1887c

Durkheim, Émile. 1887. "La Science positive de la morale en Allemagne." Revue philosophique 24: 33-58, 113-42, 275-84. Review essay on Wagner, Schmoller, Schaeffle, Ihering, Wundt, Post. Tr. 1986-87a; tr. 1993a.


Nous ne connaissons guère en France que deux sortes de morale: celle des spiritualistes et des Kantiens d'une part, celle des utilitaires de l'autre. Cependant il s'est depuis peu constitué en Allemagne une école de moralistes qui a entrepris de constituer l'éthique comme une science spéciale, ayant sa méthode et ses principes. Les différentes sciences philosophiques tendent de plus en plus à se détacher les unes des autres et à se dégager des grandes hypothèses métaphysiques qui leur servaient de liens. La psychologie n'est plus aujourd'hui ni spiritualiste ni matérialiste. Pourquoi n'en serait-il pas de même de la morale?

La Morale que M. Wundt a publiée en octobre dernier1 est venue donner un corps à ces tentatives qui étaient restées jusque-là un peu indécises et mal conscientes d'elles-mêmes et du but où elles tendaient. Pour bien comprendre cet important ouvrage, il est nécessaire de connaître le mouvement dont il est peut-on dire, l'expression philosophique. Cette étude est d'ailleurs d'autant plus nécessaire que tous ces travaux sont plus ignorés chez nous; et pourtant ils n'offrent pas seulement un intérêt historique. Nous verrons en effet qu'on peut en dégager de précieuses indications sur la direction qu'il convient de donner à la morale si on veut l'élever au rang de science.2


I. Economistes et Sociologistes

Lorsque M. Ribot fit connaître au public français l'état de la psychologie [33-34] expérimentale en Allemagne, il prévint ses lecteurs qu'on ne trouvait pas dans ce pays, comme en Angleterre, une ou deux écoles caractérisées et se résumant dans quelques grands noms, mais une agitation un peu confuse et d'un caractère impersonnel. De plus il remarqua que les progrès de cette psychologie étaient dus non à des philosophes, non à des psychologues de profession, mais à des physiologistes et à des savants de tout ordre. De même, le mouvement éthique que nous signalons est pendant longtemps resté anonyme et en partie latent. Il répondait à un besoin que ressentaient à la fois un certain nombre de penseurs, mais qui ne réussissait pas à se faire jour sous une forme déterminée. Il suscitait une foule de vues éparses au cours d'innombrables ouvrages, mais qui ne parvenaient pas à se rejoindre et à se consolider. Enfin ce n'est pas chez des moralistes proprement dits qu'ont pris naissance ces idées nouvelles, mais chez des juristes et surtout chez des économistes. C'est de l'économie politique qu'est parti tout le mouvement.

On a beaucoup parlé et on parle encore beaucoup en France du socialisme de la chaire (Kathedersocialismus). Mais si le mot est connu, la chose l'est beaucoup moins. Les économistes orthodoxes, qui gardent chez nous cette puissante influence qu'ils ont perdue dans les autres pays de l'Europe, ont fait tout le possible pour en dénaturer l'esprit et le caractère. On n'y a vu qu'une croyance immodérée dans la puissance du législateur et un respect superstitieux pour l'autorité de l'État: mais on n'a pas cherché sous ces doctrines la cause profonde dont elles dérivaient. En fait ce qui caractérise la nouvelle école économique, c'est un rapprochement intime de l'économie politique et de la morale qui a renouvelé ces deux sciences à la fois.

Les économistes orthodoxes ont entendu de trois manières les rapports de la morale et de l'économie politique. Pour les uns, le concept moral se ramenant à celui de l'utile, les deux sciences ne sont pas distinctes, mais la seconde absorbe la première. Pour les autres elles sont indépendantes mais parallèles. Elles se développent côte à côte et se prêtent un mutuel appui. C'est la théorie des heureux optimistes qui n'aperçoivent partout dans le monde social que concordance parfaite et harmonie providentielle. Toute grande vérité morale correspondrait à une vérité économique et c'est tout au plus si, de loin en loin, dans des questions de détail, on admet comme une action à distance des premières sur les secondes. Enfin il y a la théorie plus simple de ceux qui nient la question. "On a voulu," dit M. Maurice Block, "établir les rapports qui [34-35] existent entre l'économie politique et la morale, en recherchant parmi les propositions économiques celles qui ressemblent à certaines propositions de morale. Il nous semble qu'on suit ainsi une fausse voie. Les sciences ne sont ni morales ni immorales; elles constatent des lois. A-t-on jamais examiné si les mathématiques ou la chimie ont des rapports avec la morale ou la religion?"3 En d'autres termes, ou bien on ne reconnaît pas qu'il y ait de morale proprement dite; ou bien on la met plus ou moins en dehors de l'économie politique.

La première de ces solutions n'a jamais eu beaucoup de partisans en Allemagne qui, jusqu'à ces temps derniers, était restée réfractaire à l'utilitarisme anglais. La morale et l'économie politique sont donc choses distinctes, mais elles entretiennent l'une avec l'autre un commerce continu. Voilà l'idée qui différencie radicalement l'école allemande de l'école anglaise. "Sans doute," écrit M. Schoenberg, "les phénomènes économiques ne déterminent directement que l'existence et la situation matérielle des hommes, mais celle-ci, c'est-à-dire l'élévation et la sécurité des revenus, la grandeur de la fortune, le genre de profession, etc., a sur l'homme une influence plus étendue, car ce sont les conditions de son état intellectuel et moral. Pour ce qui regarde les particuliers, elles exercent une action décisive sur la vie de la famille, sur la manière d'entretenir, d'élever d'instruire les enfants, sur la qualité de tous les plaisirs élevés, sur la santé du corps et sur celle de l'esprit, sur la conduite et sur la réalisation de toutes les fins morales de la vie. Ces mêmes phénomènes ont aussi une influence prédominante sur la force sur la puissance des États et sur leur rôle dans l'oeuvre de la civilisation; car c'est de l'état économique d'un peuple et de sa richesse plus où moins grande que dépendent essentiellement et sa capacité à défendre son indépendance contre les peuples étrangers et tout ce qu'il pourra faire pour son entretien intellectuel et moral, pour le service de l'idéal, pour la civilisation, pour l'art, pour la science."4 Jean-Baptiste Say ou Bastiat pourraient, il est vrai, signer ce passage. Seulement voici où gît la différence. Pour l'économiste orthodoxe, l'économie politique produit tout naturellement ses conséquences morales sans qu'il soit besoin de l'y aider ou de l'y contraindre du moins sensiblement. Il suffit de la laisser faire. Pour l'économiste allemand cette harmonie, si désirable, des deux sciences et des deux modes d'activité n'est qu'un rêve de théoricien, une hypothèse que [35-36] les faits ne confirment guère. Les progrès de l'industrie et ceux de la morale ne coïncident pas nécessairement. Par conséquent, comme la morale est ce qu'il y a de meilleur au monde, elle devra exercer sur l'économie politique une influence régulatrice. L'abîme qui séparait les deux sciences se trouve ainsi comblé sans que pourtant elles se confondent. Le problème de l'économie politique est éthique par nature; la fin qu'elle réalise est morale. "L'économie sociale (die Volkswirtschaft) ne consiste pas simplement dans une société de production. Ce qui importe avant tout, ce n'est pas de savoir comment on peut produire le plus possible, mais comment les hommes vivent, jusqu'à quel point l'activité économique réalise les fins morales de la vie, ces postulats de justice, d'humanité, de moralité qui s'imposent à toute société humaine."5

Toutefois il faut bien reconnaître que ces formules, dont les économistes se sont souvent contentés, manquent de précision. Il faut même y voir moins une doctrine scientifique proprement dite qu'une aspiration généreuse et le sentiment confus d'un fait mal analysé. Les deux sciences sont rapprochées, mais on ne voit pas leurs rapports; elles se touchent sans se pénétrer. Il semble même qu'on puisse traiter chacune d'elles à part de l'autre, quitte à chercher ensuite quelles sont leurs relations et à adoucir les lois économiques pour les mettre d'accord avec les maximes de la morale. La nouvelle école économique, dit Menger, ne remplace pas l'ancienne, mais se contente de porter des jugements moraux sur les vérités établies par cette dernière;6 et cette critique est assez juste de plusieurs socialistes de la chaire. Pour rendre intelligible une parfaite intimité de l'économie politique et de la morale, il ne suffit pas de faire voir par quelques exemples que les événements économiques ont un contre-coup en morale; car tout se tient dans le monde et il n'y a rien d'étonnant à ce que deux parties de la réalité réagissent l'une sur l'autre. Mais il faudrait prouver que ces deux ordres de faits, tout en étant distincts, sont pourtant de même nature. C'est cette démonstration qu'ont entreprise MM. Wagner et Schmoller, le premier dans son manuel d'économie politique,7 le second dans la brochure qui porte pour titre: "Sur quelques questions fondamentales du droit et de l'économie sociale."8 [36-37]

Pour l'école de Manchester l'économie politique consiste dans la satisfaction des besoins de l'individu et spécialement de ses besoins matériels. L'individu se trouve donc être, dans cette conception, la fin unique des relations économiques; c'est par lui et c'est aussi pour lui que tout se fait; quant à la société, c'est un être de raison, une entité métaphysique que le savant peut et doit négliger. Ce qu'on appelle de ce nom n'est que la mise en rapport de toutes les activités individuelles; c'est un composé où il n'y a rien de plus que dans la somme de ses composants. En d'autres termes, les grandes lois économiques seraient exactement les mêmes quand même il n'y aurait jamais eu au monde ni nations, ni États; elles supposent seulement que des individus sont en présence qui échangent leurs produits. On voit qu'au fond les économistes libéraux sont des disciples inconscients de Rousseau qu'ils renient à tort. Ils reconnaissent, il est vrai, que l'état d'isolement n'est pas l'idéal; mais comme Rousseau ils ne voient dans le lien social qu'un rapprochement superficiel, déterminé par des rencontres d'intérêts. Ils ne conçoivent la nation que comme une immense société par actions de laquelle chacun reçoit juste autant qu'il donne et où l on ne reste que si l'on y trouve son compte. De plus il leur semble bon qu'il en soit ainsi; car une vie collective trop intense deviendrait vite une menace pour cette indépendance individuelle qui leur est plus chère que tout au monde. Aussi les plus conséquent d'entre eux n'ont-ils pas hésité à déclarer que les sentiments nationaux n'étaient que des restes de préjugés, destinés a disparaître un jour.9 Dans ces conditions l'activité économique ne peut avoir d'autre ressort que l'égoïsme et par là l'économie politique se sépare radicalement de la morale, si tant est qu'il reste encore quelque idéal moral à l'humanité, une fois qu'on a dissous tout lien social.

C'est à cette conception que s'attaquent MM. Wagner et Schmoller. Pour eux, au contraire, la société est un être véritable, qui sans doute n'est rien en dehors des individus qui le composent, mais qui n'en a pas moins sa nature propre et sa personnalité. Ces expressions de la langue courante, la conscience sociale, l'esprit collectif, le corps de la nation, n'ont pas une simple valeur verbale, mais expriment des faits éminemment concrets. Il est faux de dire qu'un tout soit égal à la somme de ses parties. Mais par cela seul que ces parties ont entre elles des rapports définis, sont assemblés d'une certaine manière, il résulte de cet assemblage quelque chose de nouveau, un être composé assurément, mais qui a des propriétés spéciales et qui peut [37-38] même, sous de certaines conditions, prendre conscience de soi. La société ne se réduit donc pas à la masse confuse des citoyens. Comme d'autre part l'être social a des besoins qui lui sont propres et que parmi ces besoins il en est de matériels, il institue et organise, pour les satisfaire, une activité économique qui n'est celle ni de tel ou tel individu ni de la majorité des citoyens, mais de la nation dans son ensemble. Voilà ce qu'il faut entendre par ce mot de Volkswirtschaft dont nos économistes n'ont pas toujours vu le sens et qui pourtant résume et caractérise toute cette philosophie économique. "La Volkswirtschaft," dit M. Wagner, "est, au même titre que le peuple, un tout réel. Les économies privées (die Einzelwirtschaften) en sont je ne dirai pas les parties, mais les membres."10 Bien loin d'être une entité logique, l'économie sociale -- c'est ainsi que, faute de mieux, nous traduisons Volkswirtschaft -- est la vraie réalité concrète, et c'est l'économie privée qui devient une abstraction, si l'on essaye d'en faire un tout indépendant, au lieu d'y voir la partie d'un tout. Elle ne prend place dans la science que comme élément de l'économie collective qui devient de cette manière l'objet immédiat de l'économie politique. En d'autres termes, la science économique se préoccupe d'abord des intérêts sociaux et par contre-coup seulement des intérêts individuels. Or sans vouloir disserter sur les bases dernières de l'éthique, il nous paraît incontestable que, dans la réalité, la fonction pratique de la morale est de rendre possible la société, de faire vivre les hommes ensemble sans trop de heurts et de conflits, de sauvegarder en un mot les grands intérêts collectifs. L'argumentation favorite et aussi la plus probante des moralistes métaphysiciens ne consiste-telle pas essentiellement à faire voir que les doctrines empiriques ne peuvent pas rendre compte des principes élémentaires sur lesquels repose toute société? S il en est ainsi, la fin de l'économie politique est bien analogue à celle de la morale. L'une n'est plus enfermée dans la sphère toujours étroite des intérêts individuels, tandis que l'autre a ouvertes devant elle les perspectives presque indéfinies de l'idéal impersonnel. Mais toutes deux recherchent également, quoique à des points de vue différents, comment les sociétés peuvent vivre et se développer.

Peut-être trouvera-t-on que cette conception n'a rien de neuf. Est-ce que les utilitaires n'ont pas, eux aussi, fait de l'intérêt collectif la base de la morale? Oui, mais pour eux cet intérêt collectif n'est qu'une forme de l'intérêt personnel; l'altruisme n'est qu'un égoïsme déguisé, qui ferme complaisamment les yeux sur sa vraie nature, et [38-39] si dans cette doctrine il y a entre la morale et l'économie politique quelque trait commun, c'est qu'on réduit l'une et l'autre à n'être qu'une mise en oeuvre de l'égoïsme. Au contraire, pour l'économiste allemand, les intérêts de l'individu et ceux de la société sont loin de coïncider toujours. Comme la société est autre chose que la somme arithmétique des citoyens, elle a dans chaque ordre de fonctions ses fins à elle, qui dépassent infiniment celles des individus et même ne sont pas de même espèce. Ses destinée ne sont pas les nôtres et pourtant nous devons y travailler. Les services économiques que l'État réclame de nous ne nous sont pas toujours payés avec une exacte réciprocité et pourtant nous les lui devons. Si nous les lui accordons, ce n'est donc pas par intérêt personnel, mais par désintéressement, et s'il y a entre l'économie politique et la morale d'étroits rapports, c'est qu'elles mettent toutes deux en oeuvre des sentiments désintéressés.

On voit combien est peu fondée l'objection que les économistes classiques ont faite à satiété aux socialistes de la chaire: on leur reproche de compliquer inutilement les données de la science et de n'y introduire que de la confusion. Sans doute, dit-on, les idées morales et les règles du droit réagissent assez souvent sur le cours des événements économiques et le modifie. Mais ceux-ci ne laissent pas de former un ordre de faits bien distinct, qui suivent des lois qui leur sont propres, quoiqu'ils soient solidaires des autres faits sociaux. Dès lors le meilleur moyen de les étudier n'est-il pas de faire abstraction de ces causes perturbatrices qui en altèrent l'évolution naturelle? L'abstraction n'est-elle pas un procède légitime de la science? Sans doute, seulement toutes les abstractions ne sont pas également justes. Une abstraction consiste à isoler une partie de la réalité, non à la faire disparaître. Or celle que nos économistes font d'ordinaire a précisément pour effet de faire évanouir l'objet même de l'économie politique telle que l'entendent les socialistes de la chaire: cet objet, c'est la fonction économique de l'organisme social. Pour les réfuter, il faudrait démontrer que cette fonction collective n'existe pas et pour cela prouver d'abord que la société n'est rien qu'une collection d'individus. Or c'est une proposition que l'on a souvent posée comme un axiome, mais dont on n'a jamais fait la démonstration.

Quelle différence y a-t-il donc entre la morale et l'économie politique? C'est que l'une est la forme dont l'autre est la matière. Ce qui appartient en propre à la morale, c'est cette forme de l'obligation qui vient s'attacher à certaines manières d'agir et les marquer de son empreinte. Les phénomènes économiques peuvent à de certaines conditions la revêtir comme tous les faits sociaux. Ce n'est pas à dire [39-40] assurément qu'ils constituent à eux seuls tout le contenu de la morale; mais ils en sont une partie très importante. Quand l'utilité collective en est clairement démontrée, quand ils ont reçu la consécration du temps, ils apparaissent aux consciences comme obligatoires et se transforment en prescriptions juridiques ou morales. Ainsi à mesure que les sociétés deviennent plus volumineuses, elles sont obligées de faire produire davantage au sol; la culture intensive s'impose à elles en même temps que la propriété individuelle qui en est la condition. C'est pourquoi cette forme de propriété devient de plus en plus un droit sacré que le moraliste démontre et que la loi sanctionne.

M. Schmoller a exposé en termes assez heureux comment se fait cette transformation. Quand nous avons répété un certain nombre de fois une même action, elle tend à se reproduire de la même manière. Peu à peu, par l'effet de l'habitude, notre conduite prend une forme qui s'impose ensuite à notre volonté avec une force obligatoire. Nous nous sentons comme obligés à jeter toujours notre action dans ce même moule. Il en est des relations sociales comme des événements de notre conduite privée. Après une première période de tâtonnements et d'instabilité elles se fixent, prennent la forme que l'on a reconnu à l'expérience être la meilleure, et désormais nous sommes tenus de nous y conformer. Ce qui en fait d'ailleurs la force obligatoire ce n'est pas seulement l'autorité de l'usage, c'est encore le sentiment plus ou moins net qu'elle est réclamée par l'utilité publique. Ainsi se forment les moeurs, germe premier d'où sont nés successivement le droit et la morale; car la morale et le droit ne sont que des habitudes collectives, des manières constantes d'agir qui se trouvent être communes à toute une société. En d'autres termes c'est comme une cristallisation de la conduite humaine. Or les phénomènes économiques tout comme les autres sont susceptibles de se cristalliser. Sans doute il est nécessaire qu'ils ne soient pas enfermés dans des formes trop rigides. Comme le milieu où nous nous mouvons devient tous les jours plus complexe et plus mobile, il faut que nous gardions assez d'initiative et de spontanéité pour le suivre dans toutes ses variations, changer avec lui et comme lui. Mais, d'autre part, il est impossible d'admettre que le chaos et l'incohérence régnent sans partage dans le monde économique. Les phénomènes qui s'y écoulent une fois qu'ils se sont creusé leur lit n'en changent pas capricieusement. Avec le temps, la vie économique prend une forme à laquelle est obligée de se plier la matière qui y circule et devient par cela même un phénomène moral.

Si les économistes orthodoxes et les moralistes de l'école kantienne [40-41] mettaient l'économie politique en dehors de la morale, c'est que ces deux sciences leur semblaient étudier deux mondes, sans rapport entre eux. Mais s'il n'y a entre eux d'autre différence que celle du contenant au contenu, alors il est impossible de les abstraire l'un de l'autre. On ne comprend rien aux maximes de la morale qui regardent la propriété, les contrats, le travail, etc., si on ne connaît pas les causes économiques dont elles dérivent; et, d'autre part, on se ferait une très fausse idée du développement économique, si on négligeait les causes morales qui y interviennent. Car la morale n'est pas absorbée par l'économie politique; mais toutes les fonctions sociales contribuent à produire cette forme à laquelle les phénomènes économiques sont tenus de s'assujettir tout en contribuant à la faire. Par exemple, à mesure que la société a besoin d'une production plus abondante, il devient nécessaire de stimuler davantage l'intérêt personnel et par conséquent le droit et la morale reconnaissent à chacun une plus grande part de liberté personnelle. Mais, en même temps et sous l'influence de causes qui n'ont avec les nécessités économiques que des relations lointaines, le sentiment de la dignité humaine se développe et s'oppose à l'exploitation abusive ou prématurée des enfants et des femmes. Ces mesures protectrices, dictées par la morale, réagissent à leur tour sur les relations économiques et les transforment en excitant l'industriel à remplacer le travail de l'homme par celui des machines. "L'économie politique et la philosophie du droit," dit M. Wagner, "doivent se considérer l'une l'autre comme deux sciences complémentaires. Nous avons surtout besoin de la philosophie du droit dans les questions sur la nécessité fondamentale de l'État pour la vie sociale, sur sa compétence..., sur la manière dont sont organisés par l'État les droits de propriété, de contrat, de succession, sur la réalisation du principe de la justice distributive dans la répartition des produits sociaux et des charges communes. Mais, de même que l'économie politique a besoin d'être en contact avec la philosophie du droit, inversement la philosophie du droit a, dans la même mesure et dans son propre intérêt, besoin de se sentir en contact avec le droit positif et l'économie sociale (page 290)." Seulement, comme jusqu'ici cette méthode n'a guère été pratiquée par les philosophes, l'économiste est obligé de se faire à lui-même sa philosophie du droit, et c'est en effet ce qu'a entrepris M. Wagner dans la seconde et la plus importante partie de son livre (Recht und Verkehrsrecht). Appliquant cette méthode au droit personnel, il fait voir que, quoi qu'on en ait dit, la liberté individuelle n'a pas par elle-même une valeur absolue, mais qu'elle a au contraire de graves inconvénients qu'il faut prévenir en [41-42] la limitant. Dans l'état actuel de nos sociétés, la liberté n'est donc moralement bonne que si elle est restreinte. D'ailleurs, l'auteur ne se contente pas de vagues généralités sur le concept abstrait de la liberté; mais il analyse par le détail les formes concrètes qu'elle prend dans la vie pratique: liberté de circuler, de voyager, d'immigrer et d'émigrer, de se marier, etc.; observe les conséquences multiples qu'a chacun de ces droits; en pèse les avantages et les désavantages; en marque les limites. Il procède de même pour les droits réels. Il ne cherche pas à établir ou à nier un droit de propriété in abstracto ; mais il distingue dans la propriété celle des meubles et celle des immeubles, puis dans cette dernière la propriété agricole, la propriété urbaine, la propriété des mines, des forêts, des chemins, etc. Il soumet chacune d'elles à un examen spécial et arrive ainsi à une conclusion très complexe assurément, mais qui se tient prés des faits et peut pour cette raison recevoir des applications pratiques. "La propriété," dit-il, "c'est la forme la plus élevée, que le droit reconnaisse, du pouvoir juridique qu'une personne puisse exercer sur les choses." C'est donc un maximum qui varie avec les temps, les lieux, des différentes sortes de propriétés, mais qui est, à chaque instant de l'histoire, déterminé par le droit et non par la volonté souveraine de l'individu.

