c'est qu'on en fixe le montant d'après le nombre des leçons qu'ils suivent. C'est un impôt levé sur la curiosité de l'esprit. Il n'est pas bon que l'amour du savoir soit à chaque instant en conflit avec le penchant trop naturel à l'économie, car il est à craindre que pour diminuer les dépenses on ne se réduise en fait de cours au strict nécessaire. Comment un étudiant en médecine par exemple n'hésiterait-il pas à payer des droits même modestes pour des leçons de philosophie que ses études spéciales ne lui permettront peut-être pas de suivre avec une absolue régularité? D'ailleurs, à défaut de l'étudiant, il y a les familles dont l'esprit pratique ne consent pas volontiers à faire des sacrifices pour un enseignement qui n'est pas ou qui ne leur semble pas indispensable. On croit que les élèves seront plus assidus à un cours qui leur coûte quelque chose et on espère qu'ils chercheront davantage à en tirer profit pour rentrer dans leurs dépenses? Je doute que ce stimulant soit bien efficace. En tout cas, de quelque manière qu'on s'y prenne, les années d'Université ne seront jamais gratuites et par conséquent ce moyen d'action subsistera toujours, [425-426] puissant ou non. Quant à l'émulation que ce mode de rétribution peut exciter chez les professeurs, si elle existe, elle n'a rien de bien recommandable et il vaut mieux ne pas insister sur ce point.39 C'est pourquoi il serait de toutes manières préférable que l'Université exigeât de tous les étudiants une même somme fixe, et que, ce droit une fois acquitté, elle leur ouvrit les portes de tous ses cours et les laissât s'instruire à leur gré et suivant leurs besoins.

Les deux tiers de la jeunesse instruite restent donc étrangers à la philosophie, ou du moins n'en savent rien que ce qu'on en peut apprendre par la lecture et la conversation. On voit aisément tous les inconvénients de ce système. Il n'est pas bon en effet que les médecins ne se soient jamais occupés de psychologie, et, pour les étudiants en droit, je ne crois pas non plus qu'un enseignement historique puisse suffire. Sans doute les phénomènes juridiques appartiennent à l'histoire, ils ne sont pourtant pas des effets de causes purement accidentelles et locales. Les plus importants d'entre eux sont les mêmes dans tous les pays civilisés et ils se retrouvent même, sous une forme rudimentaire, dans les sociétés inférieures. Il y a donc là matière à comparaisons et à généralisations, par conséquent à une science qui se rattache à la psychologie d'une part, à la morale et à la sociologie de l'autre et que les juristes ne peuvent ignorer. Il faut qu'ils apprennent à voir la source du droit non dans la volonté du législateur, mais dans la nature des hommes et des sociétés. Il est vrai que, comme nous l'avons vu, ces questions sont abordées dans les Facultés de droit allemandes. Mais comme les étudiants ne sont pas du tout préparés à cette étude, je crains bien qu'ils n'y prennent pas tout l'intérêt et n'en retirent pas tout le profit désirable. Pour toutes ces raisons il serait utile que l'enseignement philosophique au gymnase fût plus développé. Les problèmes sur lesquels la curiosité de l'étudiant n'est pas encore éveillée quand il arrive a l'Université, le laisseront indifférents. Comment admettre d'ailleurs que l'éducation générale de l'esprit n'implique pas quelque connaissance de la science de l'esprit? Les Allemands commencent eux-mêmes à en convenir. Il y a maintenant, m'assure-t-on, une tendance à exiger des futurs professeurs de l'enseignement secondaire des connaissances philosophiques plus approfondies. Forcément cette réforme aura pour effet d'élever le niveau de l'enseignement philosophique dans les gymnases. Il est vraiment curieux qu'au moment où nos rivaux reconnaissent sur ce point les avantages [426-427] de notre organisation, nous soyons au contraire pris de doutes et comme tentés d'adopter un système dont ils sont à la veille de ne plus vouloir.

La plupart des étudiants bornent leur travail à suivre le cours. Ils écoutent avec beaucoup d'attention, prennent des notes avec soin, quelques-uns même rédigent. Je n'ai pu m'assurer si cette dernière habitude est très répandue. En revanche ils ne font que peu ou point de travaux écrits. Il y a peut-être là quelque exagération et il n'est pas bon sans doute de ne demander aux jeunes gens qu'une attention toute passive. Mais je ne sais pas si nos habitudes pédagogiques ne sont pas sur ce point plus mauvaises encore. Quand je songe à la quantité de papier que nous noircissons de la rhétorique à l'agrégation, je me demande si les résultats obtenus compensent le temps et la peine dépensés. Nous avons véritablement un goût intempérant pour la personnalité, nous cherchons à l'éveiller par tous les moyens et aussitôt que possible et nous sacrifions tout à ce but. En Allemagne on croit que l'Université est avant tout destinée à former l'esprit et à le nourrir, à amasser une réserve de matériaux qui trouveront plus tard leur emploi. On n'est pas pressé de voir les jeunes gens se mettre tout de suite à produire tandis que leur esprit est encore en croissance. Nous, nous n'apprenons guère que pour utiliser aussitôt nos connaissances dans un travail déterminé. L'Allemand apprend pour apprendre et attend patiemment que le moment de mettre sa science à profit lui semble arrivé. Comme ce travail d'acquisition est tout impersonnel et qu'il dure parfois très longtemps, l'Allemand donne plus rarement à ce qu'il produit une marque propre mais il produit d'une manière plus continue. Nous au contraire, nous nous arrêtons très tôt comme épuisés. Combien d'entre nos professeurs, nue fois qu'ils ont passé leur thèse, se contentent de faire paraître quelques articles et quelquefois moins encore!40

Au reste il y a un certain nombre d'étudiants qui ne se contentent pas de suivre régulièrement les cours, mais cherchent l'occasion d'exercer plus activement leur réflexion. Il y a en Allemagne quelques séminaires de philosophie: ils sont à la vérité, très rares et nous en avons dit les raisons. La philosophie n'est pour l'immense majorité des étudiants qu'une étude accessoire, d'une importance très secondaire. On a vu combien étaient modestes les exigences du programme. Pour y satisfaire il suffit d'avoir suivi quelques cours et pratiqué quelques bons manuels. Les séminaires [427-428] ne seront donc fréquentés que parles jeunes gens qui ont un goût spécial pour la philosophie et par les futurs professeurs de propédeutique. Il y a aussi, il est vrai, ceux qui se destinent à l'enseignement de la philosophie à l'Université. Mais si on songe qu'il y a dans toute l'Allemagne dix-huit à vingt privat-docenten pour la philosophie, on comprendra que les candidats à cette carrière soient extrêmement rares. Je n'en ai pas rencontré un, pendant toute la durée de mon séjour à Leipzig. Aussi n'ai-je entendu parler que de deux séminaires de philosophie, l'un à Strasbourg et l'autre à Fribourg; je n'ai pas de renseignements sur ce dernier.41

Les exercices du séminaire de Strasbourg sont dirigés par deux professeurs et un Privat-docent. Les étudiants qui le fréquentent appartiennent surtout à la Faculté de philosophie et à la Faculté des sciences.42 On y trouve très rarement des étudiants en médecine, plus rarement encore des étudiants en droit. Le nombre total des membres est assez variable, mais on estime que dans l'intérêt même du travail il ne doit pas dépasser 12 ou 15. La plupart des exercices sont oraux. Un élève prend la parole et traite une question dont il est convenu avec le professeur. Il a toujours soin d'écrire sa conférence. Quand elle est terminée le professeur pose quelques questions, corrige et complète l'exposition, et alors commencent des discussions qui sont quelquefois assez animées et suggestives. Quant aux sujets traités, ils sont surtout historiques. Un étudiant est chargé de préparer un morceau plus ou moins long d'un important ouvrage de philosophie: il choisit généralement un livre classique, le Phédon, la Métaphysique d'Aristote, l'Ethique de Spinoza, a Critique de la Raison pure, etc. Il en rend compte à ses camarades et développe les questions qui s'y trouvent traitées; c'est ce qu'on appelle faire un Referat. On étudie aussi de cette manière des questions de philosophie dogmatique; mais le plus souvent les étudiants ne les abordent qu'indirectement et à l'occasion d'un ouvrage qu'ils examinent. [428-429]

La pédagogie occupait au séminaire de Strasbourg autant de place que la philosophie proprement dite. Il y a d'ailleurs dans différentes Universités des séminaires exclusivement consacrés à la pédagogie; Leipzig en compte deux sans compter une conférence pratique que dirige M. Strümpel. Les travaux auxquels on s'y livre varient beaucoup avec les professeurs. Les uns recommandent les exercices proprement professionnels: les jeunes gens s'essaient à faire la classe soit dans un gymnase en relations avec le séminaire, soit devant un auditoire de quelques élèves que l'on réunit pour la circonstance. Ailleurs on se contente de traiter théoriquement des questions de pédagogie et alors tout se passe comme dans les séminaires do philosophie proprement dite. Enfin comme le système pédagogique de Herbart est encore celui qui domine en Allemagne, on se borne parfois à expliquer et à commenter ses écrits sur la matière.

En dehors des séminaires, il y a des conférences pratiques appelées Uebungen ou Practica. Elles sont publiques, tandis que le séminaire est privé quoique gratuit; il n'y a donc aucune limite au nombre des élèves qui les peuvent fréquenter. Il s'ensuit qu'elles ont pour but, plus que le séminaire, la préparation de l'examen. La majeure partie de ces conférences est consacrée à l'explication et à l'interprétation d'un ouvrage de philosophie ou à l'étude d'un système. Pour comprendre l'importance de ce genre d'exercices dans les Universités allemandes, il faut se rappeler que chaque candidat au Staatsexamen doit avoir étudié un livre de philosophie à son choix, ou même un système philosophique tout entier s'il est candidat à l'enseignement de la propédeutique.

Parmi ces institutions destinées à exercer les jeunes gens au travail personnel, il en est une qui mérite une description spéciale. C'est le séminaire que M. Wundt dirige à Leipzig sous le nom de Seminar für experimentelle Psychologie. C'est en réalité un laboratoire d'expériences psycho-physique.

Ce séminaire, dont M. Wundt est le fondateur, compte actuellement sept ans d'existence. Lorsque M. Wundt fut appelé à Leipzig au commencement du semestre d'hiver 1875, il crut bon de préparer le chemin à l'institution qu'il se proposait de créer par des leçons et des exercices tout théoriques. C'est seulement pendant l'hiver de 1879-1880 que commencèrent les premiers travaux. Il ne disposait que d'une seule chambre et il subvenait lui-même aux frais d'appareils et d'expériences. C'est seulement deux ans après, en 1882, que le séminaire fut définitivement reconnu par l'Université qui le mit au nombre de ses Instituts. [429-430] On lui alloua une subvention de 900 marcs pour les achats d'instruments, mais il ne possédait toujours qu'une seule salle. Il était toutefois autorisé à utiliser deux auditoires voisins quand ils se trouvaient libres. Enfin en 1884 la dotation annuelle fut portée à 1,200 marcs (1,500 francs), en même temps que le local fut sensiblement agrandi. On lui attribua presque tout le second étage d'un des principaux bâtiments de l'Université (Convictgebaude). L'Institut se trouva ainsi comprendre quatre chambres, plus une chambre noire pour les travaux d'optique. A l'heure actuelle il doit encore avoir reçu une nouvelle et importante extension. On devait mettre à sa disposition deux vastes salles de plus; enfin, dès la rentrée d'octobre, on a créé un poste d'Assistent (préparateur) avec traitement fixe. On voit qu'en sept ans le séminaire a fait quelque chemin. Mais pour donner une juste idée de ses ressources, il importe d'ajouter que le chauffage, l'éclairage et le traitement de l'appariteur et de l'assistant étant payés par le budget général de l'Université, la dotation annuelle est consacrée uniquement à l'achat d'instruments. De plus, outre les appareils qui sont ainsi acquis chaque année, ceux que comprend la collection particulière de M. Wundt et quelques autres dus à une fondation particulière servent également aux travaux du laboratoire.

Le nombre des membres du séminaire qui était de trois au début s'est successivement élevé à quinze, et depuis un an et demi ce chiffre est constant. Ce sont tous des étudiants à la fin de leurs études. Quelques-uns sont de futurs philosophes, mais le principal contingent est fourni par des étudiants en mathématiques et en sciences physiques. Bon nombre d'entre eux arrivent an laboratoire sans avoir la pratique des expériences mais grâce à l'organisation des travaux, ils peuvent l'acquérir assez aisément. Les travailleurs, en effet, sont répartis en petits groupes de trois ou quatre, dont chacun est dirigé par un chef de section et s'occupe à étudier un problème particulier. Le chef de section est toujours un membre plus ancien du séminaire, plus expérimenté par conséquent et qui peut mettre aisément an courant ses nouveaux collaborateurs.