Nous n'entrerons pas dans le détail de ces analyses; ce qui doit surtout nous intéresser dans ce mouvement, ce n'est pas telle ou telle idée particulière à laquelle il a donné naissance, mais la direction qu'il imprime aux études de morale. Jusqu'ici, pour toutes les écoles de morale, pour les utilitaires comme pour les kantiens, le problème de l'éthique consistait essentiellement à déterminer la forme générale de la conduite morale, d'où ensuite on déduisait la matière. On commençait par établir que le principe de la morale est le bien ou le devoir ou l'utile, puis de cet axiome on tirait quelques maximes qui constituaient la morale pratique ou appliquée. Des travaux que nous venons de résumer, il résulte au contraire qu'ici comme ailleurs la forme ne préexiste pas à la matière, mais en dérive et l'exprime. On ne peut pas construire la morale de toutes pièces pour l'imposer ensuite aux choses, mais il faut observer les choses pour en induire la morale. Il faut la saisir dans ses relations multiples avec les faits innombrables sur lesquels elle se modèle et qu'elle règle tour à tour. Si on l'en détache, elle semble ne plus tenir à rien et flotter dans le vide. Sans communication avec la source même de de la vie, elle se dessèche au point de se réduire à n'être plus qu'un concept abstrait, à tenir tout entière dans une formule sèche et vide. Au contraire, si on la laisse en rapport avec cette réalité dont elle [42-43] fait partie, elle apparaît comme une fonction vivante et complexe de l'organisme social. Il ne peut pas se passer dans la société un fait un peu important dont elle ne reçoive le contre-coup et ne garde la marque. Les économistes, il est vrai, n'ont attiré notre attention que sur certains de ces faits, qui les intéressaient particulièrement: mais il est aisé de généraliser les conclusions auxquelles ils sont arrivés. S'il en est ainsi, il est tout aussi impossible de séparer radicalement la morale de l'économie politique, de la statistique, de la science du droit positif que d'étudier le système nerveux, abstraction faite des autres organes et des autres fonctions.

Mais si la morale est à ce point liée aux sociétés, elle doit en partager les destinées et changer en même temps qu'elles. Or la philosophie qui jusqu'à ces temps derniers régnait en Allemagne croyait pouvoir réduire de la nature de l'homme en général une morale immuable, valable pour tous les temps et pour tous les pays. C'est ce qu'on appelle encore la philosophie du droit naturel (Naturrecht). Un des grands services qu'ont rendus les économistes allemands fut précisément de combattre cette doctrine et de montrer, l'histoire en main, que parmi nos droits et nos devoirs il n'en est pas un qui n'ait été méconnu en son temps, et cela justement. On prétend établir par un raisonnement en forme que l'homme est fait pour une absolue liberté or l'historien nous apprend non seulement que l'esclavage est un fait universel dans l'antiquité, mais encore qu'il était utile et nécessaire. Si quelque chef d'une horde ou d'une tribu barbare s'était un jour avisé d'accorder à ses sujets l'indépendance dont nous jouissons aujourd'hui, c'en eût été fait de toute vie collective. Ainsi, parce qu'on met la morale en dehors du temps et de l'espace, on ne peut plus la faire descendre dans les faits. Si jamais ces vérités prétendues éternelles avaient été appliquées à de certaines sociétés, elles en auraient entraîné la dissolution. Mais quelles que soient l'origine et la fin dernière de la morale, il est bien certain qu'elle est une science de vie; avant tout elle a pour fonction de faire vivre les hommes ensemble. Si donc elle devient une source de mort, elle cesse d'être elle-même et se change en son contraire. En somme, ce qui fait le vice fondamental de toute cette doctrine, c'est qu'elle repose sur une abstraction. Cet homme général, partout et toujours identique à lui-même, n'est qu'un concept logique, sans valeur objective. L'homme réel, l'homme vraiment homme, évolue comme le milieu qui l'entoure. Surtout ce qui change facilement en nous, ce sont ces penchants, ces aptitudes qui font de nous un être social. Justement parce qu'elles sont plus complexes, elles peuvent et elles doivent se modifier avec plus de rapidité que les autres. Or c'est dans cette partie de notre nature [43-44] que le droit et la morale ont leurs racines; il n'est donc pas étonnant qu'ils se transforment plus vite que l'entendement logique ou que les facultés esthétiques.

Si les socialistes de la chaire admettent une évolution des idées morales, c'est qu'ils en ont besoin pour établir celle de leurs thèses qui leur tient le plus à coeur. En effet, historiquement, ce qui a amené le schisme entre les économistes orthodoxes et les autres, ce n'est pas à proprement parler la question toute spéculative des rapports de l'économie politique et de la morale. Un problème d'un intérêt tout pratique y a donné naissance. Il s'agissait de savoir si l'organisation économique pouvait être transformée par la main des hommes. On sait que pour l'école de Manchester les lois économiques ne sont pas moins naturelles que celles de la pesanteur et de l'électricité, et par conséquent sont immuables: on peut les combiner, les utiliser, non les modifier ni les supprimer. L'esprit des Allemands n'a jamais pu s'accommoder de ce fatalisme économique. D'une part, il leur a paru que c'était se résigner bien vite à déclarer impossibles des changements si désirables. De l'autre, ils ont prouvé par l'histoire que ces lois prétendues naturelles avaient singulièrement changé avec le temps. Mais alors il fallait découvrir dans les phénomènes économiques des éléments assez souples pour comporter de tels changements. Si vraiment ils ne résultent que des causes matérielles comme le nombre des habitants, comme la quantité de l'offre et celle de la demande, etc., ils ne laissent guère de place à la contingence. Mais il n'en est plus de même s'ils renferment en même temps des éléments moraux; car ceux-ci, parce qu'ils sont plus plastiques, se prêtent davantage aux transformations.

Si les économistes n'avaient rien affirmé de plus, leur doctrine serait inattaquable. Malheureusement, emportés par leurs préoccupations pratiques, ils ont tiré des vérités précédentes des conséquences qui n'ont rien de scientifique. De ce que les phénomènes moraux sont plus mobiles que les autres, ils en ont conclu qu'ils pouvaient être transformés à volonté par le législateur. Parce qu'ils ont leur origine non dans la nature des choses matérielles, mais dans la conscience de l'homme, ils y ont vu des combinaisons artificielles que la volonté humaine peut défaire ou refaire comme elle les a faites. "L'économie sociale," dit M. Wagner, "forme un organisme, mais elle n'est pas pour cela un produit naturel. Elle est assurément un produit naturel à un certain point de vue comme le peuple lui-même. Comme lui, elle doit sous un certain rapport son existence, sa durée et son développement à des penchants naturels de l'homme, [44-45] comme l'instinct de conservation et l'instinct sexuel... Mais elle est en même temps une création de l'activité consciente de l'humanité, un produit artificiel (ein Gebilde bewuster menschlicher That, ein Kunstproduct). C'est la volonté humaine dirigée vers un but défini et se réalisant d'après un plan préconçu qui a donné à l'économie sociale sa forme intentionnellement déterminée (p. 201, 202)." Or, pour la psychologie contemporaine, les faits psychologiques, moraux et sociaux, si élevés et si complexes qu'ils puissent être, sont cependant des phénomènes naturels au même titre que les autres. Les lois morales, le régne social ne se distinguent des autres règnes de la nature que par des nuances et des différences de degrés. Sans doute les changements y sont plus faciles, parce que la matière en est plus élastique, mais ils ne se produisent pas magiquement sur l'ordre du législateur et ne peuvent résulter que d'une combinaison des lois naturelles. En tout cas, il est presque toujours impossible qu'ils soient préparés avec méthode et réflexion; et c'est encore une vérité de psychologie que semblent ignorer nos économistes. Les faits sociaux sont presque tous beaucoup trop complexes pour pouvoir être embrassés dans leur intégrité par une intelligence humaine, si vaste qu'elle soit. Aussi la plupart des institutions morales et sociales sont-elles dues, non au raisonnement et au calcul, mais à des causes obscures, à des sentiments subconscients, à des motifs sans rapport avec les effets qu'ils produisent et qu'ils ne peuvent pas par conséquent expliquer. Enfin comment les socialistes de la chaire ne s'aperçoivent-ils pas qu'ils reprennent à Rousseau, qu'ils combattent, une des théories qui lui sont le plus chères; car enfin eux aussi en arrivent à ne voir dans les fonctions supérieures de la société que des arrangements artificiels sans rapport avec la nature des choses. Voilà d'où vient cette confiance exagérée dans l'action législative, cette prédilection pour les moyens autoritaires qu'on leur a souvent reprochée et qui a discrédité leurs doctrines auprès d'un grand nombre de bons esprits.

M. Schaeffle est le premier qui ait dégagé les conséquences morales de ce mouvement économique, tout en les débarrassant, au moins en grande partie, de la grave erreur que nous venons de signaler. Ce n'est pas à dire que M. Schaeffle soit un kathedersocia1ist ; il se sépare tout autant de M. Wagner que de Karl Marx, et il n'est, quoi qu'on en ait dit en France, ni un collectiviste ni un socialiste d'État. Il ne relève d'aucune école et sa doctrine a une physionomie propre qui ne permet de la confondre avec aucune autre. Cependant, il est incontestable que la nouvelle école économique de l'Allemagne a exercé sur le développement de sa pensée une action [45-46] profonde, et il est permis de l'y rattacher, pourvu qu'on l'en distingue avec soin.11

C'est dans son Bau und Leben des socialen Körpers que M. Schaeffle a exposé les principes généraux de l'éthique.12 L'auteur s'attache surtout à définir le droit et la morale et à monter comment ils se distinguent et se complètent. A vrai dire, la définition qu'il en donne manque un peu de clarté et de précision. Suivant lui, une action n'est morale que si elle résulte d'une impulsion interne. C'est un mouvement spontané de la conscience, un libre élan de la volonté (Die Selbstbestimmung des Willens von innen heraus) auquel la moindre pression extérieure fait perdre aussitôt tout ce qui fait son prix. Le droit au contraire consiste dans un acte externe, déterminé par une volonté également externe. La moralité correspond chez les êtres vivants à l'énergie spontanée avec laquelle chaque cellule, chaque tissu, chaque organe s'acquitte de sa fonction et collabore à la santé collective de l'organisme. Le droit correspondrait plutôt aux actions et aux réactions des différentes unités organiques les unes sur les autres, aux mouvements qui les ajustent et en assurent l'harmonie. Mais n'est-ce pas restreindre singulièrement la morale que de la faire consister uniquement dans les libres dispositions de la volonté? D'autre part il est bien contestable que les commandements de la morale soient exempts de toute contrainte; elle y est seulement moins ouverte et moins violente.

Mais il ne faut pas attacher trop d'importance à ces définitions; elles ne pouvaient guère être que générales et approchées, puisque l'auteur ne se proposait pas de faire une éthique. Ce qui importe davantage, c'est que M. Schaeffle reconnaît nettement le caractère empirique et organique de la morale et du droit. La morale n'est pas un système de règles abstraites que l'homme trouve écrites dans sa conscience ou que le moraliste déduit du fond de son cabinet. C'est une fonction sociale ou plutôt un système de fonctions qui s'est formé et consolidé peu à peu sous la pression des besoins collectifs. L'amour, en général, le penchant abstrait au désintéressement n'existent pas. Ce qui existe réellement, c'est l'amour dans le mariage et dans la famille, le libre dévouement de l'amitié, l'esprit municipal, le patriotisme, l'amour de l'humanité; et tous ces sentiments sont les [46-47] produits de l'histoire. Ce sont ces faits concrets qui forment la matière de la morale. Le moraliste ne peut donc ni les inventer ni les construire; mais il doit les observer là où ils existent, puis en chercher dans la société les causes et les conditions. Sans doute le sentiment de l'idéal, ce besoin qui pousse l'homme à ne se contenter de rien de relatif et à chercher un absolu qu'il ne peut pas atteindre, intervient dans l'évolution des idées morales, mais il ne les crée pas. Il les suppose, au contraire, et ne peut que leur donner une forme nouvelle.

Mais si M. Schaeffle s'entend avec les économistes de la chaire pour faire de la morale et du droit des fonctions de l'organisme social, il ne leur reconnaît pas cette plasticité excessive que leur attribue M. Wagner. Les lois de la morale sont des lois naturelles qui dérivent de la nature des hommes et des sociétés; elles sont des produits de cette évolution qui est particulière aux sociétés humaines et dont on ne peut pas arbitrairement changer le cours. Pour MM. Wagner et Schmoller, la société restait, au moins en partie, une machine que l'on meut du dehors; avec M. Schaeffle elle devient vraiment un être vivant qui se meut du dedans. Le législateur n'invente pas les lois, il ne peut que les constater et les formuler avec clarté.13 Elles se font au jour le jour dans nos relations quotidiennes au fur et à mesure que nous en sentons le besoin; elles expriment les conditions de notre adaptation mutuelle. Or ces conditions ne peuvent être ni prévues ni calculées a priori ; on ne peut que les observer quand l'équilibre s'est produit et les fixer avec autant de précision que possible. Elles sont donc l'oeuvre commune de la société; le législateur ne joue pas dans leur formation le rôle exorbitant que lui assignaient parfois les socialistes de la chaire et son importance diminue dans la mesure où celle de la société s'accroît. Aussi M. Schaeffle parle-t-il des dangers de l'influence législative et des avantages de l'initiative individuelle en termes que pourrait employer un disciple de Bastiat. Quand donc on voit certains économistes lui reprocher sa tendance autoritaire, on se prend à craindre qu'ils n'aient lu ses livres bien superficiellement. M. Schaeffle croit, il est vrai, contrairement aux économistes orthodoxes et à certains moralistes, que les lois morales et les lois économiques subissent, au cours de l'histoire, non de légers changements, mais des transformations profondes. Seulement il estime que ces transformations [47-48] résultent de causes internes et non d'une impulsion extérieure et mécanique.

Cependant il serait exagéré de dire que M. Schaeffle ne voit entre les faits de la vie morale et les autres phénomènes de la nature que des différences de degré et son évolutionnisme est beaucoup plus tempéré. Ce qui, suivant lui, distingue radicalement les phénomènes moraux et sociaux de tous les autres, c'est qu'ils sont conscients et réfléchis. M. Schaeffle est ainsi conduit à faire jouer à la réflexion un rôle excessif dans la formation des sociétés humaines et dans la genèse des idées morales. Ce qui a suscité toutes les grandes institutions de la morale, c'est, dit notre auteur, la conscience des fins auxquelles elles doivent servir. Cette représentation consciente des fins est la caractéristique de l'organisation sociale en général. Il est assez malaisé de concilier cette théorie avec la précédente; car la réflexion produit les oeuvres de l'art, non celles de la nature. Elle est l'âme des machines artificielles que nous construisons, non des organismes vivants. Si les fins sociales peuvent être embrassées avec cette assurance, elles peuvent être prévues, soumises au calcul et au combinaisons de la logique. Dès lors l'initiative individuelle cesse d'être aussi nécessaire. Enfin rien n'est plus flexible que les idées claires; elles se plient sans peine aux moindres changements et évoluent parfois avec une extrême rapidité. Si la société est un organisme d'idées claires, elle est douée d'une effrayante malléabilité bien faite pour tenter l'activité du législateur. La contradiction est incontestable et elle se manifeste d'ailleurs dans l'expression. C'est ainsi que Schaeffle appelle à plusieurs reprises la société un produit de l'art (ein Product der Kunst) et ne reconnaît comme vraiment naturel qu'un seul groupe social, la famille, parce qu'elle doit son origine à un fait physiologique. Il est probable que cette contradiction a sa cause dans l'état actuel de la psychologie allemande. En effet tous les psychologues de l'Allemagne font de la vie psychique quelque chose de tout à fait distinct dans le monde. Tous, ils admettent plus ou moins explicitement qu'il y a une solution de continuité dans l'échellelle des êtres et le mot de Natur désigne pour eux la nature moins l'homme.14 Le règne humain serait soumis à des lois absolument spéciales. Voila sans doute d'où vient cet intellectualisme dont la morale et la sociologie allemande ont quelque peine à se débarrasser.

En résumé, les résultats de ce mouvement peuvent être formulés ainsi. Depuis quelques années nous assistons à un véritable démembrement [48-49] de l'ancienne philosophie. Déjà la psychologie a conquis son indépendance; ce qui l'a tirée hors du cercle des sciences philosophiques, c'est l'affinité qu'elle avait pour les sciences biologiques. Sans doute un jour viendra où elle sera complètement autonome; mais, en attendant, elle a infiniment gagné à se sentir en contact avec la physiologie. La morale en Allemagne est en train de passer par la même crise; de plus en plus elle cesse de graviter autour de la métaphysique et de la philosophie générale, attirée qu'elle est dans la sphère d'action des sciences sociales; c'est par ces dernières qu'elle s'émancipera. Voilà pourquoi ce sont des économistes qui ont été les initiateurs de cette transformation.15


II. Les Juristes. M. Ihering

Si la morale est une fonction sociale, ce n'est pas seulement avec les faits économiques qu'elle est en relation, mais avec tous les faits sociaux dont elle dérive et qui en forment le contenu. Cette partie de l'éthique qu'on appelle la philosophie du droit devra donc aller chercher sa matière dans le droit positif. Il est vrai qu'en Allemagne, contrairement à ce qui se passe chez nous, la philosophie du droit n'a jamais été réservée aux seuls philosophes, les juristes s'en occupaient même aux plus beaux temps du Naturrecht et ils lui ont ainsi donné de bonne heure une tournure un peu plus positive. Cependant, comme le droit idéal et le droit réel étaient censés avoir des origines différentes, comme le premier était une conséquence logique de la destinée transcendante de l'homme, tandis que le second était fait pour les besoins de la vie pratique, un pareil rapprochement était assez artificiel et ne pouvait pas être bien fécond. Le mouvement dont nous venons de signaler les origines devait naturellement accentuer cette tendance et la préciser, en lui donnant une raison d'être. La philosophie du droit qui était seulement en contact [49-50] avec la science du droit devait de plus en plus s'en pénétrer. C'est en effet ce qui est arrivé. En 1878, M. Jellineck, professeur à la faculté de droit de Vienne, publia un ouvrage dont le titre indique l'esprit: Le sens du droit, de l'action délictueuse et de la peine au point de vue de la morale sociale.16 Mais c'est surtout dans les deux énormes volumes que M. Ihering, le professeur de Goettingen, a publiés sur La fin dans le droit,17 qu'il faut aller chercher la conception nouvelle de la philosophie du droit.

La page suivante indique fort clairement les lignes générales de de la méthode qu'il convient désormais d'appliquer à l'éthique:

L'ancienne conception philosophique de l'éthique, dit M. Ihering, en faisait une branche de la psychologie et une soeur jumelle de la logique; la conception théologico-chrétienne, une branche de la théologie et une soeur jumelle de la dogmatique; notre conception à nous en fait une branche de la science sociale et une soeur jumelle de toutes ces disciplines qui comme elle se placent sur le terrain solide de l'expérience historico-sociale, c'est-à-dire de la jurisprudence, de la statistique, de l'économie politique, de la politique. De cette manière, l'accès de l'éthique est ouvert au représentant de ces différentes spécialités; il peut non seulement l'enrichir en lui fournissant des matériaux précieux qu'il a empruntés à sa propre science, mais encore la faire progresser en y apportant une conception personnelle qu'il doit justement à ces études spéciales...

Le nombre des disciplines qui sont en état de tendre à l'éthique une main secourable n'est d'ailleurs en aucune manière restreint à celles que je viens de dire, et je suis moi-même prêt à en utiliser d'autres pour les fins que je me propose. Il y a d'abord la science du langage dont j'espère pouvoir établir par de nombreuses preuves la haute utilité pour l'analyse des idées morales. Il y a ensuite la mythologie. Avec l'étymologie, elle est le témoin le plus ancien et le plus sûr que nous puissions consulter sur les premières idées morales des peuples; ces deux sciences réunies forment comme la paléontologie de l'éthique.... A un autre point de vue, une autre discipline, la pédagogie, est appelée à rendre d'importants services à l'éthique, comme nous pourrons nous en convaincre quand nous traiterons la question de la formation de la volonté morale.... Quand, par l'introduction de tous ces éléments nouveaux que mettront à sa disposition [50-51] ses soeurs jumelles et par l'application de cette méthode empirico-historique, qui sans se laisser abuser par des idées préconçues examine les faits de l'ordre moral avec autant d'impartialité que le naturaliste les phénomènes naturels; quand, dis-je, l'éthique de l'avenir aura de cette manière résolu la partie empirique de son problème, le philosophe de profession pourra venir et faire la synthèse (II, 124-125).

Ce passage marque en même temps le point de vue de l'auteur. C'est en juriste qu'il va parler de droit et de morale. Tout son livre est dominé par une idée qui est exposée, il est vrai, avec plus d'abondance que de précision et de profondeur, mais qu'il était pourtant fort utile de rappeler aux moralistes. Depuis Socrate, les philosophes ont pris l'habitude de ramener la réalité à des combinaisons de concepts; ils croient expliquer la vie tant de l'individu que de la société en la réduisant à un système d'idées abstraites, logiquement liées. Cependant, en procédant de cette manière, ils n'aperçoivent des choses que les cadres généraux dans lesquels elles se meuvent; mais le ressort qui les meut leur échappe. Vivre ce n'est pas penser, c'est agir, et la suite de nos idées ne fait que refléter le flot des événements qui s'écoulent perpétuellement en nous. "Si l'on donnait à la pierre la faculté de penser, elle n'en serait pas moins la pierre; tout ce qu'il y aurait de changé, c'est que le monde extérieur viendrait se mirer en elle comme la lune sur la surface de l'eau." Vivre c'est essentiellement affirmer son existence par un acte d'énergie personnelle (aus eigener Kraft). Or ce qui sollicite l'action, c'est la représentation d'une fin. La cause finale, voilà donc le grand moteur de notre conduite, et par conséquent il n'y a qu'un moyen d'expliquer les faits de la vie intérieure, c'est d'en montrer le but. Il en est naturellement de même de la vie sociale; et puisque le droit est un phénomène sociologique, il faut, pour en rendre compte, chercher quelle en est la fin. Démontrer une règle de droit ce n'est pas prouver qu'elle est vraie, mais qu'elle sert à quelque chose, qu'elle est bien ajustée à la fin qu'elle doit remplir (richtig). "La juste appropriation (Richtigkeit) est la règle de la pratique comme la vérité est la règle de la théorie (I, 437)."

On peut assurément reprocher à M. Ihering de n'avoir guère approfondi ce concept de la fin. Le plus souvent il semble entendre par là la représentation consciente du but, ou du moins d'un des buts de la conduite. Si tel est le sens du mot, il est une foule de nos actions d'où toute représentation de fin est absente. Que de fois nous agissons sans connaître le but où nous tendons! Les expériences de suggestion dans l'état hypnotique sont venues illustrer par de [51-52] nouveaux exemples cette vieille observation de Spinoza. Pour expliquer comment se font ces sortes d'adaptations inconscientes, il eût fallu sortir de la conscience, étudier la nature de cette intelligence obscure et diffuse qui n'a pas le plus petit rôle dans la direction de notre vie, le mécanisme des sentiments, des penchants, des instincts, des habitudes, leur action sur notre conduite et la manière dont ils se modifient quand les circonstances l'exigent. Ces analyses font complètement défaut au livre de M. Ihering, qui semble ne connaître en fait de psychologie que la méthode subjective. D'autre part, il est fort contestable que toutes nos actions aient un but conscient ou non. Il se produit dans les sociétés comme chez l'individu des changements qui ont des causes et point de fin, quelque chose d'analogue aux variations individuelles de Darwin. Il peut s'en trouver quelques-unes qui soient utiles; mais cette utilité n'était pas prévue et n'en avait pas été la cause déterminante. Cependant, malgré l'importance de ces réserves, on peut dire d'une manière générale avec l'auteur que les phénomènes sociaux dérivent de causes pratiques. Pour remplacer l'expression un peu métaphysique de M. Ihering, par un langage plus scientifique, nous dirons que tout acte de la conduite humaine, tant individuelle que sociale, a pour objet d'adapter l'individu ou la société à son milieu. Sans doute il y a des phénomènes qui ne servent à rien, qui ne sont adaptés à rien; mais s'ils persistent et surtout s'ils se généralisent, on peut être à peu près certain qu'ils sont utiles ou qu'ils le sont devenus. Du moins c'est cette hypothèse qui est la plus vraisemblable et c'est elle qu'il faut essayer avant toute autre.

Quelle est donc la cause pratique qui a donné naissance au droit? C'est, répond l'auteur, le besoin d'assurer les conditions d'existence de la société (die Sicherung des Lebensbedingungen des Gesellschaft). Seulement il faut donner à ce mot de conditions un sens très large. Il ne faut pas seulement entendre par là les conditions indispensables à la survie pure et simple, mais encore tout ce sans quoi l'existence nous paraît être sans prix. L'honneur n'est pas une condition nécessaire pour vivre, et cependant quel homme de coeur, que peuple voudraient de la vie sans honneur? Le droit dépend donc à la fois de causes objectives et de causes subjectives. Il n'est pas seulement relatif au milieu physique, au climat, au nombre des habitants, etc., mais encore aux goûts, aux idées, à la culture de la moyenne de la nation. Voilà pourquoi il est variable et pourquoi ce qui est commandé ici est défendu là. Pascal avait bien raison: "Vérité en deçà de Pyrénées, erreur au delà." Seulement la vérité n'a rien à faire ici et ne saurait être compromise par toutes ces variations. Car [52-53] encore une fois le droit n'est ni vrai ni faux; il est ou il n'est pas approprié au but qui en est la raison d'être.

Mais, dira-t on, les lois sur le timbre, sur les douanes, sur les monnaies, etc., font partie du droit; faut-il donc y voir des conditions nécessaires de la vie sociale? -- L'objection confond le but et le moyen. Pour vivre il est nécessaire de manger, mais non de manger de tel ou tel plat. De même, pour que l'État s'acquitte de ses fonctions, il faut qu'il se procure les ressources indispensables; mais il n'est pas indispensable qu'il les prélève de telle ou telle manière, par un impôt sur le tabac ou sur l'alcool ou sur le timbre. Toutes ces mesures de détail ont donc bien un caractère juridique, mais emprunté. Pour l'apercevoir il faut, non les considérer en elles-mêmes, mais les rapporter à la fin qu'elles réalisent.

Cependant toutes les conditions d'existence de la société ne donnent pas nécessairement naissance à des dispositions légales. Si l'action que réclame l'intérêt social se trouve assez d'accord avec l'intérêt personnel pour qu'on puisse s'en remettre au seul égoïsme du soin de l'accomplir, le droit n'intervient pas. C'est ainsi que d'ordinaire nous n'avons pas besoin d'être contraints à conserver notre vie, à perpétuer la race, à travailler, à échanger les produits de nos travaux. Mais il peut se faire que, par exception, les penchants naturels ne remplissent pas leur office: il y a les suicides, le célibat, la mendicité, les grèves, les accaparements, etc. Comme la société souffre de tous ces maux, elle s'en préserve et les combat au moyen de loi. Elle remplace, mais exceptionnellement, par une pression extérieure et mécanique, l'impulsion interne qui fait défaut. M. Ihering est amené de cette manière à distinguer trois sortes de conditions nécessaires à l'existence des sociétés: les unes sont étrangères au droit (die ausser rechtlichen Bedingungen), les autres en relèvent en partie, mais accidentellement (die Gemischt rechtlichen), les troisièmes enfin ne peuvent être réalisées que par lui (die rechtlichen).

Mais il ne faut pas croire que dans cette sphère où la société n'intervient pas d'ordinaire, l'individu exerce des droits qui dérivent de sa nature et lui appartiennent en propre. Le droit c'est la main de la société pesant sur l'individu, et où celle-ci cesse de se faire sentir, il n'y a plus de droit. "Non, il n'y a pas un droit même le plus privé à propos duquel je puisse dire: Celui-là n'appartient qu'à moi et j'en suis seigneur et maître. Tous les droits que je détiens, c'est la société qui me les a concédés et elle peut, si cela est nécessaire, les imiter et les restreindre. Mes enfants ne sont à moi que sous certaines conditions; ma fortune n'est à moi que sous d'expresses réserves. [53-54] Si je la dissipe follement, la loi intervient et m'en retire l'administration." S'il est un droit qui semble être uniquement institué en vue de l'individu, c'est bien celui de la propriété, et c'est bien en effet ce qu'on enseigne dans les écoles. M. Ihering fait voir sans peine combien cette théorie est peu d'accord avec les faits. Est-ce que le droit d'accession, de réquisition, d'expropriation, est-ce que les servitudes qui me sont imposées parfois sans mon consentement ne sont pas autant de violations de ce droit soi-disant inviolable? Chaque jour cette immixtion du droit dans la sphère des intérêts privés devient plus grande. On s'en étonne et on s'en plaint, on crie à l'abus de la réglementation et au socialisme d'État; mais c'est qu'on juge les faits d'après un principe a priori et un idéal abstrait qui ne peut s'adapter à la réalité. Les animaux supérieurs ont un système nerveux plus complique que les animaux inférieurs; de même, à mesure que les sociétés s'accroissent et se compliquent, leurs conditions d'existence deviennent plus nombreuses et plus complexes, et voilà pourquoi nos codes grossissent à vue d'oeil. Que de choses qui semblaient un luxe autrefois sont aujourd'hui nécessaires et imposées à ses membres par la société: c'est le cas par exemple du service militaire et de l'instruction élémentaire. Il semble même à l'auteur que le cercle de la vie strictement individuelle aille toujours en se rétrécissant et que le vieux droit romain ait été beaucoup plus respectueux que le nôtre de l'indépendance personnelle. Sous cette forme, l'affirmation est, il est vrai, absolument fausse. Avec le progrès, la personne humaine se distingue de plus en plus du milieu physique ou social qui l'enveloppe et prend le sentiment d'elle-même: la liberté, dont elle jouit, s'accroit en même temps que ses obligations sociales. Il y a là un phénomène obscur, contradictoire en apparence et qui, à notre connaissance, n'a pas encore été expliqué. Le progrès social a deux faces qui semblent s'exclure l'une l'autre: aussi la plupart du temps n'en voit-on qu'une. Il est cependant certain que l'action de l'État s'étend de plus en plus loin sans qu'il soit possible de lui assigner, une fois pour toutes, une limite définitive.

Cette théorie vient se heurter, il est vrai, à la doctrine du droit naturel, d'après laquelle la seule fonction du droit serait de protéger les individus les uns contre les autres. On représente ainsi la société comme une vaste ménagerie de bêtes sauvages que le législateur tient à distance les unes des autres et parque dans leurs cellules respectives, afin d'éviter qu'elles ne s'entre-dévorent. Seulement les doctrinaires de cette école méconnaissent la nature vraie de la société et oublient qu'elle ne se réduit pas à la masse des citoyens, ni l'intérêt social à la somme des intérêts particuliers,. D'ailleurs, si [54-55] même on s'en tient à cette définition toute négative du droit, il n'est pas difficile d'en déduire des conséquences parfaitement positives. L'individu n'est pas séparé de ses semblables par un abîme, mais ils sont tous tellement pressés les uns sur les autres que l'un d'eux ne peut pas remuer en quelque sorte sans que tous les autres s'en ressentent. Il n'est donc pas une de nos actions qui n'intéresse autrui, qui ne puisse lui nuire et par conséquent ne puisse devenir l'objet de mesures législatives. Avec la formule de Mill, dit fort justement M. Ihering, je me charge de réduire à rien ou à peu de chose la liberté de l'individu. Aussi n'est-ce que grâce à une argumentation souvent scolastique que Mill parvient à esquiver les conséquence s de son principe et à concilier sa doctrine avec certaines prescriptions du droit positif dont aucune société ne peut se passer.

Telle est la fin du droit. Le moyen par lequel elle se réalise, c'est la contrainte. On peut dire que sur ce point tous les moralistes de l'école que nous étudions sont unanimes: tous font de la contrainte la condition externe du droit. Mais il y a plusieurs sortes de contraintes; il y a celle qu'exerce un individu sur un autre individu; il y a celle qui est exercée d'une manière diffuse par la société tout entière sous la forme des moeurs, de la coutume, de l'opinion publique; enfin il y a celle qui est organisée et concentrée dans les mains de l'État. C'est cette dernière qui assure la réalisation du droit. Là où elle n'est pas présente, il n'y a pas de droit et il est d'autant plus inconsistant qu'elle est moins bien organisée. C'est ce qui maintient aujourd'hui encore le droit international dans cet état d'incohérence et de confusion d'où il ne sortira pas de sitôt.

Non seulement la force est la compagne inséparable du droit, mais c'est d'elle qu'il est sorti. A l'origine, le droit n'est autre chose que la force se limitant elle-même dans son propre intérêt. Dans le monde matériel et aussi chez les hommes primitifs, quand deux forces sont en lutte, le conflit ne cesse que par l'anéantissement de la plus faible. Mais les hommes ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'il était souvent plus économique de ne pas aller jusqu'à l'écrasement de l'adversaire; de là viennent l'institution de l'esclavage, celle des contrats et des traités de paix, forme première du droit. Tout traité en effet est une règle qui met un frein à la puissance du vainqueur sans doute, c'est le vainqueur qui se l'est imposée à lui-même, mais il n'en constitue pas moins un droit au profit du vaincu. Ainsi dans le principe c'est la force qui est l'essentiel et le droit n'est que secondaire. Aujourd'hui la relation de ces deux termes est renversée et la force n'est plus que l'auxiliaire, que la servante du droit. Mais il ne faut pas juger le passé d'après le présent. D'ailleurs il peut se faire [55-56] même maintenant que l'ancien rapport entre le droit et la force soit provisoirement rétabli; que la force, au lieu de se laisser régler par le droit, le renverse pour en créer un nouveau. C`est ce qui arrive dans tous les coups d'Etat et les révolutions; et il ne faut pas condamner systématiquement et au nom d'un principe abstrait cet emploi de la force. Le droit n'est pas chose sainte par lui-même; c'est un moyen en vue d'une fin. Il n'a de valeur que s'il remplit bien sa fonction, c'est-à-dire s'il assure la vie de la société. La rend-il au contraire impossible? Il est tout naturel alors que la force intervienne et reprenne pour un moment la place qu'elle avait autrefois. Primum vivere.

En résumé, le droit c'est "l'ensemble des conditions d'existence de la société assurées au moyen d'une contrainte extérieure par la force dont dispose l'État (I, 511)."

Malgré le titre de son livre, M. Ihering ne se contente pas de déterminer la fin du droit, mais il cherche aussi quels sont les motifs qui poussent l'homme à le respecter. Sans doute le motif le plus général et le plus puissant c'est l'égoïsme, et c'est à lui surtout que s'adresse la contrainte exercée par l'État. Mais il s'en faut qu'il suffise. Si l'ordre juridique tout entier ne reposait que sur la crainte, la société ne serait plus qu'un bagne où les hommes ne marcheraient qu'en voyant le fouet levé sur eux. Pour que la société soit possible, il faut donc qu'il y ait en nous des sentiments désintéressés. Ces penchants, dont les deux types principaux sont l'amour (die Liebe) et le sentiment du devoir (das Pflichtgefühl), dépassent le domaine du droit et appartiennent à celui de la pure moralité (die Sittlichkeit); sans celle-ci le droit ne peut donc se maintenir. C'est ainsi que, sortant du cadre qu'il s'était d'abord tracé, M. Ihering est amené à esquisser toute une doctrine de morale. L'exposition en commence avec le tome deuxième et doit se continuer dans le tome trois qui n'est pas encore paru: cependant on peut dès maintenant en indiquer les lignes générales.

La morale a le même objet que le droit: elle aussi a pour fonction d'assurer l'ordre social. C'est pourquoi, comme le droit, elle se compose de prescriptions qu'une contrainte au besoin rend obligatoires. Seulement cette contrainte ne consiste pas dans une pression extérieure et mécanique, mais elle a un caractère plus intime et plus psychologique. Ce n'est pas l'État qui l'exerce, mais la société tout entière. La force qui en est la condition n'est pas concentrée dans quelques mains nettement définies, mais est comme disséminée dans toute la nation. Elle n'est autre chose que cette autorité de l'opinion [56-57] publique à laquelle personne du haut en bas de, l'échelle sociale ne peut se soustraire. Parce qu'elle ne se fixe pas en formules trop précises, la morale a quelque chose de plus souple et de plus libre que le droit, et il est nécessaire qu'il en soit ainsi. L'État est un mécanisme trop grossier pour régler les mouvements si complexes du coeur humain. Au contraire, la contrainte morale qu'exerce l'opinion publique ne se laisse arrêter par aucun obstacle; subtile comme l'air, elle s'insinue partout, "jusqu'au foyer de la famille, jusque sur les marches du trône." Le droit ne se distingue donc pas seulement de la morale par des caractères extérieurs, mais par des différences intrinsèques; seulement, dans l'état où est actuellement l'ouvrage de M. Ihering, on ne voit pas encore clairement en quoi elles consistent. Tout ce qu'on peut dire c'est que la morale s'étend beaucoup plus loin que le droit. Les actions qu'elle nous commande ne sont pas nécessaires au même titre que celles que nous prescrit le droit. En un mot le droit est comme le minimum de morale absolument indispensable pour que la société puisse durer.

Après avoir démontré ces principes d'une manière générale, M. Ihering entreprend de les établir inductivement. C'est la partie tout à fait neuve du livre; une quantité considérable de faits sont apportés à l'appui de la thèse. L'auteur interroge d'abord les langues et fait voir qu'elles sont d'accord avec sa doctrine, à la suite d'une longue analyse qui ne peut être résumée (II, 15-95). Puis il aborde directement et par le détail les différentes formes de l'obligation morale, ou, comme il dit, les différents degrés de la moralité. Il en distingue deux, non compris le droit dont il a été question: les moeurs et la moralité proprement dite.

Pour définir les moeurs il croit devoir les distinguer de la mode et il est ainsi conduit à donner de celle-ci une théorie fort ingénieuse. Le plus souvent on a rapporté les modes à des motifs tout individuels, comme l'amour du changement ou le goût de la parure. Mais cette explication n'est pas la vraie, car ces motifs sont éternels, tandis que la mode, caractérisée par sa capricieuse instabilité, est un phénomène tout récent. La vraie cause en est sociale: elle est due au besoin qu'ont les classes supérieures de se distinguer extérieurement des classes inférieures. Comme celles-ci de leur côté tendent sans cesse à imiter les premières, la mode se répand dans la société par voie de contagion. Mais, d'autre part, comme elle a perdu toute sa valeur une fois qu'elle est adoptée par tout le monde, elle est condamnée par sa nature à se renouveler sans interruption.

N'ayant d'autre origine que la vanité des classes, elle est en dehors de la morale. Mais il n en est pas de même des moeurs qui [57-58] sont les soutiens utiles et souvent indispensables de la moralité. Assurément ces deux idées ne coïncident pas et on peut agir contrairement aux usages sans offenser la morale. Les actions que commandent les moeurs ne sont pas bonnes par elles-mêmes, mais seulement parce qu'elles ont pour effet de rendre impossibles ou très difficiles d'autres actions moralement mauvaises. Ce sont des mesures préservatrices; elles sont destinées non à combattre un mal, mais à le prévenir; elles ont un caractère prophylactique. S'il est contraire à la coutume qu'une jeune fille sorte seule le soir, c'est qu'à ce moment sa vertu est plus exposée. En un mot ce que les moeurs défendent n'est pas mauvais en soi, mais dangereux: elles sont à la morale ce que la police de sûreté est au droit. Leur valeur morale est donc réelle, mais dérivée; aussi, en cas de conflit avec la morale, ce sont elles qui doivent céder. L'auteur vérifie ces propositions générales par une minutieuse analyse des moeurs, qui n'occupe pas moins de 450 pages du deuxième volume et qui doit se continuer dans le volume suivant qui n'est pas encore paru. C'est aussi là que nous trouverons la théorie de la moralité proprement dite.