Voici d'ailleurs les problèmes qui étaient à l'étude an laboratoire pendant la durée de mon séjour à Leipzig.

Deux sections étaient en train de vérifier expérimentalement la loi psycho-physique d'après la méthode des graduations moyennes.

On connaît cette méthode que Plateau imagina et que Delbeuf [430-431] fut le premier à appliquer à la mesure des sensations. Soient deux excitations A B (lumière ou son) et soient a b les sensations correspondantes; on peut chercher quelle est l'excitation M nécessaire pour que le sujet éprouve une sensation mqui soit jugée par lui sensiblement intermédiaire entre les deux autres a b. On agit de même avec A M et M B et l'on cherche par l'expérience les excitations M'M" nécessaires pour produire deux sensations m' et m" qui soient jugées intermédiaires entre a m d'un côté et m b de l'autre. On répète l'expérience jusqu'à ce que les sensations soient trop rapprochées pour qu'on puisse percevoir nettement les sensations intermédiaires. On a alors deux séries, d'une part les excitations AM'MM"B et, de l'autre, les sensations a m'mm"b telles que l'intervalle am' = l'intervalle m'm et ainsi de suite. Si l'on convient de poser cet intervalle égal à 1 et si l'on désigne par 1 la sensation la plus faible, la série des sensations pourra être représentée parles nombres 1, 2, 3, 4... Comme on peut aisément mesurer l'intensité des excitations AM'... il sera très facile de déterminer la loi qui régit le rapport entre l'excitation et la sensation. En procédant de cette manière, M. Delbeuf crut pouvoir démontrer que la loi logarithmique de Fechner n'était pas exacte et proposa d'y substituer une autre formule.

Dès le commencement de l'année scolaire 1885-1886 une section du laboratoire reçut pour mission de contrôler ces résultats, pour ce qui concerne les sensations lumineuses. Tout l'hiver se passa à essayer la méthode et à la corriger. Le seul résultat positif que l'on obtint, fut de démontrer que les conclusions de M. Delbeuf ne pouvaient être admises, parce que dans la pratique de sa méthode il avait négligé d'éliminer de multiples causes d'erreur. Dans ses expériences les trois excitations étaient représentées par trois cercles inégalement colorés et concentriques. On s'aperçut que par suite de cette disposition il se produisait des effets de contraste qui troublaient l'observation. On se servit donc de trois disques situés sur une même ligne les uns à côté des autres. Mais alors surgit un autre contraste entre chacun des disques elle fond (le mur de la salle) sur lequel ils se projetaient, contraste qui faussait la comparaison, en altérant inégalement les trois sensations à comparer;43 c'est pourquoi on se décida à faire tourner chacun d'eux sur un fond de même couleur. C'est dans ces conditions qu'on put enfin au mois de mai instituer des expériences positives qui durèrent jusqu'en septembre et qui semblent avoir [431-432] donné d'intéressants résultats. On constata tout d'abord l'excellence de la méthode ainsi corrigée; car les erreurs moyennes commises par les observateurs et qui avaient été jusque-là très nombreuses disparurent presque complètement. Mais en poursuivant les expériences, on rencontra un fait auquel ou ne s'attendait guère. Il se trouva que le contraste qu'on avait jusqu'alors éliminé comme une source de perturbations, pouvait bien être le principe même de la loi psycho -physique. On sait en effet, que, de l'aveu de tous les observateurs, la loi de Fechner n'est vraie que dans de certaines limites en deçà et au delà desquelles elle ne s'applique pas. Or, on a cru pouvoir établir que dans les cas où la loi était d'accordance avec les faits, comme dans les cas de désaccord, c'était un effet de contraste qui déterminait l'appréciation de la graduation moyenne. Celle-ci se fixerait toujours en un point M tel que le contraste entre les sensations am fut parfaitement égal au contraste mb ; et c'est seulement quand le contraste AB est maximum c'est-à-dire quand A est par exemple du noir le plus foncé el B du blanc le plus clair, que la graduation moyenne tout en restant conforme à la loi précédente, se trouverait aussi d'accord avec la loi de Fechner. En d'autres termes dans ce cas et dans ce cas seulement, on aurait à la fois contraste am = contraste mb et d'autre part M 2= AB. Depuis longtemps M. Wundt avait affirmé qu'il y avait une étroite relation entre la loi psychophysique et les phénomènes de contraste. Mais si les expériences que nous venons de résumer restent acquises, la loi de contraste serait la loi même de notre sensibilité et elle ne prendrait la forme logarithmique que dans une circonstance toute particulière.44

Une autre section appliquait en même temps cette même méthode à la mesure des sensations sonores. Les recherches entreprises jusqu'ici ont établi que cette méthode pouvait être employée, avec la même exactitude, à d'autres recherches que celles qui regardent les effets de lumière.

Un troisième groupe était occupé à mesurer le temps de réaction, c'est-à-dire le, temps qu'il faut à une impression sensorielle pour être perçue par les centres conscients. On cherchait surtout à déterminer la manière dont cette durée varie quand l'esprit est préparé à recevoir l'impression. Cette question était d'ailleurs proposée pour le prix de philosophie par l'Université. [432-433] Elle était ainsi formulée:45 Examiner par de nouvelles expériences l'influence que l'état d'attente exerce sur l'aperception des représentations sensibles. Le principal résultat, auquel on est arrivé, consiste m'assure-t-on, dans un perfectionnement important de la méthode.

Enfin deux autres sections avaient entrepris l'une de continuer les expériences de Rehner (V. Philosophische Studien) sur le sens du temps (Zeitsinn), c'est-à-dire sur, la manière dont nous estimons la durée; l'autre de mesurer le sens pour les intervalles musicaux. A la fin du semestre une seule octave avait été soumise à l'analyse.

On voit combien tous ces problèmes sont précis et restreints. Aussi M. Wundt recommandait-il à ses collaborateurs de prendre part aux travaux de plusieurs sections à la fois. Il est vrai que ce conseil était peu suivi, faute de temps. Mais quelque spéciales que soient ces études rien n'est plus capable d'éveiller chez de jeunes esprits l'amour de l'exactitude scientifique; de les déshabituer des généralisations vagues et des possibilités métaphysiques; de leur faire comprendre enfin combien sont complexes les faits psychiques et les lois qui les régissent tout en leur montrant que si cette complexité est un obstacle, elle n'a rien qui doive décourager l'observateur.

Les étudiants de Leipzig, qui avaient le goût des choses philosophiques, mais que n'attiraient pas les travaux un peu arides du laboratoire, se réunissaient dans un cercle d'études philosophiques, qui porte le titre de Akademisch-philosophische Verein. Ce cercle, qui fut fondé en 1866, par M. R. Avenarius, aujourd'hui professeur de philosophie à l'Université de Zurich, est le seul de son espèce en Allemagne. Un privat-docent de Leipzig en avait fondé un autre en 1879, sous le nom de Philosophicum, el il en conserva la direction jusqu'en 1882; mais, à cette époque, il s'en retira, pour des raisons que nous ignorons, et son départ entraîna la dissolution de la société. A plusieurs reprises, on a cherché à créer des cercles analogues dans d'autres centres universitaires, notamment à Berlin; mais aucun de ces essais n'a abouti. Un Verein philosophique, fondé à Koenigsberg dura deux semestres; un autre à Zurich se changea, dans le cours même du semestre, en une société d'études économiques. Je ne sais d'où viennent ces échecs répétés, et s'ils indiquent un certain ralentissement dans les études philosophiques; [433-434] en tous cas, ils sont assez surprenants, quand on songe avec quelle facilité ces sortes d'associations se fondent et se développent en Allemagne.

Le Verein de Leipzig est, lui, très vivant. Actuellement, il compte environ une quinzaine de membres ordinaires. Une contribution mensuelle permet d'acheter, chaque année, quelques livres, et la bibliothèque renferme plus de 800 volumes. Un grand nombre de ses anciens membres sont aujourd'hui professeurs ou privat-docenten pour la philosophie. Au reste, il n'est pas inconnu du publie philosophique en France. On se rappelle qu'en 1879, M. Fechner ouvrit une enquête, pour savoir de quelle manière les différents esprits associent les idées de sons avec les idées de couleurs. Or, c'est au Philosophische Verein de Leipzig que devaient être adressées les réponses, el ce fut lui qui fut chargé de collationner les matériaux envoyés à l'illustre savant.46

Tous les jeudis, il y a séance, c'est-à-dire conférence. Le conférencier n'est pas toujours un membre du cercle; c'est quelquefois un étranger ou même un privat-docent, qui profite de l'occasion pour se faire connaître des étudiants. La conférence est toujours écrite à l'avance, et souvent l'orateur se contente de lire son manuscrit. Quand il a fini, la discussion s'ouvre, et elle est conduite avec beaucoup de suite. Quiconque veut prendre la parole doit se faire inscrire et attendre son tour. Je n'ai jamais vu le plus petit trouble se produire, quelle que soit l'animation des débats. On prend d'ailleurs soin de les préciser autant que possible. Lorsque le sujet est trop général, on en dégage deux ou trois points, dont on aborde l'examen successivement. Ce qu'il y avait de frappant dans ce bon ordre, c'est qu'il semblait ne, rien coûter à personne.

Pour donner une idée des questions dont s'occupe la jeunesse allemande, j'ai noté quelques-uns des sujets qui ont été traités au Verein dans ces temps derniers: La jeune école littéraire allemande (Naturaliste). -- A propos du livre de Ihering, Der Zweck im Recht (Le but dans le droit). -- Les Mythes, étude de Völkerpsychologie. -- Théorie du droit et de l'État chez Spinoza. -- La loi de causalité. -- La Philosophie d'A. Comte (conférence faite par un privat-docent). -- La Nationalité dans l'Art (Richard Wagner en France). -- Les Éléments essentiels de la culture allemande au temps présent. -- Lutte et conciliation de l'élément chrétien et de l'élément germain dans la culture allemande. -- L'État et I'individu. [434-435] -- Science et religion. -- Lotze et le problème pratique. -- Origines du droit et de la morale, d'après Rodbertus. -- La Philosophie de Darwin. -- Je passe les conférences sur Wagner et sur Schopenhauer; elles sont innombrables. En voilà assez pour faire voir que les sujets sont sérieusement choisis, et aussi quels sont, les choix qui prédominent. Il est visible que les problèmes de la philosophie pratique, droit, morale, économie politique, science sociale, occupent une place prépondérante; et c'est peut-être cette particularité qui explique la longévité du Verein. On a dû remarquer aussi la fréquence des sujets nationaux, et pourtant ce cercle est connu pour ses tendances cosmopolitiques. Les Allemands, même les moins chauvins, sentent donc la nécessité de créer, ou tout au moins de rendre plus consciente cette communauté d'idées et de sentiments, sans laquelle il n'y a pas de nation.

A côté du Verein proprement dit, il s'organise parfois une section qui se réunit aussi toutes les semaines, mais un autre jour, et qui s'attache tout un semestre à une question déterminée. Par exemple on étudie et on commente la Critique de la raison pure ou la Logique de Mill ou les ouvrages de Rodbertus. Cette année il s'était formé une section d'esthétique qui a consacré l'été à la lecture du livre de Wagner sur l'Art. Bien entendu l'intérêt de ces conférences et de ces discussions était fort inégal. Les abstractions nuageuses, les généralités vagues y tenaient souvent trop de place. Le vieux goût de l'Allemagne pour les jeux de dialectique et les combinaisons artificielles de concepts logiques y était trop développé. Mais ce ne sont là que des détails. Ce qu'il importe de retenir c'est que toutes les semaines, quinze ou vingt jeunes gens emploient leur soirée du jeudi et leur matinée du dimanche à causer de philosophie, avec beaucoup de gravité sans doute, mais sans pédantisme.

On a beaucoup parlé aux élèves de nos Facultés des Corps et des Buerschenschaften ; il serait pourtant bien regrettable que nos jeunes associations d'étudiants se réglassent sur de pareils modèles. Ce serait imiter l'Allemagne par un de ses plus vilains côtés. Ces sortes d'associations dont le seul but est de boire ou de faire du tapage en commun ont en Allemagne même une assez mauvaise réputation, qui est très méritée. Les étudiants qui en font partie sont en général de tristes travailleurs et même de médiocres esprits. Il m'est arrivé bien rarement de découvrir une figure intelligente sous une de ces casquettes multicolores dont s'affublent ces farouches duellistes. Les sociétés, comme celles dont je viens de parler, sont moins connues et mériteraient pourtant de l'être [435-436] davantage. Après chaque séance, quand la discussion, toujours un peu solennelle, était close, les membres du Verein restaient ensemble pour causer, rire et boire; c'est ce qu'on appelle d'un mot intraduisible: Der gemuethliche Theil der Sitzung. Le dimanche on allait se promener de compagnie et dans ces promenades la philosophie n'était pas de rigueur, il s'en faut. Ainsi, malgré leur caractère académique, ces réunions peuvent très bien donner naissance à des relations personnelles et à un esprit corporatif qui, dans ces conditons du moins, a un sens et une raison d'être. Ce mode de groupement est donc beaucoup plus naturel que l'autre, puisque les jeunes gens y sont rapprochés par la communauté de leurs goûts et de leurs études. Je le crois de plus bien mieux adapté à notre caractère national. Car, enfin, il n'y a que la gemuethliche Allemagne où l'on aime à s'associer pour le plaisir de s'associer. Nous, quand nous entrons dans une corporation nous aimons à savoir pourquoi. Pourquoi donc au sein de l'Association générale des étudiants de l'Université de Paris ne se formerait-il pas de petits cercles comme celui que je viens de décrire et où un peu de science se marierait sans peine avec beaucoup de camaraderie?