Tel est le plan d'un ouvrage qui semble être resté fort inconnu en France, quoiqu'il ait fait un certain bruit en Allemagne. Assurément les réserves que nous pourrions faire sont nombreuses. La psychologie de M. Ihering est vraiment d'une extrême simplicité. Quoiqu'il ne soit pas utilitaire, il fait jouer au calcul et aux sentiments intéressés un rôle démesuré dans la formation des idées morales et il semble ignorer que, dès l'origine de l'évolution humaine, il y avait chez l'homme d'autres mobiles, aussi puissants. Enfin, par suite de ses habitudes de juriste, il lui arrive d'attacher à la forme extérieure des choses une importance exagérée. Mais, quoi qu'il en soit de toutes ces objections, M. Ihering n'en a pas moins eu le mérite de sentir et d'indiquer clairement de quelle manière la morale peut devenir une science positive. Le chapitre où il expose la méthode qui convient à la "morale de l'avenir" est excellent. Son livre reste un intéressant effort pour rapprocher la philosophie du droit du droit positif. De plus il a rendu un grand service à la morale en y intégrant définitivement l'étude des moeurs: c'était une idée que M. Wundt vient de reprendre et nous verrons tout ce qu'il en a tiré. [58-113]


III. Les Moralistes. M. Wundt

Tous les savants dont nous avons parlé jusqu'ici n'étaient moralistes que par accident; aussi n'ont-ils exploré de l'éthique que les régions qui touchaient à leurs sciences spéciales. Mais il était naturel que ce mouvement donnât naissance à une étude d'ensemble de la vie morale. C'est en effet ce que M. Alexander von Oettingen avait entrepris de faire, il y a quelque temps déjà, dans sa Statistique morale.18 Cet ouvrage contient un grand nombre de faits, d'utiles analyses et de données statistiques; seulement l'auteur est professeur de théologie à l'université de Dorpat; aussi, malgré le caractère expérimental de la méthode qu'il pratique, son livre reste-t-il encore trop une oeuvre de théologien. C'est cette tentative qui vient d'être reprise par M. Wundt. Son Ethique se présente à nous comme une synthèse de toutes ces vues isolées, de toutes ces études spéciales dont il vient d'être question. Aussi nous y arrêterons-nous plus longtemps.

Sa méthode est nettement empirique. Il n'y a pas de science philosophique, dit-il, où la pure spéculation soit plus inféconde qu'en morale. Car la complexité des faits y est telle que tous les systèmes, construits par la seule raison, semblent bien pauvres et bien frustes quand on les compare avec la réalité. Sans compter que la raison se trompe elle-même, en se croyant l'unique ouvrière de ces brillantes constructions! Bien loin qu'elle suffise à tout, elle ne peut se suffire à elle-même, et, sans qu'elle s'en aperçoive, c'est à l'expérience qu'elle emprunte tout ce qu'elle croit créer. [113-114]

Il faut donc en morale comme ailleurs commencer par observer. Mais comme les faits qui sollicitent ici l'observateur sont innombrables, la méthode empirique a suivi des directions très opposées, suivant qu'elle s'est attachée de préférence à telle ou telle espèce de phénomènes, et il en est résulté autant d'éthiques différentes qu'il va d'aspects divers dans les faits moraux. Tel moraliste par exemple fait consister toute la morale dans les motifs qui déterminent notre volonté, dans la nature de nos intentions. D'autres, au contraire, ont étudié plutôt l'action dans ses conséquences objectives, et alors ils ont appliqué leur réflexion à des matériaux qu'ils ont empruntés tantôt au droit positif, tantôt à l'économie politique, tantôt encore à l'histoire des civilisations. Il s'est ainsi formé une morale juridique, une morale économique, une morale anthropologique, etc. M. Wundt se propose de réagir contre cette tendance dispersive qui émiette la morale en une infinité de sciences distinctes qui s'ignorent les unes les autres; de montrer le lien de toutes ces études particulières; de restituer enfin l'unité de l'activité pratique que cette extrême spécialisation oublie et compromet. Il ne se dissimule pas les difficultés d'une telle entreprise et reconnaît d'avance qu'elle sera nécessairement imparfaite: mais il croit utile de la tenter.

Il pousse même l'éclectisme plus loin: il voudrait réconcilier non seulement les diverses directions de la méthode empirique les unes avec les autres, mais la méthode empirique elle-même avec la méthode spéculative. Sans doute il faut commencer par observer les faits que nous fournit l'expérience; mais, cela fait, le problème moral n'est pas tout entier résolu. Car l'objet de l'éthique est avant tout d'établir des principes généraux dont les faits moraux ne soient que des applications particulières. Les empiristes croient, il est vrai, trouver ces principes dans certains phénomènes psychologiques; mais alors il faut s'en tenir à une morale toute subjective. Or il est bien peu vraisemblable que le monde si complexe de la morale comporte une explication si simple. Sans doute on n'a pas le droit de décider a priori que l'observation psychologique ne sera suffisante, et, tant que nous ne serons pas arrivés à ce moment à la science où cette insuffisance s'accusera d'elle-même et où le besoin d'autres procédés se fera sentir, il faut rester dans une sage réserve et se tenir dans un état de parfaite impartialité. Cependant on peut s'attendre à ce qu'il en soit en morale comme dans les sciences naturelles. Celles-ci aussi viennent aboutir à des axiomes, à des postulats qui ne sont pas des données immédiates de l'expérience, mais y sont ajoutés par l'esprit pour la rendre intelligible. Si donc la découverte de pareils principes doit être préparée par l'observation [114-115] des faits, cependant ils n'en résultent pas et ne peuvent être dus qu'à la spéculation. Seulement la spéculation, telle que l'entend M. Wundt, ne consiste pas dans une sorte de révélation de vérités transcendantes; elle ne s'oppose pas à l'observation, mais la complète. Tant que pour expliquer les choses nous disposons de concepts que l'abstraction et l'induction ont directement dérivés de l'expérience, l'observation règne sans rivale. La spéculation ne commence que là où ces sortes des conceptions font défaut et où l'esprit, sous l'influence de ce besoin d'unité qui est la loi même de la pensée, crée des concepts hypothétiques pour rendre l'expérience intelligible. Aussi définie, la méthode spéculative n'est pas une discipline exclusivement philosophique, mais il n'est pas une science positive qui puisse s'en passer.

La méthode marque les divisions naturelles de la science. Il faudra d'abord chercher par les faits comment s'est constitué notre morale actuelle; puis la ramener à ses principes généraux; enfin il y aura lieu de se demander comment ces principes doivent s'appliquer dans les différents domaines de la vie morale. Cependant, à ces trois parties, M. Wundt en ajoute une quatrième. Pour passer des faits aux principes, une sorte de préparation lui paraît nécessaire. Il y a lieu de craindre, en effet, qu'en s'appliquant à une masse aussi énorme de faits, la réflexion scientifique ne se trouve débordée et ne les simplifie artificiellement. Pour obtenir une synthèse plus compréhensive, le meilleur moyen est de procéder à une étude comparée des différentes morales qui se sont succédé dans l'histoire depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. D'ailleurs les doctrines des moralistes sont des événements dans la formation des idées morales. C'est ainsi qu'un examen critique des principaux systèmes forme la seconde partie du livre.19

Ce n'est pas la psychologie qui peut nous apprendre comment les idées morales se forment et se développent; car elle n'en sait rien. Si la morale est un fait psychique à sa base, elle est un fait social à son sommet. Sans doute elle plonge ses racines dans le coeur de l'individu; mais, pour arriver à les découvrir, il faut observer d'abord les rameaux les plus élevés, en suivre toutes les sinuosités, chercher à quel point et comment ils se sont détachés de la tige, puis redescendre lentement celle-ci jusqu'à ce qu'on finisse par trouver le tronc nu et simple d'où est sortie toute cette végétation. Procéder autrement, se contenter de la seule observation psychologique, ce serait fermer volontairement les yeux sur ce que la morale a de [115-116] spécifique; ce serait la réduire de parti pris à n'être qu'un événement de la conscience individuelle; ce serait statuer de prime abord l'individualisme. Il n'y a qu'un moyen de connaître les phénomènes collectifs: c'est de les étudier en eux-mêmes. En d'autres termes c'est la psychologie sociale (die Volkerpsychologie) que seule peut fournir au moraliste les matériaux dont il a besoin; elle est le vestibule de l'éthique (die Vorhalle der Ethik). C'est dans l'histoire des langues, des religions, des moeurs, de la civilisation en général, que nous pourrons retrouver les traces d'un développement dont les consciences particulières ne contiennent et ne connaissent que les ressorts initiaux.

Quatre principaux facteurs ont déterminé la genèse de la morale:

  1. Les religions;
  2. Les moeurs;
  3. Le milieu physique;
  4. La civilisation en général.

Mais les deux premiers ont été de beaucoup les plus importants.

La religion. Il n'est pas plus juste de faire sortir la religion de la morale, que la morale de la religion. A l'origine, droit, morale et religion sont confondus dans une sorte de synthèse dont il est impossible de dissocier les éléments. Aucun de ces phénomènes n'est antérieur à l'autre; mais ils se sont successivement dégagés de cette espèce de mélange indistinct où ils préexistaient à l'état de germe. Voilà comment il se fait que pendant longtemps le pouvoir législatif et le soin de veiller aux bonnes moeurs sont autant de fonctions qui reviennent au prêtre. Au reste, nous avons un frappant exemple de cette confusion primitive dans le Décalogue, où l'on trouve ordonnés à la fois le respect du sabbat et le respect de la vie et de la propriété d'autrui. Et encore le Décalogue révèle-t-il une légère tendance à la différenciation; car tandis que les cinq premiers commandements sont d'ordres éthico-religieux, les cinq derniers sont de véritables prescriptions juridiques.

Mais pour que la morale et la religion puissent à ce point se confondre, il faut qu'il y ait entre elles quelque trait commun. Qu'est-ce donc que la religion? Pour répondre à cette question, on a observé de préférence les religions des peuples primitif, parce qu'elles étaient plus simples et qu'on espérait ainsi pouvoir y démêler plus aisément les caractères essentiels du phénomène religieux. Malheureusement les mythologues en procédant ainsi ont pris pour de la simplicité ce qui n'était que de la complexité confuse. La mythologie primitive est un mélange de toute sorte d'éléments hétérogènes. On y trouve des spéculations métaphysiques sur la nature [116-117] et sur l'ordre des choses, ce qui fait qu'on a pris parfois la religion pour une sorte de métaphysique naïve. On y trouve aussi des règles de conduite tant privée que publique, et c'est pourquoi certains philosophes ont fait de la religion une discipline morale et sociale. Toutes ces théories prennent pour la religion différents phénomènes auxquels elle est accidentellement mêlée. Pour échapper à cette erreur, il faut aller l'étudier chez les peuples cultivés, parce que là elle s'est dégagée de tous les éléments adventices auxquels elle était d'abord unie. C'est seulement ensuite que, se reportant aux religions primitives, on aura quelque chance d'y distinguer le germe de ces idées et de ces sentiments que les religions ultérieures nous offrent à l'état d'achèvement.

Or si on suit cette méthode, on arrive, suivant M. Wundt, à la conclusion suivante: "Sont de nature religieuse toutes les représentations et sentiments qui se rapportent à une existence idéale parfaitement conforme aux voeux et aux désirs du coeur humain" (p. 41). Cet idéal varie avec les temps; il peut être, suivant les peuples, naïf ou raffiné, grossier ou sublime. Mais on peut assurer qu'il n'y a jamais eu d'hommes qui se soient complètement passés d'un idéal, si humble soit il; car il correspond à un besoin profondément enraciné dans notre nature. On comprend dès lors quelle relation il y a entre la morale et la religion. Assurément l'idéal religieux est loin d'être par cela même un idéal moral; il renferme au contraire bien des éléments immoraux ou amoraux. N'a-t-on pas vu les hommes vénérer dans la personne de leurs dieux les pires vices de l'humanité? Il n'en est pas moins vrai que l'idéal moral a une tendance à s'exprimer sous la forme de l'idéal religieux. En effet tout ce qu'il y a d'essentiel, de vraiment religieux dans la religion, c'est la conception de divinités qui sont proposées comme des modèles à l'imitation des hommes et que l'on regarde en même temps comme les soutiens de l'ordre idéal dont ils sont les représentants. Or la morale, elle aussi, a besoin de personnifier son idéal et de lui assurer la garantie d'une sanction. Voilà comment il se fait que les idées morales et les idées religieuses sont à l'origine si étroitement entrelacées qu'il est impossible de les distinguer.

Il est vrai qu'à la longue cette dissociation s'accomplit. Mais les rapports entre la morale et la religion n'en restent pas moins étroits et pour une autre raison. A mesure que la morale se détache de la religion, la religion semble faire effort pour se rapprocher de la morale. Elle modifie, elle moralise si bien ses concepts qu'ils restent pour l'éthique d'utiles auxiliaires. Quoique, grâce au culte des ancêtres, les divinités même les plus primitives aient eu quelque [117-118] chose d humain, cependant les dieux des religions naturelles (Naturreligionen) symbolisent le plus souvent des forces toutes physiques et qui n'ont guère de rapports avec la morale ni avec l'ordre social. Mais peu à peu les dieux, tout en conservant leur supériorité de nature, se rapprochent des hommes et s'humanisent. Le culte des forces naturelles est remplacé par celui des héros qui ne sont autre chose que des hommes divinisés. Enfn viennent les grandes religions monothéistes qui présentent toutes ce caractère qu'elles s'incarnent dans un homme, Moïse, Jésus, Mahomet. C'est ainsi que l'idéal religieux se dégage peu à peu du milieu physique dont il portait si fortement l'empreinte pour se concentrer dans une grande personnalité humaine et devenir vraiment moral. Les idées relatives à la sanction suivent naturellement la même évolution; ce n'est plus l'exactitude dans les observances ou le manquement aux pratiques mais le mérite ou le démérite moral que la religion punit ou récompense.

Si donc la morale a été primitivement confondue avec la religion, elle s'en est peu à peu séparée, puisqu'à la fin c'est sur elle que la religion se règle. Mais elle n'en est pas sortie immédiatement. Entre la religion et la morale proprement dite il y a un intermédiaire: ce sont les moeurs.

Les moeurs. On a vu quelquefois dans les moeurs de simples habitudes généralisées. Un individu adopterait une manière d'agir parce qu'il la trouve, et il serait imité par les autres, désireux de mettre à profit son exemple. L'habitude se répandrait de proche en proche, et d'individuelle qu'elle était deviendrait peu à peu collective. Mais cette théorie suppose à tort que l'individu est le principal moteur de la vie sociale. Le langage, les religions n'ont pas été un beau jour inventés par un homme dont l'exemple aurait été, de gré ou de force, suivi par ses semblables. De ce que les phénomènes collectifs n'existent pas en dehors des consciences individuelles, il ne s'ensuit pas qu'ils en viennent; mais ils sont l'oeuvre de la communauté. Ils ne partent pas des individus pour se répandre dans la société, mais ils émanent de la société et se diffusent ensuite chez les individus. Ceux-ci les reçoivent plus qu'ils ne les font, quoique chacun d'eux y ait collabore, mais dans une mesure infinitésimale. C'est qu'en effet ces faits sont beaucoup trop complexes pour pouvoir être embrassés par un esprit particulier. Nous n'atteignons jamais que les conséquences les plus prochaines de nos actions même les plus simples; comment pourrions-nous saisir les suites lointaines et obscures d'un phénomène qui se ramifie dans toutes les directions de l'organisme social? D'autre part, l'individu est trop peu de chose pour pouvoir [118-119] ébranler la société. Sans doute les habitudes utiles, dont il est l'initiateur, sont bien capables de se généraliser un peu, mais elles ne peuvent dépasser un cercle très restreint; elles ne peuvent guère s'étendre au delà de la famille, du petit monde des amis ou de la corporation. C'est ainsi que prennent naissance les modes, les usages. Mais ce qui distinguera toujours les usages des moeurs, c est qu'ils n'ont pas de force obligatoire. Bien loin que les habitudes pussent se transformer en moeurs, on voit plutôt des moeurs qui, en se contractant, retombent à l'état d'habitudes individuelles.

Les moeurs, fait collectif, doivent donc avoir pour cause un autre fait collectif. Et en effet si, au lieu de chercher par le raisonnement comment les choses auraient pu se passer, on observe dans l'histoire comment en fait elles se sont passées, on s'aperçoit que toute coutume sociale a pour origine une autre coutume sociale. Quand les causes qui ont déterminé la formation d'une coutume ont disparu ou se sont modifiées, celle-ci ne disparaît pas pour cela; elle persiste en vertu de cette loi générale d'inertie que les moeurs subissent comme toute chose. Parfois il arrive qu'elle dure ainsi sans but et sans raison, véritable pétrification du passé; mais le plus souvent elle conserve assez de souplesse pour s'adapter à d'autres fins et donner ainsi naissance à une coutume nouvelle: en fait, cette naissance n'est qu'une métamorphose. En tout cas, dans cette suite ininterrompue de coutumes qui s'engendrent les unes les autres, nous n'apercevons jamais le moindre vide ni le plus petit joint par où pût s'introduire l'artifice individuel.

Mais enfin, si nous remontons de coutumes en coutumes, que trouverons-nous à l'origine? Encore des faits sociaux, à savoir des croyances et des pratiques religieuses. On pourrait ajouter, il est vrai, des prescriptions juridiques, mais comme elles sont indiscernables des préceptes religieux, la distinction est sans importance. Mais ici il faut s'entendre. Tous les moralistes ont reconnu qu'il y avait eu autrefois quelque rapport entre les moeurs sociales et les idées religieuses; seulement ce rapport leur a généralement paru n'être qu'extérieur et superficiel. Les moeurs auraient été déterminées par des intérêts particuliers et la religion ne leur aurait prêté que la forme extérieure et l'autorité d'une sanction. Par exemple, si certaines peuplades tuent leurs enfants dès qu'ils sont nés, c'est, dit-on, parce qu'elles sont trop misérables pour les nourrir; puis l'habitude une fois née et consolidée prend un caractère religieux. M. Wundt repousse cette explication, et n'admet pas qu'une coutume se soit formée en dehors de la religion. Si le sauvage tue son enfant, c'est pour le sacrifier aux dieux, de même qu'il leur offre les prémices de [119-120] tous ses biens les plus précieux: c'est pourquoi l'enfant immolé est toujours l'aînê de la famille. Plus tard, quand les motifs religieux disparaissent, la pratique religieuse devient une coutume sociale. Sans doute si elle subsiste alors, c'est par des motifs qui ne sont plus religieux et qui se rapprochent peut-être de ceux qu'on donne communément; mais ce n'est pas à ces derniers qu'elle doit sa naissance.

On comprend ainsi quelle relation il y a entre les moeurs et la morale. C'est que les moeurs dérivent de la religion et que la religion renferme des éléments éthiques: ceux-ci se communiquent naturellement aux moeurs. Si les coutumes, même les plus étrangères en apparence à la morale, renferment quelques germes de moralité, c'est la religion qui les y a mis. Si, dés l'origine, elles ont pour effet de refréner l'égoïsme, d'incliner l'homme au sacrifice et au désintéressement, ce n'est pas que ces intelligences rudimentaires comprennent les avantages et les beautés de l'altruisme. Mais tout se passe mécaniquement, et les moeurs produisent des conséquences morales, sans que celles-ci aient été ni voulues ni prévues. Les sentiments religieux attachent l'homme à autre chose que lui-même et le mettent sous la dépendance de ces puissances supérieures qui symbolisent l'idéal. Cet altruisme inconscient s'incarne dans les pratiques et y reste alors même que l'idée religieuse s'en est retirée et que les pratiques sont devenues des moeurs. Il se modifie sans doute avec elles, s'adapte lui aussi aux fins nouvelles qui déterminent leur survie. Mais il ne faut pas croire qu'il apparaisse alors. Voilà comme il se fait que le droit et la morale se sont longtemps confondus avec les moeurs, comme à une époque plus reculée encore les moeurs étaient confondues avec la religion. En effet, chez les tribus sauvages, il n'y a pas de droit écrit et constitué; de plus, on ne connaît pas ces nuances par lesquelles nous distinguons les commandements du droit de ceux de la morale. Les uns et les autres sont indistinctement placés sous la sanction des moeurs; mais celles-ci disposent alors d'une grande puissance de contrainte. Leur autorité n'a pas comme aujourd'hui quelque chose d'un peu vague; mais elle est très nette, parce qu'elle est seule, et toute dérogation aux coutumes est frappée de peines également rigoureuses. Puis peu à peu cet état homogène se différencie. Le droit se sépare des moeurs en prenant pour lui cet appareil de châtiments qui jusque-là faisaient la force des coutumes en général. Celles-ci ne disposent plus désormais que de moyens internes de coercition, tels que l'estime ou la réprobation publique avec tous les degrés que ces sentiments comportent.

Toutefois les moeurs et la morale ne coïncident pas; car il y a des [120-121] moeurs qui sont moralement mauvaises. La moralité (die Sittlichkeit) est en puissance dans les coutumes (die Sitte), mais elle n'y est pas en acte; elle s'y trouve mêlée à des éléments qui n'ont rien d'éthique. Par ce mot de moralité l'auteur entend simplement la morale des peuples les plus civilisés. Quels sont les principes généraux de cette morale, c'est ce qu'établira la seconde partie de l' Éthique. Pour le moment il s'agit seulement de chercher comment ces idées et ces croyances, telles que nous les connaissons et les pratiquons sans en posséder pour cela la formule abstraite, sont peu à peu sorties des moeurs.