V. -- Conclusion

Quand on analyse par le détail une Université allemande, il est facile d'y trouver beaucoup à critiquer; l'organisation générale est loin d'être parfaite; la pléthore des cours n'est qu'une richesse apparente; l'enseignement, pour la philosophie du moins, est trop général; les étudiants ont trop le souci de leurs examens, etc. Mais si au lieu de se mettre de près pour l'observer avec minutie, on se recule un peu pour en prendre une vue d'ensemble, un fait frappe aussitôt. Toute Université, si petite qu'elle soit, est quelque chose de vivant. Voilà qui impose silence à tous les raisonnements et à toutes les analyses, car la vie est ce qu'il y a de plus rare an monde; il n'est rien de plus inimitable.

Si les Universités sont vivantes, c'est qu'elles satisfont aux conditions mêmes de la vie; c'est qu'elles sont formées de nombreux éléments qui tiennent ensemble. Malgré la rivalité des professeurs, malgré le sentiment excessif que chacun d'eux a de son indépendance, malgré la séparation trop radicale des études, quand on a pénétré dans une Université on se sent au sein d'un tout dont toutes les parties conspirent, sans même qu'on voie clairement vers quel but. Un certain nombre de sentiments collectifs, légués [436-437] par la tradition, font mouvoir d'un commun accord cette masse énorme de maîtres et d'élèves. Comme on n'a pas appris à l'étudiant que son premier devoir est de ne pas penser comme tout le monde, il ne ressent pas du tout ce besoin maladif qui nous pousse a nous distinguer et par conséquent à nous isoler les uns des autres. Il ne rougit pas d'être impersonnel dans une certaine mesure, et n'a même, je crois, qu'une idée assez confuse de ce que nous appellons distinction et originalité, deux mots presque intraduisibles en allemand. Voilà comment il se fait qu'il a tant de goût pour la vie en commun. Voilà aussi d'où vient la grande autorité qu'exercent les professeurs et la facilité avec laquelle ils groupent autour d'eux les bonnes volontés.

Il est trop clair que ces goûts et ces aptitudes ne peuvent être aisément transplantés en France. Si les Allemands adhèrent si facilement les uns aux autres c'est que les différences individuelles y sont moins multipliées que chez nous: je n'en veux donner qu'une preuve objective. On sait la place qu'occupe dans la politique allemande la question des races. Or les caractères ethnographiques sont éminemment généraux c'est pourquoi, à mesure que les sociétés deviennent plus complexes et que les individus se spécialisent, ils perdent de leur importance et ne suffisent plus à séparer les hommes. Hérédité et individualité sont deux termes qui s'opposent et l'individu est peu de chose quand la race est puissante. Voilà ce qui incline si naturellement les Allemands a la vie corporative. Les conditions ne sont pas les mêmes chez nous et chacun de nous a trop le sentiment de sa personnalité pour en faire volontiers l'abandon. Pourtant il n'est guère contestable que, ce dont nous avons le plus besoin en ce moment c'est de réveiller en nous le goût de la vie collective. Qu'est-ce que toute cette suite de réformes qui viennent de ressusciter notre enseignement supérieur, sinon un long et laborieux effort de concentration. Or tandis qu'en histoire on travaille de plus en plus à se grouper et à s'unir, la philosophie nous donne le spectacle d'une dispersion toujours plus grande. Entre les différents philosophes qui enseignent dans nos Facultés il n'y a presque plus rien de commun ni en fait de doctrine, ni, ce qui est plus grave, en fait de méthode. Si ou compare les sujets des thèses passées devant la Faculté de Paris dans ces dernières années on verra qu'il est impossible d'en dégager une tendance commune. Chaque philosophe travaille à part comme s'il était seul au monde ou comme si la philosophie était un art. De ce côté nous avons beaucoup à apprendre de l'Allemagne. [437-438]

Un autre fait, qui peut-être dérive du précédent, ne mérite pas moins d'être médité. Je veux parler des habitudes laborieuses qui sont en honneur à l'Université chez les étudiants mais surtout chez les maîtres. On ne peut se figurer la quantité de travail qui se consomme chaque année dans un de ces grands établissements.47 Contrairement aux étudiants en droit, les élèves de la Faculté de philosophie sont généralement de sérieux et patients travailleurs; ils appartiennent pour la plupart aux classes moyennes de la société et n'ont pas les moyens de ne rien faire. Quant aux professeurs on sait avec quelle continuité ils produisent. Nous ne sommes peut-être pas moins actifs; mais notre activité se dépense avec moins de suite; elle a quelque chose d'intermittent et de saccadé. Cela est surtout vrai des études philosophiques. Aujourd'hui encore la philosophie a chez nous trop de rapports avec l'art littéraire. Le philosophe, quand il écrit, vise au ciselé et au fini, comme un lettré: or tout cela demande du temps et du travail qu'on pourrait employer à s'instruire, et puis les efforts de ce genre ne peuvent être continus, ils épuisent vite d'abord parce qu'ils fatiguent, mais aussi parce qu'ils ne permettent pas à l'esprit de se renouveler. Ils le rendent de plus en plus impropre aux travaux de longue haleine. Sans doute on ne peut demander que nous renoncions brusquement à des goûts et à des habitudes qui font aujourd'hui partie de notre tempérament national, mais encore en faut-il voir les inconvénients. Le pire de tous c'est d'empêcher chez nous cette marche lente, mais ininterrompue suivant laquelle le travail procède en Allemagne.