La moralité. De ce que les moeurs sociales ont eu pour origine les pratiques religieuses, il ne suit pas que, en dernière analyse, les sentiments moraux soient uniquement dérivés des sentiments religieux. A côté de ces derniers il y a eu, dés l'origine, des penchants sociaux qui avaient leur source dans la nature même de l'homme. Tout homme en effet a un penchant naturel pour son semblable qui se manifesta dès que plusieurs hommes se mirent à vivre ensemble, c'est-à-dire dès les premiers jours de l'humanité. Ce qui les rapprochait alors les uns des autres, ce n'était pas, comme on l'a dit quelquefois, la communauté du sang, mais la ressemblance de la langue, des habitudes et des manières. Les premières sociétés ne furent pas des familles, mais des agrégats beaucoup plus indéterminés où ne s'était encore formé aucun lien défini de parenté. La famille ne naquit que plus tard; elle résulte d'une différenciation qui finit par se produire au sein des tribus. L'affinité du semblable pour le semblable (die Neigung zu de Genossem), voilà donc la première forme des inclinations sociales. Mais si rudimentaire qu'il soit, ce sentiment n'est pas né de l'égoïsme; il fut, dès le principe, un facteur autonome du progrès moral. Seulement il était si faible, si indéterminé qu'il eût été vite étouffé par les penchants égoïstes s'il avait dû seul lutter contre eux; mais il trouva un puissant auxiliaire dans les sentiments religieux. La religion, nous l'avons vu, était naturellement une école de désintéressement et d'abnégation. Le respect des ordres de la divinité, la sympathie pour ses semblables, tel fut le double germe d'où sont sortis tous nos instincts altruistes et avec eux toute la morale.

Il s'en faut toutefois que l'égoïsme n'ait point pris part à cette évolution: on en trouve au contraire la trace dans toutes les morales primitives. L'altruisme est alors si faible qu'il ne peut guère triompher, même avec le concours de la religion, que si l'égoïsme y prête les mains. On trouve dans Homère le récit de plus d'une action désintéressée; mais les motifs en sont toujours empreints du plus [121-122] naïf égoïsme. Si un guerrier expose sa vie pour en défendre une autre, c'est que le dévouement est glorieux et surtout utile: car c'est le moyen de se ménager un appui dont on peut avoir besoin. Comment donc les motifs égoïstes, si puissants au premier abord, se sont-ils peu à peu retirés de la conduite morale, cédant la place aux motifs vraiment désintéressés? Est-ce en devenant plus éclairés? et les hommes se sont-ils aperçu au bout d'un temps que l'égoïsme était à lui-même son propre ennemi? Ce serait prêter à l'intelligence humaine en général et surtout à l'intelligence grossière de ces peuples primitifs, une puissance de prévision bien extraordinaire. En réalité, l'évolution a été toute mécanique, et ni le calcul ni la prévision n'y ont pris part. Les motifs égoïstes se sont éliminés d'eux-mêmes, parce qu'ils se contredisaient; il s'est produit en d'autres termes une espèce d'équilibre et de régularisation spontanée de ces sortes de penchants (Compensation und Selbstregulation egoïstischer Triebe). Imaginons que dans un cas donné la pure sympathie n'ait pas une force suffisante pour l'emporter sur une inclination égoïste et qu'elle n'y puisse arriver qu'en s'étayant elle-même de motifs intéressés. Une fois ce résultat produit, le plaisir tout égoïste que l'on a éprouvé à triompher de soi peut devenir un motif sui generis qui renforce le penchant sympathique et lui assurera désormais la victoire sans qu'il soit plus besoin de faire appel à des considérations intéressées. Les facteurs égoïstes se sont donc neutralisés et entre-détruits, tandis que le pur penchant altruiste se dégageait de la gangue où il était enveloppé. Il s'en faut cependant que cet altruisme ne soit qu'un égoïsme déguisé ou transformé, et ce serait une erreur de confondre cette genèse avec celle des utilitaires. L'altruisme n'est pas sorti de l'égoïsme, car de rien rien ne peut naître. Mais il existait, dés l'origine, masqué en partie et neutralisé souvent par les penchants personnels. Ceux-ci en se retirant n'ont pas donné naissance à leur contraire, mais ont seulement cessé d'en gêner l'expansion. Il est bien certain d'ailleurs qu'ils n'ont pas totalement disparu et qu'ils disparaîtront jamais complètement. Il y a place dans le coeur humain pour plus d'un sentiment.

Comme cette sympathie originelle s'attachait uniquement aux personnes, elle devait naturellement varier avec elles. Et en effet l'histoire nous apprend que ce penchant primitif s'est de plus en plus différencié à mesure que se différenciaient aussi les milieux sociaux au sein desquels il se manifestait. D'abord un seul et même sentiment tient rapprochés tous les membres de la tribu (Stammgefühl), et partant il n'y a qu'une morale qui leur est commune à tous, morale simple et inconsistante comme la société même qu'elle [122-123] exprime. Mais quand du sein de cette masse homogène la famille commence à poindre, les inclinations domestiques se constituent et du même coup la morale domestique. Puis les États naissent, les classes et les castes s'organisent, les inégalités se multiplient et les sentiments collectifs ainsi que la morale se diversifient avec les conditions sociales. Il y a une morale pour chaque couche de la société; il y a celle des esclaves et celle des hommes libres, celle des prêtres et celle des guerriers, etc. D'autre part, parce que la morale a des origines religieuses, elle est nationale comme la religion. Chaque peuple a la sienne qui ne s'applique qu'à lui: on n'a de droits et de devoirs qu'envers ses concitoyens.

Mais cette dispersion des idées morales n'est pas le dernier mot du progrès et depuis longtemps déjà a commencé un mouvement de concentration qui se poursuit sous nos yeux. A mesure que les sociétés ont augmenté en volume, le lien qui a rattaché les hommes les uns aux autres a cessé d'être personnel. Ce qui a remplacé cette sympathie concrète, c'est un attachement plus abstrait, mais non moins puissant pour la communauté même dont on fait partie, c'est-à-dire pour les biens matériels et idéaux que l'on possède en commun, art, littérature, sciences, moeurs, etc., etc. Dès lors, les membres d'une même société se sont aimés et assistés, non parce qu'ils se connaissaient et dans la mesure où ils se connaissaient, mais parce qu'ils étaient tous les substrats de la conscience collective. Ce sentiment est trop impersonnel pour que la morale puisse faire aux variétés individuelles la même place qu'autrefois; il est trop général pour qu'elle reste particulariste. A mesure que des idées et des sentiments communs se dégagent des profondeurs de la société, les différences s'effacent. Confondus au sein de la conscience sociale qui les enveloppe, les individus et les classes voient, par suite de leur rapprochement même, se combler peu à peu les abîmes qui les séparaient autrefois. Sans doute cette fusion ne va pas jusqu'à faire disparaître les inégalités extérieures; ce qui n'est d'ailleurs ni possible ni désirable. Car l'inégalité est un stimulant qui, s'il n'est pas moral par lui-même, est nécessaire à la morale. Il n'en est pas moins vrai que tous les citoyens d'un même peuple tendent de plus en plus à se reconnaître comme égaux les uns aux autres, parce qu'ils sont tous les serviteurs d'un même idéal. De là cette uniformité croissante des vêtements, des modes, des manières, etc., et cette tendance de plus en plus marquée au nivellement des inégalités sociales. En même temps, comme ce commun idéal, parce qu'il est impersonnel, est de plus en plus indépendant du temps et de l'espace, il s'élève de plus en plus au-dessus des sociétés particulières pour devenir [123-124] l'idéal unique de l'humanité. En d'autres termes, en même temps que les morales de classes et de castes disparaissent, disparaissent aussi les morales nationales pour faire place enfin à la morale humaine.

Quant à la civilisation, elle a sur cette tendance une influence très complexe. Sans doute le perfectionnement des moyens de transport et de communication n'a pas peu contribué à accélérer ce mouvement de concentration; les progrès de l'outillage ont déchargé les hommes de ce travail mécanique qui était pour le développement de l'esprit d'un poids écrasant; la culture générale s'est répandue dans des classes où elle n'avait pas pénétré jusqu'ici et l'État prend soin maintenant de l'exiger des citoyens. Mais elle reste encore bien inégalement répartie; la rapidité des communications, en étendant indéfniment les marchés et en rendant chaque fortune particulière solidaire d'une infinité de causes très complexes, exige de chacun de nous des efforts de prévision et une dépense de travail dont jadis on n'avait pas besoin pour vivre. Enfin l'organisation actuelle de l'industrie a pour effet de séparer de plus en plus les entrepreneurs des travailleurs et de faire renaître l'esclavage sous une forme nouvelle. C'est qu'en effet la civilisation n'est pas chose morale par elle-même; elle renferme des éléments de toute sorte et a pour la morale autant d'avantages que d'inconvénients. Bien entendu ce n'est pas une raison pour ramener l'humanité en arrière -- entreprise ridicule autant qu'absurde -- car le monde va invinciblement en avant et il est impossible de l'en empêcher. Si la civilisation a ses imperfections et ses dangers, il faut simplement les prendre corps à corps et chercher à s'en débarrasser.

Cette analyse historique des idées morales, qui occupe près de la moitié de l'ouvrage, peut être résumée dans les quelques propositions suivantes:

Élements de la Moralité

Les éléments communs à toutes les conceptions morales sont les suivants:

I. Éléments formels. L'idée morale s'exprime partout sous forme de concepts antithétiques auxquels sont attachés des jugements d'approbation et de désapprobation.

Les biens auxquels les hommes reconnaissent une valeur morale positive sont ceux qui procurent une satisfaction durable. C'est cette idée de la durée qui s'exprimait sous la forme des croyances religieuses relatives à l'autre vie. [124-125]

II. Éléments matériels. -- Si le contenu des idées morales renferme des éléments qui se retrouvent à toutes les périodes de l'histoire, ils ne, peuvent consister que dans certains faits psychologiques qui dérivent de la nature de l'homme en général. Car celle-ci seule reste partout identique à elle-même sous l'extrême mobilité des changements historiques. En fait, nous avons vu que toute la vie morale était mue par deux grandes tendances, le penchant à la sympathie et le sentiment du respect (die Ehrfurchtsund die Neigungsgefühle). Le premier de ces sentiments dérive des croyances religieuses, le second de la vie sociale. Mais peu à peu ils se combinent de mille manières et de ces combinaisons sort toute la complexité des idées morales.

Lois Générales de l'Évolution Morale

Il y en a deux:

I. Loi des trois stades. -- Les débuts de la vie morale présentent une très grande homogénéité; les penchants sociaux sont très simples et aussi très faibles. Dans la deuxième période, les sentiments sociaux se différencient et il se produit une dissociation spontanée des idées morales, die Trennung der sittlichen Begriffe. Enfin le troisième stade est l'âge de la synthèse et de la concentration.

II. Loi de l'hétérogénie des fins (Das Gesetz der Heterogenie der Zwecke). C'est le principe le plus général de toute cette évolution et celui auquel l'auteur semble attacher le plus d'importance.

Toute action volontaire produit des conséquences qui dépassent toujours plus ou moins les motifs qui l'ont déterminée. Quand nous prenons conscience de ces suites que nous n'avons pas prévues, elles deviennent le but d'actions nouvelles et donnent naissance à de nouveaux motifs. Ceux-ci à leur tour produisent des effets qui de nouveau les dépassent et ainsi indéfiniment. On peut donc ériger en principe que le résultat de nos actions n'en est jamais le véritable motif; et pour la même raison on peut être assuré que le motif qui inspire aujourd'hui telle de nos actions n'a pas été celui qui l'a déterminée dans le principe. Quand un corps tombe dans une masse d'eau tranquille, on voit une onde circulaire se dessiner à la surface, puis donner naissance à une autre plus grande et qui l'enveloppe. En même temps la première s'étend et semble chercher à gagner la seconde; mais avant qu'elle l'ait rejointe celle-ci est bien loin, et déjà une troisième onde s'est formée qui fait à son tour quand la seconde cherche à la rejoindre. Les idées morales se développent de même. Les résultats de nos actions s'étendent toujours au delà du motif et, [125-126] à mesure que celui-ci s'en rapproche, ils s'en éloignent davantage.

Cette loi jette une grande lumière sur l'évolution à venir de la morale. En nous faisant sentir combien est bornée notre puissance de prévoir, elle nous ôte le droit de marquer une limite logique à l'évolution. La théorie est toujours plus pauvre que la réalité. Il faut renoncer à spéculer sur le but dernier de nos efforts, puisque le but prochain nous en échappe. Tout ce que nous pouvons faire c'est d'esquisser par avance et en lignes très générales le chemin que suivra l'avenir. Gardons-nous d'enfermer l'idéal moral dans le cercle étroit de nos désirs et de nos espérances immédiates. Tout au contraire le particulier veut être vu sous la forme de l'universel. Das Einzelne will betrachet sein sub specie aeternitatis.

En résumé, les idées morales se seraient formées sous l'impulsion de causes inconscientes des effets qu'elles recélaient. L'intelligence réfléchie n'aurait pris à cette genèse que la moindre part, n'intervenant guère que pour constater et consacrer des résultats acquis sans elle. La religion aurait mécaniquement engendré les moeurs et les moeurs à leur tour la morale. Cette théorie n'est pas sans analogie avec la manière dont Darwin explique la formation des instincts, moraux ou autres. On sait en effet que pour le savant anglais l'instinct résulte de variations accidentelles qui se trouvent être utiles à l'animal, mais qui se sont produites sans but. De même pour M. Wundt, les moeurs naissent ou se modifient sous l'influence des causes très différentes des fins qu'elles rempliront plus tard. C'est seulement après qu'elles se sont formées, après que nous en avons fait l'expérience que nous prenons conscience de leur valeur. Alors seulement ce qui était un résultat devient un but.

Cependant il faudrait se garder de pousser ce rapprochement trop loin et de voir dans l'éthique de M. Wundt une morale transformiste. Tout d'abord, quoiqu'il n'y ait pas de proportion entre les idées morales et leurs causes premières, il y a cependant entre elles quelque rapport. Si la morale sort de la religion, c'est que la religion est, comme la morale, mais d'une autre manière, une expression au moins approchée de l'idéal. Si des sentiments grossiers qui se partageaient d'abord le coeur de l'homme s'est peu à peu dégagé le pur amour de l'humanité, c'est qu'il s'y trouvait en puissance. Au contraire, pour Darwin il n'y a aucune relation entre les causes qui ont produit dans l'organisme des variations accidentelles et les raisons qui les ont fixées dans l'espèce.

D'autre part, suivant Darwin et Spencer, ce qui détermine la survie de ces variations c'est l'utilité qu'elles présentent soit pour l'individu, soit pour l'espèce. M. Wundt se refuse absolument à appliquer à la [126-127] morale l'hypothèse de la sélection naturelle. La lutte pour la vie est un produit de l'égoïsme, elle ne peut donc donner le dessus aux penchants désintéressés. La morale a pour fonction de l'adoucir et de la régler, loin qu'elle en dérive. On comprend sans peine qu'un animal triomphe d'un autre, parce qu'il est plus vigoureux. Mais on ne voit pas comment l'abnégation et l'esprit de sacrifice pourraient assurer la victoire. Dira-t-on que les hommes, ayant compris les dangers d'un égoïsme immodéré, se sont efforcés de le contenir et qu'ainsi les caractères insociables ont peu à peu diminué? Une pareille hypothèse méconnaît la portée médiocre de l'intelligence humaine et ne peut se concilier avec la loi que nous venons d'exposer. Ce ne sont donc pas des raisons d'utilité proprement dite qui ont déterminé l'évolution de la morale.

Enfin, Darwin et Spencer admettent une hérédité des idées et des sentiments moraux. Cette théorie est qualifiée par M. Wundt de fantastique. "Sans doute," dit-il, "on peut concevoir que, dans le cours de l'évolution générale, des associations se soient formées entre certains éléments du système nerveux et qu'ainsi une disposition à des réflexes et à des mouvements automatiques adaptés à une fin déterminée a pu être transmise par l'hérédité; en fait, de nombreuses observations parlent en faveur de cette opinion. Mais comment de ces dispositions du système nerveux peuvent naître des intuitions morales, cela est et reste pour nous un mystère. Alors qu'il ne peut être question de soutenir que des faits de conscience aussi élémentaires que les simples perceptions des sens ou l'idée d espace sont chez nous à l'état inné, comment peut-on parler d'intuitions morales innées, alors que ces intuitions supposent une multitude de représentations empiriques très complexes qui sont relatives à l'agent lui-même, à ses semblables et aux autres relations qu'il soutient avec le monde extérieur?... En fait, la vraie neurologie est à ces conceptions de pure fantaisie à peu prés ce que l'astronomie et la géographie véritables sont aux voyages de découvertes d'un Jules Verne" (314-345).

Voilà comment s'est formée la morale actuelle; voyons maintenant sur quels principes elle repose.

Deux idées extrêmes sont comme les centres de gravité autour desquels viennent se grouper les théories morales: l'individualisme d'une part, l'universalisme de l'autre.

Pour les individualistes, il n'y a de réel au monde que l'individu, et c'est à lui que tout se rapporte. La famille, la patrie, l'humanité ne sont que des moyens pour assurer le libre développement de l'individu. [127-128] Sans doute, les individualistes ne conçoivent pas tous leur idéal de la même manière; les uns le font consister dans le plus grand bonheur possible, et les autres dans le perfectionnement harmonieux de toutes nos facultés. Mais les uns et les autres admettent qu'il n'existe que des fins individuelles, quelque définition qu'ils en donnent.

Ce qui précède est une longue réfutation de ces doctrines. Nous avons vu en effet que les sentiments altruistes, quelque rapport qu'ils soutiennent avec les sentiments égoïstes, n'en dérivent pas. Chacun d'eux a dans le coeur humain sa source d où il découle. De même que l'homme solitaire rêvé par Rousseau n'a jamais existé, il n'y a jamais eu non plus de volonté humaine dont l'égoïsme ait été l'unique mobile. Les deux penchants sont contemporains l'un de l'autre et ils sont contemporains de l'humanité.

Une fausse théorie métaphysique a souvent servi de base à cette morale. On s'est représenté le moi comme un être transcendant, une substance immuable que les phénomènes recouvrent et révèlent à la fois. Dès lors, le moi était condamné à graviter toujours sur soi sans pouvoir s'en détacher. Le sacrifice et l'abnégation devenaient impossibles, car cet être substantiel ne peut pas abdiquer son être; le principe de la conservation de la force s'y oppose. Seulement cette hypothèse métaphysique est le produit d'un faux raisonnement par analogie. Pour pouvoir nous représenter la connexion des phénomènes matériels, nous sommes obligés de former un concept qui nous permette de les relier les uns aux autres; et ce concept ne peut rien contenir de phénoménal, puisque le contenu doit en être par définition inaccessible aux sens. C'est le concept de la substance. Une fois cette notion formée, I'esprit induit à l'appliquer également aux phénomènes intérieurs, pour lesquels il n'est pourtant pas fait et auxquels il ne peut convenir. Les états de conscience, en effet, sont directement connus de nous et nous voyons immédiatement comment ils s'enchaînent sans qu il soit besoin de recourir pour cela à une hypothèse métaphysique. Ils ne sont tous que des formes les uns des autres et nous le constatons par l'expérience interne. Ici, la réalité phénoménale se suffit à elle-même, et il n'y a rien à chercher au delà.

Dès lors, l'individualisme manque de base théorique. S'il n'y a en nous que des phénomènes, nos personnalités n'ont plus ces contours nettement arrêtés qui en rendaient impossible la pénétration réciproque. Car la matière de la conscience (idées, sentiments, etc.) nous est commune avec nos semblables et surtout avec ceux d'entre eux qui nous tiennent de près, comme nos parents ou nos compatriotes; [128-129] par ce côté donc nous nous confondons avec eux. En un mot il y a en nous une foule d'éléments impersonnels qui expliquent les sentiments de même nature.

Mais il ne faut pas croire pour cela que la personnalité humaine s'évanouisse au sein de l'être collectif dont elle ne serait plus alors qu'une modification superficielle. Ce qui l'empêche de se résoudre ainsi dans le milieu qui l'entoure, c'est la volonté. Une fois qu'elle est née, elle réagit à son tour sur tous ces phénomènes qui lui viennent du dehors et qui sont comme le patrimoine commun de la société; elle les fait siens. La conscience particulière se détache de la communauté qui semblait l'absorber, se met en relief sur ce fond uniforme et se constitue. Chaque volonté est comme un centre de cristallisation autour duquel viennent se prendre les idées et les sentiments qui appartiennent en propre à chacun de nous. Le progrès a pour effet d'étendre toujours plus loin ce cercle de phénomènes intérieurs et personnels. Ainsi bien loin que l'individualité soit le fait primitif et la société le fait dérivé, la première ne se dégage que lentement de la seconde. Mais à mesure qu'elle se forme et s'accroît, la vie collective ne se dissout pourtant pas; elle ne fait que devenir plus riche et plus consciente. Les mouvements d'ensemble, d'irréfléchis qu'ils étaient, deviennent volontaires.

Le tort des universalistes, comme Hegel et Schopenhauer, est de n'avoir pas vu cet aspect de la réalité. Faisant de la personnalité une simple apparence, ils ne peuvent lui reconnaître de valeur morale. Ils ne s'aperçoivent pas que si l'individu reçoit beaucoup de la société, il ne laisse pas de réagir sur elle: c'est ce qui est surtout sensible chez les grands hommes, dont les universalistes de toutes les écoles sont obligés de nier l'influence. Sans doute les consciences moyennes empruntent au milieu plus qu'elles ne lui rendent. Cependant il y a des hommes dont la puissance de réaction personnelle est tellement grande, que des idées et des sentiments qui jusque-là étaient restés virtuels et latents dans la société, prennent, en se concentrant chez eux, une force extraordinaire qui les fait aussitôt passer à l'acte. Ces hommes-là deviennent ainsi la conscience vivante de la société qui se transforme sous leur action. C'est à ces grands esprits que sont dus les principaux progrès qu'a faits l'humanité. Rien ne changerait s'il n'y avait que des esprits moyens; car, justement parce qu'ils sont passifs, ils n'ont ni le besoin ni les moyens de secouer le joug des traditions et des préjugés. Heureusement apparaissent de temps en temps comme de grandes forces perturbatrices ces volontés puissantes qui empêchent le présent de ressembler au passé et l'avenir au présent. Au reste, si cette influence personnelle [129-130] s'accuse surtout chez les grands hommes, on peut l'observer ailleurs, quoique à un moindre degré. S'il faut de grandes personnalités pour remuer les énormes sociétés d'aujourd'hui, il suffit de personnalités moindres pour ébranler les sociétés plus petites qui gravitent au sein de la grande, comme la famille, la commune, la corporation, etc. Ainsi à tous les degrés de l'échelle sociale, c'est la volonté individuelle qui est la source du changement.

Ainsi, la morale doit faire une place et au tout et à la partie, à l'individu et à la société. C'est ce principe qu'il ne faut pas perdre de vue quand on cherche quels sont les fins, les motifs et les normes de la conduite morale.

Les fins. -- Pour déterminer les fins morales, il ne faut pas, à la manière des utilitaires et des rationalistes, commencer par définir l'idéal moral pour en déduire ensuite la nature des fins particulières. Ce serait mettre à la base de la science une hypothèse arbitraire et suspecte. Mais il convient d'observer avec soin les actions humaines et de noter quel est le but de celles dont la conscience générale reconnaît la moralité.

Or, notre conduite concerne ou nous-même, ou la société, ou l'humanité. Les buts de nos actions sont donc ou individuels, ou sociaux, ou humains.

Quand l'individu tourne ses efforts sur lui-même, les buts qu'il poursuit se résument dans un seul, se conserver. Mais de l'aveu de tout le monde, se conserver pour se conserver n'a rien de moral. La vie n'a pas de valeur par elle-même; elle ne vaut que par l'emploi qu'on en fait. Elle n'est qu'un moyen en vue d'une fin. Cette fin peut être personnelle ou générale. Dans le second cas, l'action est morale; il est bon de vivre pour se conserver à sa famille, ou à sa patrie, ou à l'humanité. Mais si la fin est personnelle, il faut distinguer suivant que l'agent a en vue son bonheur ou son perfectionnement. Ne cherche-t-il son bonheur que dans la poursuite de fins égoïstes? Ne travaille-t-il à se perfectionner que dans un but intéressé? Sa conduite ne relève pas du jugement moral. Si au contraire il trouve sa joie à servir autrui, si c'est pour le bien général qu'il se perfectionne, tout le monde trouve qu'il se conduit bien et l'approuve. En résumé, les fins individuelles n'ont de valeur que si elles servent de moyens pour des fins générales. La personnalité de l'agent ne saurait être, en aucun cas, l'objet véritable de l'action morale.

S'ensuit-il qu'elle doive avoir pour objet la personnalité des autres agents? Ce serait peu raisonnable, car ce qui n'a pas de valeur morale chez moi n'en saurait avoir chez autrui. Sans doute nous estimons la charité, même quand elle n'est qu'une vertu privée. [130-131]

Mais ce n'est pas en elle-même que réside la moralité que nous lui prêtons: car s'il n'y a aucun mérite à rechercher mon bonheur, il ne peut pas y en avoir davantage à rechercher celui d'autrui. Seulement cette sorte d'actions ont l'intérêt d'un symptôme: elles trahissent chez l'agent une tendance à sacrifier ses intérêts privés à des fins objectives. Ces fins, qui seules peuvent conférer à la conduite un caractère éthique, c'est le bien-être public et le progrès général. Mais il ne faut entendre par là ni le bien-être du plus grand nombre ni le progrès de la majorité. Car si, ni le bonheur d'un individu ni son perfectionnement ne constituent une fin morale, il en est nécessairement de même du bonheur et du perfectionnement de milliers d'individus. Des zéros additionnés ne peuvent faire une grandeur. Il ne peut donc être question que du bien-être et du progrès de la société considérée comme un être qui a sa vie propre et sa personnalité. Un tout, nous l'avons vu, est autre chose que la somme de ses parties, et c'est du tout qu'il s'agit ici. Dans ces conditions, le sacrifice prend un sens et même de l'attrait. Pour qu'on ait le droit de demander à l'homme de subordonner ses fins personnelles à d'autres, il faut que celles-ci soient d'une nature plus haute: c'est le cas des fins collectives. Si l'individu ne joue pas le premier rôle en morale, c'est qu'il est trop peu de chose: que peuvent faire au monde ses souffrances comme ses joies? C'est une goutte d'eau perdue dans la mer de la vie. Être éphémère, il ne vit que dans le présent.

Au contraire, les sociétés plongent dans le passé et s'étendent vers l'avenir: c'est pourquoi elles sont un plus digne objet de notre amour et de notre dévouement. Cependant, l'intérêt que nous portons aux différents groupes dont nous faisons partie n'est pas égal, il varie avec leur volume. Nous nous intéressons à l'avenir de nos enfants et de nos petits-enfants, mais la destinée de nos arrière petits-fils nous laisse plus indifférents. L'idée que dans quelques générations notre patrie pourrait avoir cessé d'exister nous est très douloureuse, mais cette même perspective nous est bien plus supportable si nous la reculons de quelques milliers d'années. Enfin, il y a une pensée à laquelle nous ne saurions nous faire en aucun cas: c'est que, même dans des milliers et des milliers d'années, l'humanité tout entière pût disparaître sans laisser de trace dans le monde.

Pour cette raison il n'y a de vraiment morales que les fins humaines. Quant aux autres, elles ne valent que comme incarnation provisoire de l'idéal commun de l'humanité. Il est clair que cette fin dernière de tous nos efforts ne peut consister dans rien de particulier; [131-132] mais elle ne peut avoir pour objet que l'esprit universel de l'humanité et ne peut susciter que des oeuvres intellectuelles d'une portée tout à fait générale (Allgemeine geistige Schoepfüngen). On trouvera la définition peu précise, et, en effet, l'idéal humain ne peut pas être défini. Il exprime simplement ce fait qu'aucune expression particulière de l'idéal ne peut satisfaire définitivement les sentiments moraux de l'humanité. Chaque pas qu'elle fait en avant l'entraîne plus loin qu'elle ne prévoyait elle-même, et tout nouveau progrès lui inspire de nouveaux besoins. L'idée qu'elle réalise ne sera donc jamais achevée et la tâche qu'elle a devant elle est illimitée. S'élever au sentiment de l'idéal, c'est donc dégager l'objet de la morale de toutes les conditions de temps et d'espace qui le particularisent pour l'embrasser dans son universalité et dans son infinitude. Aussi n'y a-t-il que quelques rares esprits qui soient parvenus à cette haute conception. Seuls des hommes extraordinaires comme Moïse, Socrate ou le Christ ont su vivre pour tous les temps et tous les pays, et c'est pourquoi leur action a laissé des traces qui ne disparaîtront pas tant que l'humanité aura une histoire. Quant à la moyenne des hommes, ils n'agissent qu'en vue de fins plus prochaines et leur regard ne s'étend guère au delà du petit monde où ils vivent.

Telle est la fin de la morale; mais quels sont les motifs qui nous poussent à la réaliser? On se rappelle pourquoi les deux questions sont distinctes.

Les motifs. Tout motif est un sentiment; mais tout sentiment est déterminé par une représentation et varie avec le genre de représentation qui le détermine. Tantôt celle-ci consiste simplement dans une perception sensible qui suscite immédiatement le sentiment, sans qu'il y ait place pour la réflexion ou le calcul. Par exemple, la vue d'un homme en danger éveille aussitôt en nous un sentiment de pitié active qui nous incite à lui porter secours. A ces motifs M. Wundt donne le nom de Wahrnemungsmotive (motifs de perception). Ils peuvent être rapportés à deux types principaux: le sentiment de soi-même ou de la dignité personnelle et la sympathie (das Selbstgefühl, das Mitgefühl). Mais lorsque la conduite à tenir n'est pas claire, lorsqu'il y a un conflit entre nos devoirs, tout ne se passe pas avec cette rapidité. Entre la représentation et le sentiment s'intercale toute une suite de représentations logiquement liées les unes aux autres, une délibération plus ou moins longue. Alors naissent des sentiments nouveaux, car ils résultent, non d'une vue instantanée des choses, mais de la représentation des fins prochaines de l'action. Ils peuvent, eux aussi, être rapportés à deux types qui [132-133] correspondent aux précédents: les penchants personnels et les penchants collectifs (die Eigennützigen und die gemeinn-nützigen Triebe). Par penchants personnels il faut entendre ceux qui ont pour objet non notre bonheur, mais le plein et entier développement de notre nature. Cependant, malgré cette réserve il est incontestable que ces deux espèces de penchants n'ont pas, en morale, une égale importance: les premiers ont une bien moindre valeur que les seconds. Les uns et les autres sont réunis sous la dénomination de Verstandesmotive (motifs de l'entendement). Enfin il y a des sentiments qui dérivent d'une claire représentation non des fins immédiates, mais de la fin dernière de la conduite, de la destinée idéale de l'humanité. A vrai dire, aucune conscience ne peut avoir de cette fin une image précise et définie, car elle s'étend au delà non seulement de toute limite donnée, mais de toute limite intelligible. Elle consiste dans une anticipation d'un avenir indéfini; c'est moins une représentation proprement dite qu'une idée. Les motifs auxquels elle donne naissance sont dits rationnels (Vernunftmotive). Ils déterminent l'action d'une manière aussi immédiate que les motifs de perception; et cependant la conduite est, dans ce cas, éminemment consciente et réfléchie. C'est qu'en effet, quand l'esprit est parvenu à ces hauteurs sereines, il n'aperçoit plus entre les devoirs ces conflits qui partagent les consciences ordinaires. L'entendement est le champ de bataille réservé à ces luttes intérieures.

Mais ces trois sortes de motifs ne sont pas de nature différente; il n'y a entre eux que des différences de degrés: d'abord par suite du temps et de l'habitude les motifs de la raison et ceux de l'entendement peuvent devenir automatiques et se transformer en motifs de perception; et cette transformation n'est pas une décadence, car il ne peut y avoir que des avantages à ce que la moralité se fixe et se consolide. D'autre part, les motifs de la perception et ceux de l'entendement sont déjà des motifs rationnels, mais inconscients d'eux mêmes. En effet, dans chaque sentiment se trouvent enveloppées et comme condensées une infinité d'idées et d'expériences que la conscience n'aperçoit pas et que l'analyse réfléchie peut seule distinguer et retrouver. Quand un homme sans délibérer expose sa vie pour un autre, c'est qu'il sent plus ou moins clairement qu'il ne fait qu'un avec celui qu'il sauve. Or, ce lien qui nous unit à tel ou tel de nos semblables n'est qu'un des innombrables et invisibles liens qui, de proche en proche, nous mettent en communication et sous la dépendance de l'âme de l'humanité. Une représentation inégalement nette du tout dont nous faisons partie et de la solidarité qui nous y rattache se trouve donc à la base de tous les motifs de la conduite [133-134] morale. Cette représentation est obscure et incomplète dans les motifs de la perception, plus réfléchie et plus exacte dans les motifs de l'entendement; ce n'est que dans les motifs rationnels qu'elle arrive à la pleine conscience d'elle-même. Ici, le motif coïncide avec la fin.

Les normes. Mais les fins morales ont ce caractère particulier qu'elles sont conçues comme obligatoires. Un esprit normal ne peut se les représenter sans penser aussitôt qu'elles doivent être réalisées. En d'autres termes, la conception de ces fins n'est pas le fait primitif de la conscience; mais elles ne nous sont données qu'impliquées dans des jugements d'un caractère impératif. L'analyse les en dégage et les isole; mais en cet état elles ne sont que de savantes abstractions. Ce qui est vraiment premier et concret dans la vie morale, ce sont ces normes, ces commandements dont tout le reste est dérivé.

Comment de pareils jugements sont-ils possibles? On y a vu des ordres souverains d'une puissance mystérieuse qui parle et qui commande en nous. De pareilles explications, quelque forme qu'on leur donne, sont aujourd'hui sans valeur, car elles supposent que la loi morale est immuable et comme pétrifiée depuis l'éternité et pour l'éternité, alors que nous savons les idées morales soumises à l'évolution. C'est d'ailleurs une erreur de croire qu'il faille toute une machinerie spéciale et extraordinaire pour amener les hommes à reconnaître une proposition comme universelle et inconditionnée. Les jugements moraux ne sont pas les seuls qui aient été mis au-dessus du doute; il en a été, il en est de même encore de beaucoup d'autres, qui parfois ne doivent ce caractère qu'à de bien pauvres et bien futiles motifs. Nous retrouvons ici une application particulière de la grande loi de l'hétérogénéité de la cause et de l'effet. Le caractère obligatoire qui distingue les maximes morales résulte de causes qui n'ont guère de rapports avec les effets qu'elles produisent.

Ce sont, en effet, des motifs parfaitement intelligibles qui donnent aux fins morales une telle autorité. Il y en a quatre espèces différentes, qui marquent comme des degrés différents, mais de plus en plus élevés dans l échelle de la moralité. A cause de leur nature impérative, l'auteur les appelle des motifs impératifs. Il y a d'abord la crainte de la contrainte, et particulièrement de la contrainte extérieure et matérielle: c'est la forme la plus basse du caractère moral, mais elle suffit à assurer la stricte légalité des actions. Au-dessus il y a la contrainte interne et morale qu'exercent sur chacun de nous l'opinion publique et le respect que nous en avons. Tels sont les deux impératifs de la contrainte (die Imperative des Zwangs); bien supérieurs sont ceux de la liberté (die Imperative der Freiheit). Les premiers ne peuvent guère produire que les signes et les symptômes extérieurs de la moralité; les seconds ont leur origine dans la conscience même de l'agent. L'un de ces motifs consiste dans la satisfaction durable que laisse derrière elle l'action morale. Que ce soit là l'effet de la vertu, c'est ce que démontre tout ce qui précède. Ce qui est mauvais, c'est de prendre trop d'intérêt à ce qui passe; or à ce qui passe ne peuvent être lies que des plaisirs passagers. La morale, au contraire, nous attache à ce qui est éternel et le plaisir qui en naît participe à la constance d'un tel objet. Enfin il est un dernier motif plus élevé que tous les autres, mais auquel les âmes d'élite sont seules accessibles: c'est celui qui provient de l'attrait qu'exerce la seule contemplation de l'idéal moral. Arrivée à cette pleine possession d'elle-même, la conscience morale repousse comme inutiles tous ces procèdes factices, tous ces motifs auxiliaires qui servent aux âmes médiocres ou seulement moyennes. La cause est devenue, cette fois, de même nature que l'effet.

Voilà comment se sont formées les règles inspiratrices de la conduite. Celles que nous trouvons dans notre conscience et qui sont, cornme nous l'avons dit, le fait primitif de la vie morale, sont spéciales et particulières. La tâche du moraliste est de coordonner cette multitude incohérente de prescriptions et de les ramener à quelques normes générales qui résument toute la morale. Il y a naturellement autant de ces normes fondamentales qu'il y a de fins morales, trois par conséquent. D'autre part, chacune d'elles présente un double aspect et prend une double forme selon qu'elle vise la portée objective de l'action ou l'état subjectif de l'agent. On obtient de cette manière le tableau suivant:

Normes individuelles

Forme subjective. -- Pense et agis de manière à ne jamais perdre le respect de toi-même.

Forme objective. -- Remplis les devoirs que tu t'es imposés soit vis-à-vis de toi, soit vis-à-vis des autres.

Normes sociales

Forme subjective. -- Respecte ton prochain comme toi-même.

Forme objective. -- Sers la communauté à laquelle tu appartiens.

Normes humaines

Forme subjective. -- Considère-toi comme un instrument au service de l'idéal moral. [135-136]

Forme objective. -- Tu dois te sacrifier pour le but que tu as reconnu comme ton idéal moral.

Cette analyse a, pensons-nous, vérifié ce que nous annoncions d'abord, et l'ouvrage de M. Wundt doit maintenant apparaître au lecteur comme une tentative pour concentrer tous ces efforts isolés dont il était question dans le précédent article. Les enseignements du socialisme de la chaire, les données de la Völkerpsychologie, quelques vues de M. Ihering forment la trame de la doctrine. On y sent aussi, il est vrai, une influence d'une origine un peu différente. Cette masse imposante de faits est animée d'un souffle d'idéalisme que l'auteur déclare tenir de Kant quoiqu'il semble n'avoir rien de bien particulièrement kantien. Pour Kant en effet l'impératif catégorique n'a rien de vague ni d'indéterminé; ses commandements sont très précis, et il parle avec la même clarté à l'ignorant et à l'homme de génie. Aussi est-ce plutôt à Fichte que nous pensions, tandis que M. Wundt nous parlait de cet idéal moral indéfini et indéfinissable dont quelques rares esprits parviennent seuls à prendre conscience. En tout cas, que cet idéalisme rapproche M. Wundt de Kant ou de Fichte, il n'a certainement rien de transcendantal ni de mystique; il ne consiste pas dans une intuition de l'au delà, dans une échappée sur l'infini, mais seulement dans une anticipation de l'expérience; c'est un postulat dont l'auteur a besoin pour expliquer les faits. Sa doctrine prend de cette manière un air plus complexe et un caractère plus éclectique encore; mais elle reste un essai de morale expérimentale, quelle que soit d'ailleurs l'ampleur peut-être excessive des conclusions.

Elle réalise un double progrès sur les morales précédentes que nous avons exposées.

Nous avons vu quelle influence la plupart de ces moralistes attribuaient au calcul et à la volonté dans l'évolution des idées morales. Les grandes institutions de la morale et de la société auraient été, en partie du moins, des créations réfléchies. Or si c'est la réflexion qui a construit le monde social, elle peut le reconstruire; s'il est un produit de la logique, la logique peut le reproduire. En d'autres termes, pour savoir comment il est fait, l'esprit n'a qu'à se demander comment il s'y est pris pour le faire; l'observation est inutile et la déduction suffit. Observer, expérimenter, c'est nous résigner à modeler nos idées sur les choses; mais une telle méthode n'est nécessaire que si les choses ne suivent pas toujours les lois de l'entendement. Aussi, quoique cette école de moralistes se fasse remarquer par une véritable horreur pour les abstractions logiques et un sentiment profond [136-137] de la complexité des faits, cependant, à cause de cette part trop grande encore qu'ils font au calcul et à la prévision dans le développement social, il leur arrive parfois de remplacer l'observation par des raisonnements et de la dialectique.

M. Wundt rompt définitivement avec cette méthode. Il répète à chaque instant qu'il s'agit de savoir non ce qui devrait être en bonne logique, mais ce qui est. Ainsi l'explication que M. Ihering donne des moeurs et de leur genèse est on ne peut plus satisfaisante pour l'esprit: il y voit des habitudes utiles qui se seraient peu à peu généralisées. Mais c'est l'observation et non le raisonnement qui doit trancher la question, et elle nous apprend que jamais une coutume sociale n'est dérivée d'une habitude privée. Quelque étrange que cela puisse paraître, les moeurs ont toujours été produites par des moeurs ou à l'origine par des pratiques religieuses. La logique à elle seule n'aurait jamais deviné cela. M. Wundt d'ailleurs ne se contente pas d'affirmer ce désaccord de la logique et des faits, il en donne la raison. C'est que, dit-il, les motifs de nos actions ne sont pas en rapport avec les fins qu'elles réalisent; or ce sont ces fins qui importent, car elles seules donnent à nos actions une valeur morale. Le raisonnement, n'ayant dans la formation des idées morales qu'un rôle secondaire, ne peut également avoir qu'un rôle effacé dans la science qui les explique. A vrai dire, cette raison n'est pas la seule qui rende nécessaire en morale l'emploi de la méthode expérimentale. Bien souvent, le plus souvent peut-être ce n'est pas seulement les fins lointaines de notre action que nous ignorons, mais les motifs véritables qui l'ont déterminée. Non seulement notre action s'échappe du cercle de la conscience par une sorte de ricochet imprévu, mais elle n'y a même pas son origine: nous agissons sans savoir pourquoi, ou les raisons que nous nous donnons à nous-mêmes ne sont pas les vraies. L'hétérogénéité du motif et du but telle que l a définie M. Wundt n'en est pas moins une vérité importante qu'il a eu le mérite de formuler et d'établir inductivement.