Je crois cependant que notre enseignement philosophique peut être comparé sans désavantage à celui de nos voisins; ce n'est pas assurément ce qu'il y a de plus vivant dans leurs Universités. On peut même dire que la philosophie n'y subsiste guère que protégée par l'examen. La grande supériorité que nous avons à ce point de vue sur l'Allemagne c'est qu'il y a chez nous pour les études philosophiques une opinion. Les professeurs de philosophie de nos lycées et de nos collèges forment en effet un vaste publie qui suit, les uns de plus près, les autres de plus loin, le mouvement philosophique et qui peut s'intéresser même à des questions spéciales. Le Lehrer du Gymnase an contraire se désintéresse [438-439] vite d'une science qu'il n'a apprise qu'en passant, et que d'ailleurs il n'enseigne pas. D'autre part dans les classes de nos lycées, de nos grands lycées surtout, il y a souvent autant d'activité philosophique que dans bien des cours d'Université. Car on ne sait pas assez combien l'enseignement de la philosophie est prospère dans les lycées, comme il éveille naturellement l'intérêt des élèves et permet de maîtriser sans peine leur attention; et cela malgré le déplorable système qui fait de chaque professeur le serviteur d'un programme et d'un examen. Enfin en dehors de l'enseignement l'Allemagne n'a rien qui puisse être comparé au grand mouvement d'études psychologiques qui a son centre à la Revue philosophique et à la Société de psycho-physiologie. Il y a assurément M. Wundt et son école, mais nous avons vu qu'il n'a eu jusqu'ici que peu d'action sur ses compatriotes.48

Conservons pieusement la vie là où nous avons le bonheur de la rencontrer et laissons la philosophie dans nos lycées puisqu'elle y est vivante. Elle a d'ailleurs un beau rôle à y remplir. Dans un article souvent cité, M. Lavisse nous a dit comment l'histoire pouvait et devait servir à l'éducation nationale. La philosophie doit se proposer la même tâche qu'elle a trop souvent négligée; et c'est surtout en France que ce devoir lui incombe. A tort ou à raison nous n'avons plus l'esprit de tradition et notre rationalisme incorrigible n'est que faiblement accessible aux raisons historiques. Je crains que pour beaucoup d'entre nous la patrie ne paraisse pas chose beaucoup plus sainte par cela seul qu'on nous en aura fait voir le développement dans le temps. Nous avons, pour notre malheur peut-être, soif de logique. Ce que nous voulons avant tout savoir ce sont les raisons d'être des sentiments nationaux et de la foi patriotique; s'ils sont fondés dans la nature des choses ou si, comme le soutiennent ouvertement ou non tant de doctrinaires, ce ne sont que des préjugés et des restes de barbarie. Or ces problèmes relèvent de la psychologie. Il faut pour y répondre apprendre aux élèves ce que c'est que la sympathie et la sociabilité, et leur en faire voir toute la réalité et tous les avantages. Il faut leur expliquer que notre personnalité est en grande partie faite d'emprunts et que dégagé du milieu physique et social qui l'enveloppe l'homme n'est qu'une abstraction. Il faut enfin leur montrer que la sympathie ne s'exerce qu'au sein de groupes inégalement extensifs mais toujours clos et fermés, et marquer la place de la patrie parmi ces groupes. C'est encore an professeur [439-440] de philosophie qu'il appartient d'éveiller chez les esprits qui lui sont confiés l'idée de ce qu'est une loi; de leur faire comprendre que les phénomènes psychiques et sociaux sont des faits comme les autres, soumis à des lois que la volonté humaine ne peut pas troubler à son gré et que par conséquent les révolutions au sens propre du mot sont choses aussi impossibles que les miracles. Nous ne songeons pas d'ailleurs à diminuer le rôle et la place du professeur d'histoire dans l'oeuvre de l'éducation: ces vérités générales lui seul pourra les vérifier sous les yeux des élèves par l'exposé concret des événements historiques. Mais n'est-il pas évident que toutes ces idées sont de celles dont les jeunes gens doivent être munis avant leur départ du lycée? Et pourtant toutes ces questions n'occupent dans les cours qu'une place effacée.

Mais l'enseignement moral ne peut s'organiser au lycée, que s'il est constitué déjà à l'Université. Une science ne petit être aisément l'objet d'un enseignement élémentaire que si elle est déjà très avancée. En vérité n'est-il pas étonnant que nous fassions si peu d'efforts pour éclairer l'opinion, alors qu'elle a chez nous le souverain pouvoir? C'est dans les Facultés de droit que se forment la plupart de nos hommes politiques; or quel enseignement y reçoivent-ils? Ils apprennent à interpréter des textes de lois, à faire des prodiges de finesse dialectique pour deviner quelle a été, il y a cent ans, l'intention du législateur; mais ils n'ont aucune idée de ce que c'est que le droit, les moeurs, les coutumes, les religions, quel est le rôle et le rapport des diverses fonctions de l'organisme social, etc. Nous avons vu qu'en Allemagne les sciences morales et sociales tenaient, sinon dans l'enseignement, du moins dans les préoccupations publiques une place autrement importante; il est urgent d'importer ces études en France, car nous en avons bien plus besoin encore que les Allemands puisque nous avons entrepris de nous conduire et de nous gouverner nous-mêmes.

Depuis plusieurs années on s'est repris à plusieurs fois pour corriger et améliorer les programmes de philosophie; d'utiles réformes ont été faites, mais aucune dans le sens que nous indiquons. Au contraire c'est sur le temps consacré aux études de morale que le Conseil supérieur a cru devoir faire des économies. Et pourtant le mal que nous venons de décrire est bien certainement notre mal national de notre pays. Comment espère-t-on s'en défaire si on ne cherche pas à l'atteindre dans sa racine?


  1. V. Séailles, l'Ensignement de la philosophie en Allemagne (Revue Internationale, 15 septembre 1883, et H. Lachelier, l'Enseignement de la philosophie dans les Université allemandes. (Revue philosophique, février 1881.)
  2. Pour les détails de l'organisation générale, la distinction des professeurs ordinaires, extraordinaires, honoraires, privat-docenten, les questions de traitement, le mécanisme des examens, etc., nous renvoyons aux articles ci-dessus cités et aux nombreuses études que la Revue internationale a déjà publiées sur les Universités allemandes.
  3. J'ai été notamment frappé du petit nombre des privat-docenten à Leipzig. Il n'y en a actuellement que 2, il y en a petit plus autrefois. Au contraire, leur nombre a doublé à Berlin où il n'y avait que 3 en 1883, d'après un tableau publié par M. Séailles.
  4. Voici le nombre des professeurs et privat-docenten dans les Universités autres que Berlin et Leipzig: Bonn 7, Breslau 5, Goettingen 3, Heidelberg 3, Munich 5, Strasbourg 4, Erlangen 3, Fribourg 1, Giessen 1, Greifswald 3, Halle 5, Iena 3, Kiel 3, Koenigsberg 3, Marburg 3, Munster 3, Tübingen 3, Wuzbourg 2. -- Quant au nombre des professeurs extraordinaires, il est tantôt de 3 (Berlin, Leipzig, Bonn, Breslau, Halle, Munich, Strasbourg), tantôt de 2. Les Universités de Fribourg, de Giessen et de Wurtzbourg sont les seules où il n'y ait qu'un un seul professeur ordinaire de philosophie.
  5. M. Biedermann est un professeur non de philosophie, mais de l'histoire. -- M. Fechner est toujours porté sur la liste des professeurs de l'Université; mais il y a longtemps qu'il ne fait plus son cours. -- M. Drobisch quoique âgé de 84 ans, a continué son enseignement jusqu'au dernier semestre, mais il a dû s'en faire dispenser pendant le courant de l'été.
  6. Outre ces cours très généraux, voici les sujets plus particuliers qui étaient étudiés à Berlin: M. Zeller, sur la Critique littéraire et historique ; Philosophie du droit ; M. Michelet, Système de la philosophie comme science exacte ; M. Gizicki, Ethique ; M. Lasson, Philosophie de la religion ; M. Ebbinghaus, la Psychologie de la vision ; M. Deussen, la Logique des Hindous ; M. Simmel, Histoire de l'éthique.
  7. Cette autonomie a cependant été exagérée par plusieurs écrivains. Surtout il ne faut pas croire que l'Université soit entièrement indépendante du pouvoir central.
  8. Il faut noter en outre que les privat-docenten ne sont pas exemptés du service militaire.
  9. Le cas se présentait autrefois; mais aujourd'hui il est infiniment rare.
  10. Nous ne voulons pas dire que l'institution des privat-docenten ne puisse être utilisée chez nous, mais alors elle doit servir à de tout autres fins. En réalité, ce serait une tout autre institution.
  11. Dans ce cas, les étudiants sont avertis par l'affiche. On lit par exemple: M. X... traitera de la psychologie d'après son Traité de psychologie.
  12. M. Lachelier nous donne pour deux semestres réunis les chiffres suivants: Histoire de la philosophie 46, Logique 32, Psychologie, 26. D'après notre relevé, on trouve aujourd'hui pour deux semestres, 66 cours d'histoire, 40 de Logique et 31 de Psychologie. D'où provient cette différence? D'une augmentation dans le nombre des chaires ou d'une tendance plus marquée de l enseignement à devenir plus générale et à délaisser de plus eu plus les sujets spéciaux et restreints? Une réponse catégorique est difficile, mais la seconde explication est assez vraisemblable et confirmerait ce que le nous disons plus bas sur la généralité de l'enseignement philosophique.
  13. Règlement officiel pour l'examen du professorat de gymnase.
  14. Il faut faire exception pour le séminaire de M. Wundt dont nous parlerons plus bas.
  15. Cet article était écrit quand le hasard nous fit relire un article sur Lotze de E. Rehnisch, professeur à Goettingen. Voici ce qu'on y lit: l'auteur fait remarquer qu'au début de sa carrière Lotze, ayant a traiter successivement ou simultanément les différentes sciences philosophiques, était obligé de parler souvent de choses qu'il ne savait pas, et il ajoute: "Mais si nous ne voulons pas être injustes dans cette appréciation du caractère particulier des oeuvres de Lotze et envers l'auteur lui-même il faut nous rappeler que sous le rapport du travail personnel et indépendant, le professeur de philosophie dans une Université allemande se trouve dans une situation bien plus défavorable que la plupart de ses collègues. Il faut avoir présent à l'esprit que, pour l'enseignement de la philosophie dans nos Universités, on demande au professeur ou plutôt on exige de lui un travail que l'on a depuis longtemps cessé de demandé aux professeurs des autres sciences. Si nous exigions des professeurs de droit que chacun d'eux fit des cours sur les différentes branches de la jurisprudence, on nous demanderait si nous sommes bien de notre siècle... Mais quant à la philosophie, tout le monde croit qu'une telle extension des devoirs professionnels, une telle absence de division du travail, considérées dans tous les autres cas comme la ruine de tout enseignement scientifique sont chose naturelle et d'exécution facile. Le professeur de philosophie est aujourd'hui, comparativement aux professeur de mathématiques, d'histoire naturelle... dans une situation quelquefois inférieure à celle du professeur de gymnase." V. Revue phil., oct. 1881, 327.
  16. V. également ce que M. Wundt dit de Hartmann dans une étude sur la situation de la philosophie en Allemagne qu'à publiée le Mind en oct. 1877.
  17. M. Wundt est le premier philosophe allemand qui ait rapproché la logique de la psychologie tout en les distinguant soigneusement (V. le 1 er volume et sa Logique). On le lui a vivement reproche.
  18. Praeludien. Aufsaetze und Reden zur Einleitung in die Philosophie. -- Près de la moitié des leçons consacrées aux auteurs philosophiques sont employées à commenter Kant. V. aussi le livre de Cohen: Von Kants Einfluss auf die deutsche Kultur.
  19. M. Wundt le reconnaît lui-même. Voir sa Psycho-Physiologie. Traduction I, xxxi.
  20. Toutefois il faut ajouter que c'est surtout dans les sciences sociales qua l'hypothèse évolutionniste a été acceptée avec cette facilité. Il n'en est pas de même en psychologie.
  21. Signalons cependant M. Ebbinghaus qui vient d'inaugurer à Berlin des exercices psycho-physiques (psycho-physiche Uebungen).
  22. Et anglaise aussi.
  23. Wundt. Psychologie physiologique. Trad. I, xxviii.
  24. Ce mot de philosophie scientifique que nous employons pourrait prêter à l'équivoque. Il ne désigne pas ces savantes combinaisons de connaissances scientifiques et de spéculations métaphysiques qui ont fait dans le grand public le succès de Hartmann par exemple et où les Allemands sont passés maîtres. Nous voulons parler de la méthode qui traite d'après les procédés des sciences positives les questions dont l'ensemble constitue ou, si l'on veut, constituait la philosophie.