D'autre part, parce que les phénomènes moraux varient avec les temps et les lieux, les socialistes de la chaire et les juristes de l'école historique avaient une certaine tendance à voir dans la morale un art, plus qu'une science. Suivant eux, c'est à chaque siècle qu'il appartient de voir ce qui lui convient le mieux et à se faire sa morale; c'est surtout une affaire d'habileté pratique de la part des sociétés, de leurs hommes d'État. Sans doute on n'allait pas jusqu'à nier que ces faits ne pussent devenir la matière d'une science; mais on avait cependant une défiance instinctive des formules générales et catégoriques. Déjà M. Schaeffle avait rejeté cette doctrine; [137-138] M. Wundt, à son tour, démontre que si les idées morales évoluent, leur évolution se fait suivant des lois que la science peut déterminer, et il fait de la détermination de ces lois le premier problème de l'éthique.

Il est cependant un point où M. Wundt laisse légèrement régresser l'idée que relie les unes aux autres toutes ces théories.

Nous avons vu en effet que pour tous ces moralistes la fonction essentielle de la morale était d'adapter les individus les uns aux autres, d'assurer ainsi l'équilibre et la survie du groupe. Chez M. Wundt, elle ne garde ce caractère que d'une manière un peu effacée. Sans doute elle reste une condition nécessaire à l'existence des sociétés, mais c'est accidentellement et par contre-coup. Le véritable objet de la morale est de faire sentir à l'homme qu'il n'est pas un tout, mais la partie d'un tout et combien il est peu de chose au regard des milieux indéfinis qui l'enveloppent. Comme la société se trouve être l'un de ces milieux et l'un des plus immédiats, la morale a pour conséquence de la rendre possible; mais c'est, pour ainsi dire, sans le vouloir et comme en passant. La morale résulte des efforts que fait l'homme pour trouver un objet durable où il puisse s'attacher et goûter un bonheur qui ne soit pas passager. Une fois que, s'étant dépris de lui-même, il s'est mis à cette recherche, les premiers objets de cette nature qu'il a rencontrés sont la famille, la cité, la patrie, et il s'y est arrêté. Toutefois ils n'ont pas pour cela de valeur par eux-mêmes, mais seulement parce qu'ils symbolisent, d'une manière d'ailleurs imparfaite, l'idéal qu'il poursuit. En un mot, comme les sociétés sont un des moyens par lesquels le sentiment moral se réalise, il les suscite chemin faisant, et du même coup les instincts et les penchants qui en sont la condition. Mais ceux-ci ne sont jamais qu'une des phases transitoires par lesquelles il passe, une des formes qu'il traverse successivement.

Mais alors il y a une des propriétés essentielles de la morale qui devient inexplicable: c'est sa force obligatoire. M. Wundt reconnaît en principe ce caractère, mais il faut dire d'où la morale tient une telle autorité et au nom de qui elle commande. C'est au nom de Dieu, si on y voit une consigne que nous a donnée la divinité; c'est au nom de la société, si elle consiste dans une discipline sociale; mais si elle n'est rien de tout cela, on ne voit plus d'où peut lui venir le droit de donner des ordres. On dira qu'il est logique que la partie se soumette au tout? Mais la logique mène seulement l'esprit, non la volonté: le but de notre conduite n'est pas le vrai, mais l'utile ou le bien. On nous assure, il est vrai, que nous trouverons notre compte à cette soumission qui doit nous rendre heureux. Soit, mais le seul [138-139] souci de notre bonheur ne peut jamais donner naissance à de véritables impératifs. Ce qui est désirable n'est pas obligatoire. Quand nous avons agi contre nos intérêts, si élevés soient-ils, le regret que nous ressentons ne ressemble pas au remords. Nous ne pouvons pas nous obliger nous-mêmes; tout commandement suppose une contrainte au moins éventuelle, par conséquent une puissance supérieure à nous et capable de nous contraindre. Or un besoin, une aspiration n'est qu'une partie de notre moi et, à l'état normal, ne s'en détache pas. Aussi M. Wundt admet-il deux sortes d'impératifs, les uns qui sont dus à la contrainte et les autres à la liberté. Mais qui ne voit que ces deux mots d'impératif et de liberté jurent d'être accouplés ensemble? Évidemment le premier n'est là que par raison de symétrie et, en fait, M. Wundt estime que la morale, sous sa forme supérieure, n'est pas obligatoire. Il est bien vrai que les hommes d'une haute moralité se soumettent sans peine et même avec joie à cette obligation; mais cela ne veut pas dire qu'ils ne la sentent pas, qu'elle n'existe pas pour eux. Le devoir, même fait avec enthousiasme, est toujours le devoir, et on n'a jamais observé de morale dont le devoir ne fût pas plus ou moins l'idée dominante. Mais alors la question se repose. A qui le devons-nous? A nous-mêmes? C'est un jeu de mots; car qu'est-ce qu'une dette où nous serions à la fois débiteur et créancier?

Assurément l'idée qui fait le fond de cette doctrine est aussi juste que profonde et peut être acceptée de la morale la plus empirique du monde. C'est un fait certain, nous avons besoin de croire que nos actions n'épuisent pas en un instant toutes leurs conséquences; qu'elles ne tiennent pas tout entières dans le point du temps et de l'espace où elles se produisent, mais qu'elles étendent leurs suites plus ou moins loin dans la durée comme dans l'étendue. Autrement elles seraient trop peu de chose; l'épaisseur d'une ligne les séparerait à peine du néant et elles n'auraient pas de quoi nous intéresser. Seules les actions qui durent valent la peine d'être voulues; seuls les plaisirs qui durent valent la peine d'être désirés. Sans doute tout le monde ne ressent pas ce besoin de la même manière; pour l'enfant et le sauvage, l'avenir ne dépasse guère l'instant prochain; l'homme adulte et civilisé, mais de culture moyenne, mesure le sien par des mois et par des années; l'homme supérieur veut avoir devant lui des perspectives plus vastes encore; mais les uns et les autres aspirent à sortir du présent où ils se sentent à l'étroit. La vue du néant nous est un supplice intolérable; et comme il s'offre partout à nous, le seul moyen que nous ayons d'y échapper est de vivre dans l'avenir. Il n'est pas une de nos fins qui ait une valeur absolue, pas même le [139-140] bonheur: c'est un utilitaire qui l'a démontré.20 Si elles nous attirent, c'est que nous les croyons relatives à autre chose qu'elles-mêmes. Si c'était une erreur, si nous nous apercevions jamais que derrière ces fins relatives il n'y a rien que le vide, le charme qui nous entraîne vers elle serait rompu, et la vie serait pour nous privée de sens et d'attrait. Si nos efforts n'aboutissent à rien qui dure, ils sont vains, et alors pourquoi nous travailler vainement? Aussi l'individualisme, parce qu'il détache l'individu du reste des choses, parce qu'il le confine en lui-même et lui ferme tout horizon, mène droit au pessimisme. Qu'est-ce que nos joies individuelles si pauvres et si courtes? Il n'est pas en effet de meilleure objection contre la morale utilitaire et individualiste. Mais de ce que ce besoin est un facteur important de l'évolution morale, en est-il le facteur essentiel? C'est ce qui ne nous paraît pas du tout démontré. Ne pourrait-on pas dire au contraire: La morale est avant tout une fonction sociale et c'est seulement par une heureuse rencontre, parce que les sociétés durent infiniment plus que les individus, qu'elles nous procurent des satisfactions moins éphémères? Mais, demandera Wundt, pourquoi faire de la société un bien d'un si haut prix? En partie parce qu'elle est utile à nos intérêts, mais surtout parce qu'elle est le seul milieu où se puissent satisfaire nos penchants sociaux; et ceux-ci à leur tour ont pour cause l'affinité qui, partout dans la nature, entraîne le semblable vers son semblable.

Ce qui a conduit M. Wundt à cette doctrine, c'est qu'il dénigre à l'excès l'individu. Mais si les arbres ne doivent pas nous cacher la forêt, il ne faut pas non plus que la forêt nous cache les arbres. Assurément M. Wundt reconnaît toute l'importance de l'énergie personnelle et nous savons quelle place il fait à l'influence des grands hommes dans l'évolution des sociétés. Mais il fait trop bon marché du très réel plaisir que nous trouvons à poursuivre des buts individuels. S'il n'y a pas de bonheur à vivre un peu, il ne saurait y en avoir à vivre beaucoup. Si les fins immédiates de la conduite sont tout à fait sans charmes, il est à craindre que les fins plus lointaines ne nous attirent guère. Il ne faut pas prendre à la lettre les figures du langage. Les joies que l'individu trouve en lui-même sont restreintes et courtes; mais elles sont pourtant positives: autrement il aurait beau s'étendre et se développer, son bonheur resterait nul. En définitive, M. Wundt combat le pessimisme, mais en lui accordant son point de départ. Si la vie individuelle ne vaut pas quelque chose, si peu que ce soit, le reste ne vaut rien, et le mal est sans [140-141] remède. Si on met le ver dans la fleur, on s'expose à le retrouver dans le fruit.

Aussi comme le bonheur qu'on nous promet est plein de tristesse! Qu'est-ce que cette course sans terme à la poursuite d'un idéal que nous ne pourrons atteindre, sinon un long, douloureux et, en définitive, impuissant effort pour nous fuir nous-mêmes, pour perdre de vue la réalité, pour nous étourdir enfin au point de ne plus sentir les misères de notre petite destinée? Combien j'aime mieux la parole des vieux sages qui nous recommandaient avant tout la pleine et tranquille possession de nous-mêmes. Sans doute, à mesure qu'il se développe, l'esprit a besoin d'avoir devant lui de plus vastes horizons; cependant il ne change pas pour cela de nature et il reste fini. C'est pourquoi à la vue de l'infini il se trouble et se déconcerte. Le sentiment de l'illimité a ses grandeurs, mais il est douloureux et il a quelque chose de maladif. Nous avons besoin de savoir où nous allons ou tout moins de savoir que nous allons quelque part. Qu'on recule aussi loin que l'on voudra le but où nous devons tendre; encore faut-il que nous puissions l'apercevoir et que nous puissions de temps en temps mesurer les progrès que nous faisons pour nous en rapprocher. Mais s'il fait à mesure que nous avançons, c'est comme si nous piétinions sur place. Est-il rien de plus décourageant?

Il est vrai que l'idéal d'un Romain était plus rapproché de lui que le nôtre ne l'est de nous. L'idéal semble donc s'être éloigné à mesure que nous marchions en avant, mais c'est par suite d'une simple illusion d'optique. Notre idéal actuel n'est pas celui d'autrefois qui a reculé dans le temps; mais c'en est un nouveau qui a remplacé l'ancien comme les sociétés modernes ont remplacé l'empire romain. Il durera tant que ces sociétés dureront, et il s'évanouira quand elles disparaîtront pour laisser la place à d'autres sociétés qui se feront un autre idéal. Sans doute ces sociétés ne s'improviseront pas; elles ne sortiront pas brusquement du néant, mais se referont avec les débris laissés par les sociétés disparues. Seulement ces matériaux seront organisés en vue d'autres fins, et rien ne nous assure que ces fins nouvelles continueront les précédentes et en seront comme le prolongement linéaire. Nous touchons ici au postulat sur lequel reposent la méthode et la théorie de M. Wundt. Suivant lui, il y a une idée religieuse que réalisent de plus en plus les religions qui se sont succédé dans l'histoire; un idéal moral qui se développe à travers toutes les morales positives; une humanité dont les sociétés particulières ne sont que des incarnations provisoires et symboliques. Aussi, pour savoir ce que c'est que la morale ou ce que c'est que la religion, [141-142] M. Wundt les étudie-t-il sous la forme relativement parfaite à laquelle elles arrivent chez les peuples civilisés. Posée dans ces termes, la question ne comporte qu'une solution. Si toutes les religions et toutes les morales forment une seule même espèce et poursuivent un seul et même but, il faut bien que ce but recule à mesure que nous nous en rapprochons si l'on ne veut pas admettre qu'un jour viendra où la vie s'arrêtera, le progrès étant consommé. Mais si la conséquence s'impose, il n'en est pas de même des prémisses. Il y a autant de morales que de types sociaux, et celle des sociétés inférieures est une morale au même titre que celle des sociétés cultivées. Chaque peuple ou du moins chaque espèce de peuples a sa fin, dont elle se rapproche plus ou moins jusqu'au jour où une autre espèce vient qui prend sa place et se propose une fin nouvelle. Le but où nous marchons n'est donc pas à l'infini, si éloigné qu'il paraisse. Si aujourd'hui notre idéal semble moins prochain qu'il n'était autrefois, c'est qu'il réclame, pour être réalisé, plus d'efforts et plus de temps; si nous le voyons moins clairement, c'est qu'il est plus complexe. Mais il n'est pas indéterminé pour cela; la faute en est à nous, non à la nature des choses. [142-275]


IV. -- M. Post. Conclusion

Malgré des divergences de détail que nous avons signalées, il y a entre toutes ces doctrines des traits communs qu'il importe de fixer.

Jusqu'ici toutes les écoles de morale ont pratiqué la même méthode: la déduction. Toute la différence qu'il y a entre la morale intuitive et la morale dite inductive, c'est que la première prend pour principe une vérité a priori, la seconde un fait d'expérience. Mais pour l'une comme pour l'autre la science consiste à tirer de ces prémisses une fois posées les conséquences qu'elles impliquent. On part là de la notion de l'utile, ici du concept de bien ou de celui du devoir; mais on reconnaît d'un côté comme de l'autre que toute la morale est enveloppée dans une idée simple et qu'il suffit de l'en dégager. "L'école de morale intuitive," dit Mill, "non moins que celle qu'on pourrait nommer l'école inductive, insiste sur la nécessité des lois générales. Les deux écoles diffèrent d'opinion quant à l'évidence des lois morales et à la source d'où elles tirent leur autorité." (Utilit. ch. I.) Quant à M. Spencer, loin de rejeter la méthode déductive, il reproche à l'utilitarisme de ne pas s'en être assez servi. "A mon avis," dit-il dans une lettre célèbre, "l'objet de la science morale doit être de déduire des lois de la vie et des conditions de l'existence quelles sortes d'action tendent nécessairement à produire le bonheur, quelles autres à produire le malheur."

L'accord des deux écoles est plus complet encore. Quoique les principes qui servent de point de départ à leurs déductions ne soient pas les mêmes, c'est au moyen d'une même méthode qu'ils sont obtenus. D'une part on ne peut croire les rationalistes sur parole et [275-276] admettre qu'ils doivent leur postulat fondamental à la seule intuition. Car comment est-il possible que la raison pure, sans se servir de l'expérience, recèle en elle une loi qui se trouve régler exactement les relations domestiques, économiques, sociales, etc. Comme le dit fort bien M. Secrétan, la raison pure ne sait même pas qu'il y a des sexes. Aussi en réalité cette prétendue intuition se ramène-t-elle à une vue sommaire des principaux faits de la morale, à un sentiment confus des conditions élémentaires de la vie collective. D'ailleurs il n'y a pas un seul rationaliste qui ne se serve que de l'intuition; tous reconnaissent plus ou moins implicitement qu'il ne suffit pas de dire: les choses sont ainsi parce que je les vois ainsi; mais par un retour clandestin à cette même méthode déductive qu'ils emploient ensuite ouvertement, ils démontrent qu'il faut qu'il en soit ainsi; que logiquement la loi morale doit être a priori, la personne humaine inviolable, etc. Leurs adversaires d'autre part ne procèdent pas d'une autre manière. S'ils affirment que l'utile est l'unique fin de notre conduite, ce n'est pas qu'ils aient induit cette proposition générale d'une observation méthodique. Ils n'ont pas vérifié qu'en fait les moeurs, les prescriptions du droit, les maximes de la morale populaire n'avaient pas d'autre but. Mais de même que les autres avaient instinctivement conscience qu'il n'y a pas de morale sans désintéressement, ceux-ci sentent avec plus ou moins de clarté qu'il nous est impossible d'agir si nous ne sommes intéressés à notre action. Ils illustrent ce sentiment par quelques exemples; puis, pour renforcer leur thèse, ils font à leur tour appel au raisonnement et à la logique et prouvent qu'il serait absurde que l'homme ne cherchât pas avant tout son intérêt. Ainsi les uns et les autres demandent leurs prémisses à une expérience incomplète et sans précision qu'ils confrment ensuite au moyen de raisonnements déductifs.

Or une telle méthode, quelques conséquences qu'on en tire, n'a rien de scientifque. D'abord il n'est pas du tout démontré que toute la morale puisse être ramenée à une règle unique et tenir dans un seul concept. Quand on songe à la prodigieuse complexité des faits moraux, à cette multitude chaque jour croissante de croyances, de coutumes, de dispositions légales, on ne peut s'empêcher de trouver bien simples et bien étroites toutes ces formules dont on veut faire le tout de la morale. Mais admettons qu'il y ait en effet dans la vie morale une loi plus générale que les autres et dont celles-ci ne soient que des formes diverses et des applications particulières: encore faudra-t-il pour la connaître suivre la méthode ordinaire des sciences. Il n'y a qu'une manière de parvenir au général, c'est d'observer le particuliers: non pas superficiellement et en gros, mais minutieusement [276-277] et par le détail. Ces observations s'appliquent aussi bien à Mill qu'à Kant ou qu'à M. Spencer. Ce dernier, quelque effort qu'il ait fait pour renouveler l'utilitarisme, ne laisse pas de poser à la manière des utilitaires son postulat fondamental, à savoir que la morale a pour fin le progrès de la vie individuelle, que le bien et l'utile sont deux mots synonymes. Que ce soit le principe de la morale telle qu'il la voudrait, c'est possible; mais il s'agit de savoir si c'est le principe de la morale telle qu'elle est. Peut-être que, si l'utilitarisme était le vrai, la vie morale serait plus logique et plus simple; mais le moraliste n'a pas plus à la reconstruire que le physiologiste à refaire l'organisme. Il n'a qu'à l'observer et à l'expliquer si c'est possible. Du moins c'est par là qu'il faut commencer, et l'art de la morale ne peut venir qu'ensuite.

Mais quand même une loi dominerait toute la morale et serait connue de nous, on ne pourrait pas en déduire les vérités particulières qui sont la trame de la science. La déduction ne peut s'appliquer qu'aux choses très simples, c'est-à-dire très générales. Parce qu'elles se trouvent partout, les images qui les représentent, se reproduisant sans cesse, se sont dégagées de bonne heure de la masse des autres impressions et fortement organisées dans l'esprit. Elles en forment la couche profonde, le fond inaliénable. L'esprit peut donc opérer sur ces sortes d'objets sans sortir de lui-même; mais il n'en est pas de même des choses complexes, c'est-à-dire concrètes. Comme les représentations que nous en avons sont les dernières venues dans l'évolution de l'intelligence, elles ne sont guère que des esquisses assez inconsistantes des choses. Aussi l'esprit en fait-il un peu ce qu'il veut, et c'est pourquoi en ces sortes de matières on démontre si facilement ce qu'on croit, c'est-à-dire ce qu'on désire. Or les phénomènes moraux sont ce qu'il y a de plus complexe au monde; l'emploi de la déduction y est donc absolument déplacé. Assurément M. Spencer a raison de dire que si certains modes de conduite sont meilleurs que d'autres, ce n'est pas par suite d'un accident; que "ces résultats doivent être des conséquences nécessaires des choses". Mais pour voir comme ils en découlent, il faut en suivre la filiation de cause en cause à travers la réalité. Le lien qui rattache les maximes de la morale au fait initial dont elles dérivent est lui-même un fait qui ne peut être connu que par l'observation et l'expérimentation. -- Eh quoi, si nous connaissons la nature de l'homme et celle de son milieu physique et social, ne pourrons nous décider comment le premier doit s'adapter au second? -- Dans quelques cas simples peut-être; mais pour peu que les circonstances se compliquent, le raisonnement sera trop maigre au regard des faits et l'adaptation [277-278] théorique risquera fort de n'être pas la meilleure. Est-il d'ailleurs besoin de faire remarquer que nous sommes bien loin de connaître, même d'une manière approchée, la nature de l'homme et des sociétés?

Ces vues théoriques étaient nécessaires pour bien faire ressortir toute la nouveauté de l'école allemande. Elle est en effet une protestation contre l'emploi de la déduction dans les sciences morales et un effort pour y acclimater enfin une méthode vraiment inductive. Tous les moralistes dont nous avons parlé sentent fortement combien sont étroites et artificielles toutes les doctrines morales qui se sont jusqu'ici partagé les esprits. L'éthique de Kant ne leur semble pas moins insuffisante que celle des utilitaires. Les Kantiens font de la morale un fait spécifique, mais transcendant, et qui échappe à la science; les utilitaires, un fait d'expérience, mais qui n'a rien de spécifique. Ils la ramènent à cette notion si confuse de l'utile et n'y voient qu'une psychologie ou une sociologie appliquée. Seuls les moralistes allemands voient dans les phénomènes moraux des faits qui sont à la fois empiriques et sui generis. La morale n'est pas une science appliquée ou dérivée, mais autonome. Elle a son objet propre qu'elle doit étudier comme le physicien les faits physiques, le biologiste les faits biologiques et d'après la même méthode. Ses faits à elle, ce sont les moeurs, les coutumes, les prescriptions du droit positif, les phénomènes économiques en tant qu'ils deviennent l'objet de dispositions juridiques; elle les observe, les analyse, les compare, et s'élève ainsi progressivement aux lois qui les expliquent. Sans doute elle a des relations avec la psychologie, puisque les faits moraux ont leurs conditions dans le coeur de l'individu; mais ils se distinguent des faits psychiques ne serait-ce que par leur forme impérative. D'autre part, ils ont des rapports avec tous les autres faits sociaux, mais ne se confondent pas avec eux. La morale n'est pas une conséquence et comme un corollaire de la sociologie, mais une science sociale à côté et au milieu des autres.

En dehors de l'Allemagne nous ne connaissons que Leslie Stephen qui ait suivi cette méthode et essayé de faire une vraie science des moeurs. Cette idée est donc bien celle qui doit servir à caractériser l'école allemande. Aux noms que nous avons déjà cités, nous aurons même pu en ajouter d'autres. Ainsi M. Lorenz Von Stein, dans plusieurs de ses ouvrages, demande aux juristes de ne pas se contenter de commenter les textes de lois, mais de travailler à la constitution d'une science qui de la comparaison des droits des différents peuples chercherait à induire les lois des phénomènes juridiques. Il est vrai que par éclectisme il maintient à côté de cette science [278-279] positive une philosophie du droit, qui serait chargée de démontrer la dignité de la personne humaine et la vérité de l'impératif catégorique. Mais que la science réclamée par M. Stein se fonde et s'organise, et l'inutilité de cette philosophie se prouvera d'elle-même.21

Il est cependant incontestable que la pratique de cette méthode a eu pour effet de confirmer quelques-unes des thèses fondamentales de l'évolutionnisme. Ainsi il n'est pas un de nos moralistes qui ne reconnaisse que les idées morales sont le produit d'une évolution. Seulement voici ce qui fait leur originalité et aussi leur supériorité: c'est que ces vérités sont induites par eux de l'étude directe des phénomènes moraux, au lieu d'être déduites d'une hypothèse plausible et séduisante entre toutes assurément, mais qui n'est pourtant qu'une conjecture. Nous ne songeons pas du tout à contester les principes de l'évolutionnisme; mais il ne nous semble pas qu'on en puisse faire la base d'une science. C'est une idée directrice, une idée de derrière la tête, suggestive et féconde; mais ce n'est ni une méthode ni un axiome. Une science a pour point de départ des faits et non des hypothèses. Sans doute, quand elle vient de naître, les vues subjectives et conjecturales occupent à peu prés toute la place, et il est bon qu'il en soit ainsi; mais à mesure qu'elle s'élève et se consolide, les hypothèses régressent de la base au sommet. L'hypothèse évolutionniste a assurément rendu de grands services aux sciences morales; mais tout le monde doit désirer qu'il se forme enfin une morale qui ne soit ni spiritualiste, ni panthéiste, ni évolutionniste, qui soit tout simplement la science des moeurs.

D'ailleurs, ces hypothèses ont le défaut d'être formées par analogie: ce sont des vérités très générales que vérifient un très grand nombre de faits psychiques et organiques et que l'on entreprend d'appliquer à la morale. Sans doute l'analogie est un utile instrument de découverte; mais elle a le grand inconvénient de ne mettre en relief que les ressemblances qu'il y a entre les choses et de faire perdre de vue ce qu'elles ont de distinctif. Si donc on essaye de faire reposer toute la morale sur un principe emprunté à la biologie ou à la psychologie, on peut être assuré d'avance qu'on n'apercevra des faits moraux que ce qu'ils ont de biologique ou de psychologique. C'est en effet ce qui arrive souvent aux moralistes évolutionnistes, notamment dans les questions de pathologie morale ou, comme on dit, de criminologie. On sait en effet combien les criminologistes de cette école ont une tendance à faire de l'hérédité le facteur unique [279-280] du crime. Ils semblent oublier que ces phénomènes, étant moraux, doivent dériver avant tout de causes morales, c'est-à-dire sociales. Sans doute en remontant la série des causes on finira par rencontrer des faits psychiques et organiques; mais, si nous nous en tenons à ces conditions lointaines de la vie morale, nous renoncerons par cela même à l'expliquer dans ce qu'elle a de personnel et de caractéristique. La morale doit donc se constituer comme une science indépendante sur des bases qui lui soient propres, et c'est ce qu'essaye de faire l'école allemande.

Mais cette méthode elle-même est susceptible de bien des perfectionnements. Le défaut grave de tous les travaux que nous avons analysés jusqu'ici, c'est leur extrême généralité. La plupart de ces moralistes se posent la même question que les spiritualistes et les utilitaires, qu'ils résolvent, il est vrai, par une méthode plus scientifique: ils se demandent d'emblée quelle est la formule générale de la moralité. Quoiqu'ils entreprennent de répondre à la question par une observation attentive des faits, cette manière de procéder ne laisse pas de faire à la morale une situation tout à fait exceptionnelle parmi les autres sciences positives. Ni la physique, ni la chimie, ni la physiologie, ni la psychologie ne se réduisent à un seul et unique problème, mais elles consistent toutes dans une multitude de problèmes particuliers et qui vont tous les jours en se spécialisant. Sans doute le but dernier du physiologiste est d'arriver à savoir ce que c'est que la vie; le but dernier du psychologue, d'arriver à savoir ce qu'est la conscience; mais le seul moyen d'obtenir jamais une définition adéquate de l'un ou l'autre de ces phénomènes est d'en étudier par le détail toutes les formes particulières, toutes les nuances et les variétés. Il faut procéder de même en morale. Le bien, le devoir, le droit ne sont pas des données de l'expérience. Ce que nous observons directement, ce sont des biens, des droits, des devoirs particuliers. Pour trouver la formule qui les comprend tous, il faut d'abord étudier chacun d'eux en lui-même, pour lui-même, et non pour arriver d'une haleine à une définition générale de la moralité. N'y a-t-il pas vraiment quelque chose d'étrange à se poser ces hautes questions alors que nous ne savons pas encore, ou du moins que nous savons mal ce que c'est que le droit de propriété, le contrat, le crime, la peine, etc., etc.? Peut-être l'heure des synthèses viendra-t-elle un jour; mais il ne semble guère qu'elle soit déjà sonnée. Ainsi à cette question tant de fois répétée: quel est ou bien encore quels sont les principes derniers de la morale? le moraliste ne peut actuellement répondre que par un aveu d'ignorance. Il faut définitivement renoncer à cette idée qui fait de la morale un lieu commun à la portée de [280-281] toutes les intelligences. Sans doute il y a une morale pour tous; il n'y en a même pas d'autre. Mais cette morale-là est un objet de science, non une science, elle ne s'explique pas par elle-même. C'est tout un monde à explorer et où il y a assurément de belles découvertes à faire. Peut-être même est-il plus facile de déterminer les lois de la mémoire ou celles de la digestion que de découvrir les causes de ces idées si complexes qui se sont lentement formées pendant le cours des siècles.

Il serait tout à fait injuste de dire que les Allemands n'aient pas senti le besoin d'introduire dans la morale une spécialisation plus grande. Toutes les doctrines dont nous avons parlé étaient mues au contraire par un même sentiment: c'est que les notions dans lesquelles on a voulu jusqu'ici renfermer la morale sont abstraites et vides, étant trop éloignées des faits. Nous avons même vu M. Wagner traiter par l'analyse les questions de morale qu'il se posait. On n'a pas oublié non plus ce passage où M. Schaeffle rappelle qu'il n'y a pas une vertu, mais des vertus, un devoir, mais des devoirs. D'ailleurs les deux derniers volumes de son ouvrage sont consacrés en partie à une analyse des différents droits et des différentes moeurs. Cependant, quoique cette idée fût présente dans tous ces travaux, elle y est rarement poussée jusqu'à ses conséquences logiques. Presque partout la préoccupation dirigeante était d'arriver à formuler le principe fondamental de la morale; et toutes ces études spéciales dont nous avons signalé l'existence, trop directement subordonnées à cette question dominante, avaient quelque chose d'un peu hâtif. On sentait bien qu'elles n'étaient pas là pour elles-mêmes, mais seulement pour servir à édifier la théorie que l'on projetait. Le seul moraliste de l'Allemagne qui ait aimé et étudié le détail pour lui-même, c'est M. Albert-Hermann Post, dont il nous reste à parler.

M. Post est un très curieux et très vivant esprit. Il s'est mis à ces études sur la morale et la philosophie du droit il y a une vingtaine d'années et depuis il ne les a jamais délaissées, poussant toujours son idée devant lui avec une remarquable persévérance. Avec le temps, ses doctrines ont bien changé. En 1867, il publiait une petite brochure intitulée: La loi naturelle du droit. Introduction à une philosophie du droit sur la base de la science empirique moderne (Das Naturgesetz des Rechts. Einleitung in eine Philosophie des Rechts auf Grundlage der modernen empirischen Wissenchaft), qui était encore empreinte du plus pur esprit de Kant et de Schopenhauer. Dans son dernier ouvrage, il aboutit au contraire à l'évolutionnisme. Entre temps il publia sur les mêmes sujets un très grand nombre de travaux: La société domestique des temps primitifs et [281-282] la naissance du mariage (Die Geschlechtsgenossenschaft der Urzeit und die Enstehung der Ehe, 1875). -- L'origine du droit (Der Ursprung des Rechts, 1876). -- Les commencements de la vie de l'État et du droit (Die Anfange des Staats und Rechtslebens, 1878). -- Matériaux pour une science générale du droit sur la base de l'ethnologie comparée (Bausteine für eine allgemeine Rechtswissenschaft auf vergleichend ethnologischer Basis. 2. vol., 1880-1881). Enfin en 1884 parut l'ouvrage dont nous avons parlé plus haut: Les fondements du droit et les traits généraux de son développement historique (Die Grundlagen des Rechts und die Grundzuge seiner Entwickelungsgeschichte).

Ce livre débute par quelques généralités sur le droit et les moeurs qui ne sont pas la meilleure partie de l'ouvrage, où d'ailleurs elles occupent peu de place (1 à 30). Tout le reste est plein de faits et de vues intéressantes. L'auteur y distingue les principaux phénomènes juridiques et en trace à grands traits l'évolution. Malheureusement ces analyses ne peuvent guère être résumées; car il ne s'en dégage qu'un bien petit nombre de conclusions générales. L'auteur s'attache presque uniquement à nous raconter les transformations successives par lesquelles a passé le droit. Or la science des moeurs ne doit pas se confondre avec l'histoire des moeurs où elle puise sa matière. Décrire l'évolution d'une idée ou d'une institution, ce n'est pas l'expliquer. Quand nous savons dans quel ordre se sont succédé les phases qu'elle a traversées, nous ne savons pas quelles en sont les causes ni la fonction. Sans doute, chemin faisant, M. Post nous indique bien les raisons des transformations qu'il expose; mais il ne peut le faire que d'une manière hypothétique et sans précision. Car pour établir avec quelque rigueur un rapport de causalité, il faut pouvoir observer dans des circonstances différentes les phénomènes entre lesquels il est présumé; il faut pouvoir établir des comparaisons méthodiques. Mais on ne peut comparer des phénomènes que s'ils sont tous réunis dans le champ du regard de la conscience, et par conséquent situés sur un même plan. L'histoire, parce qu'elle dispose les faits en séries linéaires et les échelonne sur des plans différents, rend impossible toute comparaison. Tout occupé à distinguer les phénomènes les uns des autres et à marquer à chacun d'eux sa place dans le temps, l'historien perd de vue ce qu'ils ont de semblable. Il n'aperçoit que des événements particuliers qu'il enchaîne les uns aux autres; mais alors, restant dans le particulier, il ne fait pas oeuvre de science.

Le rôle du moraliste est de briser ces longues chaînes de phénomènes, d'en rapprocher les anneaux même quand ils seraient séparés [282-283] par de longs intervalles de temps, de les comparer et d'en dégager les caractères communs. Voilà comment on parviendra peu à peu à découvrir en morale de véritables lois, c'est-à-dire des relations causales entre les faits moraux et les conditions dont ils dépendent. S'agit-il, par exemple, du droit de propriété? Quoiqu'il ait singulièrement évolué, cependant il ne serait pas malaisé de trouver sous les formes diverses qu'il a reçues un fond identique. Si on parvient d'autre part à déterminer quels sont parmi les faits sociaux concomitants ceux qui n'ont pas varié davantage, on aura le droit d'y voir la condition de ces caractères généraux du droit de propriété. Veut-on en étudier une forme plus spéciale, par exemple le droit de propriété individuelle? On observera quelles sont parmi ces conditions celles qui varient en même temps et dans la même mesure que le droit de propriété lui-même. Bien entendu nous n'entendons pas dire que ces problèmes soient aisés à résoudre. Les faits sociaux sont trop complexes pour qu'on puisse pendant longtemps obtenir autre chose que des présomptions provisoires; mais parce qu'elles dérivent des faits, elles auront du moins une valeur objective et seront susceptibles d'être corrigées ou précisées au fur et à mesure que les faits eux-mêmes seront mieux connus.

Il y a plus: il faut bien reconnaître que, pour le moment, nous ne sommes pas en état d'appliquer cette méthode à l'éthique avec toute la rigueur qu'il faudrait. En effet, il est pratiquement impossible d'observer la forme qu'a prise tel phénomène juridique chez tous les peuples de la terre sans exception. Aussi qu'arrive-t-il? C'est que par la force des choses on s'en tient à quelques nations et que l'on fait abstraction des autres: toutes nos comparaisons, si consciencieuses soient-elles, pèchent donc nécessairement par des dénombrements imparfaits. Le seul moyen de remédier à cet inconvénient serait de faire une classification des sociétés humaines: car si on les avait réduites à quelques types, il suffirait d'observer chez chacun d'eux le phénomène que l'on voudrait étudier. Malheureusement les historiens qui devraient nous donner cette classification, s'intéressent fort peu à toutes ces questions. Cantonnés dans leurs études spéciales, ils refusent le plus souvent d'en sortir. Ils rendent avec usure à la philosophie le mépris dont les philosophes les avaient trop longtemps accablés et repoussent une alliance qu'ils jugent compromettante. C'est la théorie du chacun chez soi et chacun en souffre.

En définitive, la conclusion de tout ce travail est que la science de la morale est seulement en train de naître. Nous avons raconté les persévérants efforts qui sont faits chez nos voisins pour la constituer et nous n'en avons pas diminué l'importance. Cependant on ne [283-284] saurait nier qu'il reste encore beaucoup à faire et c'est un aveu qui ne nous coûte pas. Le plus important progrès peut-être qu'ait fait la psychologie il y a une vingtaine d'années fut de reconnaître qu'elle était encore dans l'enfance. La morale ne peut que gagner à faire de même. -- Mais, dit-on, il y a des intérêts pratiques qui sont en jeu. Ne va-t-on pas ébranler les croyances morales si on en dit les causes tellement obscures? -- Au contraire, la conception de la science des moeurs que nous avons exposée est pour la foi traditionnelle la meilleure des sauvegardes; car elle la met à l'abri de la raison raisonnante, sa pire ennemie. Si on pense en effet que les idées morales sont justiciables de la dialectique, c'en est fait d'elles. Comme elles sont très complexes et que les formes de raisonnement logique sont très simples, rien ne sera facile comme de prouver qu'elles sont absurdes. Que de bons et même de grands esprits se sont fait gloire de prendre part à ce travail de dissolution! Mais si on admet les principes qui précèdent, alors on est en droit de dire aux jeunes gens et même aux hommes: Nos croyances morales sont le produit d'une longue évolution; elles résultent d'une suite interminable de tâtonnements, d'efforts, d'échecs, d'expériences de toute sorte. Parce que les origines en sont lointaines et très compliquées, il nous arrive trop souvent de ne pas apercevoir les causes qui les expliquent. Cependant nous devons nous y soumettre avec respect, parce que nous savons que l'humanité, après tant de peine et de travail, n'a rien trouvé de mieux. Nous pouvons être assurés par cela même qu'il s'y trouve plus de sagesse accumulée que dans la tête du plus grand génie. Il serait vraiment puéril de vouloir rectifier avec notre petit jugement particulier les résultats de l'expérience humaine. Sans doute un jour viendra où la science de la morale sera assez avancée pour que la théorie puisse régler la pratique; mais nous en sommes encore loin et, en attendant, le plus sacre est de s'en tenir aux enseignements de l'histoire. Ne pense-t-on pas que la morale aurait auprès des esprits une assez grande autorité, car on la leur présenterait ainsi comme le résumè et la conclusion, provisoire il est vrai, de l'histoire de l'humanité.22


Notes

  1. Ethik, eine Untersuchung der Thatsachen und Gesetze des sittlichen Lebens, von Wilhelm Wundt. VI.-577 p., Stuttgart, 1886.
  2. Bien entendu ce mouvement n'est pas le seul qu'il y ait en ce moment en Allemagne. Les Kantiens restent nombreux et la morale utilitaire commence à s'y répandre; The data of Ethics de Spencer y a eu plus de succès que ses autres ouvrages. Seulement ces deux mouvements n'ont rien d'original.
  3. Dictionnaire politique, Article SCIENCES SOCIALES.
  4. Handbuch der politischen Oekonomie, herausgegeben von Dr Schoenberg, 1er fascicule, page 15.
  5. Ibid.; voy. aussi la page 54 et sqq.
  6. Menger, Untersuchungen ueber die Methode der Socialwissenschaften, Chap. VI, VII et appendice ix.
  7. Lehrbuch der politischen Oekonomie, I, notamment la 2e partie (p. 343-821).
  8. Ueber einige Grundfragen des Rechts und der Volkswirtschaft, surtout le chap. III intitulé Wirtschaft, Sitte, und Recht (Économie politique, moeurs et droit).
  9. Voy. Molinari, L'Évolution politique.
  10. Handbuch, 68.
  11. D'ailleurs M. Schaeffle admet comme les socialistes de la chaire le caractère éthique de l'économie politique. Voy. dans ses Gesammelte Aufsaetze les deux études intitulées: Mensch und Gut in der Volkswirtschaft (l'homme et le bien dans l'économie sociale) et Die Ethische Seite de national-oekonomischen Lehre vom Werthe (le côté moral de la théorie économique de la valeur).
  12. I, 550-674, II, 59-81. Sur les formes particulières du droit, passim.
  13. Die Positivirung des Rechts ist also kein Schaffen sondern ein Finden. Voy. sur ce sujet Fricker, Das Problem des Voelkerrechts (Zeitschrift für die gesammte Staatswissenschaft. 1872, 92).
  14. V. notre article sur la Philosophie en Allemagne. Revue intern., avril 1886.
  15. On sera peut-être étonne de voir que nous ne disions rien de Lilienfeld, qui dans divers passages de ses Gedanken ueber die Socialwissenschaft der Zukunft a émis sur le droit et la morale des idées assez voisines de celles que nous venons d'exposer (voy. notamment tome I, chap. 27 et III, 11). La raison en est que Lilienfeld n'appartient pas au mouvement que nous étudions. Tous les moralistes dont nous parlons ici voient dans les phénomènes moraux des faits sui generis qu'il faut étudier en eux-mêmes, pour eux-mêmes, par une méthode spéciale. Au contraire, l'unique objet de Lilienfeld est de montrer les analogies des sociétés et des organismes. Si les conclusions peuvent parfois coïncider, le but et l'esprit sont donc tout autres.
  16. Socialethische Bedeutung von Recht, Unrecht und Strafe. Une étude de ce livre appartiendrait d'ailleurs plutôt à un travail sur la criminologie allemande.
  17. Der Zweck im Recht. Le 1 er vol., 2 eedit., a paru en 1884 et compte 570 pages; le second, 722 pages grand in-8°, a été édité en 1886. L'ouvrage n'est pas encore terminé.
  18. Die Moralstatistik und die christliche Sittenlehre. Versuch einer social Ethik auf empirischer Grundlage. 2 vol., Erlangen, 1858-1874.
  19. Nous ne parlerons que très peu de cette seconde partie, ainsi que de la quatrième.
  20. S. Mill, V. Mémoires, ch. V.
  21. Voir outre sa Staatswissenschaft, son livre sur le présent et l'avenir de la science du droit et de la science politique en Allemagne (Gegenwart und Zukunft der Rechts und Staatswissenschaft in Deutschland).
  22. Cet article était imprime quand nous avons reçu une brochure de M. W undt, intitulée: Zur Moral der litterarischen Kritik. C'est une réponse très vive à un article paru dans les Preussischen Iahrbucher (n° de mars) sur l' Ethik dont il a été précédemment question. Vraiment, d'après les passages que cite M. Wundt, on est en droit de se demander si le rédacteur a sérieusement lu le livre dont il parle.


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