  25. Sur les 17 cours de morale et philosophie du droit que nous avons mentionnés plus haut, il y en a tout au plus 3 ou 4 de morale proprement dite.
  26. "La Philosophie morale est très peu connue en Allemagne, on s'y tient à la morale religieuse telle qu'elle est prêchée par les églises chrétiennes. Il y a bien des gens qui regardent la morale philosophique comme une illusion, c'est là sans doute une erreur; la science le prouve. Mais comme on ne peut bien enseigner ce qu'on ne connaît pas, et que d'ailleurs une différence entre la morale religieuse et l'enseignement philosophique pourrait produire, le cas échéant, une collision grave et préjudiciable à l'élève, il vaudrait mieux tout d'abord ne pas admettre la morale philosophique dans le cadre officiel du cours de philosophie." Hollenberg, La Philosophie dans les gymnases allemands. Revue internationale, mars 1881, page 264.
  27. Les deux termes dont est faite cette expression sembleraient en France faire pléonasme. Toute morale n'est-elle pas pour nous philosophique. En Allemagne, la philosophie morale est à la morale ce que la philosophie des sciences est aux différentes sciences positives. La philosophie de la religion occupe la même place par rapport à la religion.
  28. Aussi la littérature de ces questions est-elle immense.
  29. Pour préciser les idées, voici le plan d'un manuel de philosophie du droit qui est très répandu parmi les étudiants. C est l'ouvrage de Zoepfl: Grundriss zu Vorlesungen über Rechtsphilosophie. Il est divisé en trois livres. Le premer traite du droit en général et comprend deux parties, l'une sur l'idée du droit (p. 39-54), l'autre sur le développement de l'idée de droit dans l'histoire (p. 55-84). Le deuxième livre se compose d'une dizaine de pages sur le droit formel (p. 85-93): c'est la partie purement théorique du traité. Tout le reste de l'ouvrage, de la page 94 à la page 216 est consacré à l'étude des droits. Un chapitre (96-193) traite des droits réels (das Sachenrecht), un autre des obligations (Obligationenrecht). Sous cette dernière fabrique se trouvent compris le contrat (das Vertragsrecht 148-161) et le droit pénal (163-192). Enfin une trentaine de pages sont consacrées aux droits qui résultent de la vie sociale (das Recht der genossenschaftliche Zustaende). Cette division sans doute est loin d'être parfaite, mais elle donne quelque idée de ce qu'est cet enseignement.
  30. "Nach der menschlich-gesellschaftlichen Lebensordnung regelt sich die gesammte Rechtsordnung", dit Ahrens dans son Naturrecht.
  31. A. Leipzig, M. Fricker lit quelquefois sur la philosophie du droit.
  32. Notamment: Ihering, Der Zweck im Recht, Leipzig, 1884 et 1886. Schmoller, Ueber einige Grundfragen des Rechts und der Volkswirtschaft, Leipzig, 1875. V. aussi les ouvrages de M. Lorenz von Stein et particulièrement sa Staatswissenschaft.
  33. Die Moralstatistik und die christliche Sittenlehre. Versuch einer Statistik auf empirischer Grundlage, Erlangen.
  34. Ethik, eine Untersuchung der Thatsachen und Gesetze des sittlichen Lebens.
  35. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier, si l'on veut bien comprendre certaines conceptions politiques de l'Allemagne. Il ne faut pas les juger avec nos idées de Français. Si l'Allemand conçoit l'État comme une puissance supérieure aux individus, ce n'est ni par mysticisme ni par servilité. Seulement l'État n'est pas pour lui comme pour nous une vaste machine destinée à comprimer cette multitude d'êtres insociables qu'a imaginés Rousseau et auxquels, pour notre malheur, nous continuons à croire (car nous n'avons renié que des lèvres le Contrat social); c'est un produit spontané de la vie sociale; s'il s'en distingue, il en résulte.
  36. Par exemple, la Morale de M. V. Gizycki, professeur extraordinaire à Berlin.
  37. Gegenwart und Zukunft der Recht- und Staatswissenschaft in Deutschland.
  38. On m'a paru très frappé en Allemagne de nos efforts pour faire pénétrer jusque dans les couches inférieures de la société le sentiment de la chose publique. Nos petits traités de morale et d'éducation civique, si controversés chez nous, ont été fort remarqués de l'autre côté du Rhin.
  39. Elle ne peut avoir pour effet que d'abaisser l'enseignement: car ce que demandent naturellement les étudiants, c'est qu'on les prépare à l'examen.
  40. Ajoutons qu'il est beaucoup plus facile de publier en Allemagne qu'en France. Un débutant trouve facilement un éditeur qui se charge des frais.
  41. Voici tout ce que j'en sais: Le séminaire est dirigé par M. Riehl, qui d'ailleurs est seul à enseigner la philosophie à l'Université. Pendant l'été, une heure était consacrée aux débutants: on y étudiait des ouvrages de philosophie moderne. Une heure était réservée aux étudiants plus avancés; on y faisait des exercices de logique. -- Cet hiver il n'y a plus au séminaire qu'une heure et demie d'exercices par semaine. On y commente l' Ethique de Spinoza.
  42. On sait qu'en général les Facultés de philosophie comprennent aussi les cours de mathématiques, de physique et chimie, de physiologie. A Strasbourg ainsi qu'à Tübingen, ces derniers forment une Faculté à part sous le nom de Naturwissenschaftliche Facultaet. A Wurzbourg, ils forment une section indépendante dans la section de philosophie.
  43. Si par exemple le mur est blanc, la sensation du disque blanc ne sera pas troublée, mais le disque noir paraître plus noir par contraste.
  44. Nous remercions notre ami M. le docteur Neiglick qui nous a permis de publier ici le résultat de ses expériences. -- Nous devons ajouter que cette interprétation n'est pas admise par Fechner, pour qui la loi du contraste et la loi psycho-physique sont distinctes quoique se limitant l'une l'autre.
  45. Der Einfluss, welchen der Zustand der Erwartung auf die Apperception von Sinnesvorstellungen ausuebt, soll durch neue Versuche geprueft werden.
  46. V. Rev. phil., 1879. juin, 707. Une enquête scientifique.
  47. Toutefois il y a à ce point de vue de grandes différences entre les Universités. Il y en a où il est de tradition de travailler beaucoup, Leipzig passe pour être la plus active. Il en est d'autres, au contraire, où il est d'usage que les étudiants ne fassent pas grand'chose. C'est dans ces dernières que les traditions universitaires (Corps, Buerschenschaften, etc.) sont le plus vivantes.
  48. Voir à l'appui de ce qui précède: Bréal, Excursions pédagogiques, 50.


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