1887d

Durkheim, Émile. 1887. "Nécrologie d'Hommay." Pp. 13-21 in Victor Hommay: hommage à une chère mémoire. Bordeaux.


Après avoir fait de brillantes études au lycée de Saint-Brieuc, Victor Hommay arriva à Paris en 1876 pour se préparer à l'Ecole polytechnique et il entra dans cette intention au collège Rollin. Il y passa une si triste année qu'il faillit en tomber malade et que ses parents songèrent sérieusement à le rappeler. Habitué à la chaude vie de la famille, il fut saisi par cette impression de vide et d'isolement que connaissent bien tous ceux qui sont venus sur le tard achever leurs études à Paris. Incapable de vivre sans sentir près de lui quelque sûre affection, il ne se voyait entouré que d'indifférents qui peut-être ne surent pas le comprendre. En même temps, il constatait qu'il n'avait pas pour les mathématiques le goût qu'on lui avait supposé. Quoiqu'il y réussît fort bien (il eut cinq premiers prix à la fin de l'année), il lui semblait que sa vocation était ailleurs. Seulement, comme il s'était mis à ce genre d'études sur les conseils d'une soeur qu'il aimait d'une tendre et respectueuse affection, il craignait [13-14] de lui déplaire en changeant de carrière; de là de douloureuses hésitations qui achevèrent d'assombrir son année et qu'il ne confessa que tardivement à sa famille, dans une lettre d'une touchante timidité. Ceux qui ont connu Hommay ne s'étonneront pas de ces scrupules ni de cette excessive délicatesse. Quoiqu'il fût l'indépendance même, dès qu'on lui avait témoigné de l'amitié, dès qu'il se croyait votre obligé, il se regardait comme lié et ne se reconnaissait pas le droit de disposer de lui-même sans votre consentement.

Le goût qui l'entraînait vers les études littéraires était beaucoup trop prononcé pour qu'on songeât à le contrarier, et il fut entendu qu'il se présenterait à la section des lettres de l'Ecole normale. Aussitôt son horizon s'éclaire. Pour se préparer à l'examen, il quitte Rollin et entre à Sainte-Barbe, où il noue très vite de bonnes et solides amitiés qui depuis lui sont toujours restées fidèles. Il est vrai que, par la tournure de son esprit, il n'était guère fait pour réussir dans les exercices artificiels de la rhétorique; mais il sentait ce qu'il valait, savait où il allait, et il travaillait avec confiance. L'Ecole, elle, ne s'y trompa pas et en 1879, après deux ans de préparation, Hommay y entrait, troisième de notre promotion.

C'est là que nous nous sommes connus; au lycée, nous n'avions guère fait que nous entrevoir de loin en loin.

Je ne sais plus comment nous sommes arrivés à nous lier; il faut croire que cela s'est fait tout seul, petit à petit, car je ne me rappelle pas qu'une circonstance particulière ait donné naissance à une amitié qui devint bientôt pour moi la plus douce intimité. Pendant nos [14-15] trois années d'Ecole, nous avons vraiment vécu d'une même vie; nous travaillions dans la même salle, nous avions les mêmes études, nous passions même ensemble presque tous nos jours de liberté. Au cours de ces longues causeries, que de projets n'avons-nous pas faits l'un pour l'autre, auxquels je ne puis plus songer maintenant sans tristesse et sans amertume!

Ces trois années d'Ecole furent d'ailleurs pour Hommay trois années bénies. Ses maîtres n'hésitèrent pas sur sa valeur et sentirent tout de suite ce qu'il y avait de fier et d'original dans ce noble esprit. Ses travaux furent très remarqués. C'est qu'en effet sa pensée avait comme une affinité naturelle pour tous les hauts objets, et sa très vive imagination donnait parfois à son style un remarquable éclat. Mais pour nous, ses camarades, ce qui peut-être nous a le plus frappés, ce sont les leçons que nous avons entendues de lui et surtout ces ardentes conversations où il se livrait quotidiennement à nous, sans gêne comme sans réserve. Sa parole avait un charme étrange; un peu âpre et heurtée, elle était pleine de chaleur et de vie; parfois elle s'échappait en brusques saillies, comme inspirée; on y sentait toujours une profonde sincérité. Je ne sais pas s'il y avait parmi nous des esprits plus élégants ou plus vigoureux; sûrement, il n'y en avait pas de plus personnels. Il y avait en lui quelque chose d'indéfinissable qui ne se prêtait pas aux jugements tout faits, qui nous intéressait, nous intriguait même. Nous sentions bien qu'il n'aurait pas tôt fait de dire son dernier mot. En même temps, sa bonté native, une générosité qui semblait ne lui rien coûter attirait naturellement à lui la sympathie générale. Comment, [15-16] d'ailleurs, ne pas l'aimer? Il était si reconnaissant de l'amitié qu'on lui témoignait!

Hommay n'a pas connu de plus grand bonheur que celui de se sentir aimé et apprécié de ses maîtres et de ses camarades; et tous ceux qui gardent fidèlement son souvenir doivent être reconnaissants à l'Ecole des moments de joie que notre ami lui a dus. Je serai presque dire -- et sa famille, j'en suis sûr, ne m'en voudra pas -- qu'il ne se sentait complètement bien qu'au milieu de nous. Quand il s'en allait en vacances, il était assurément bien heureux d'aller embrasser une mère et une soeur qu'il chérissait, je vous ai dit à quel point; mais là-bas, au fond de sa Bretagne un peu froide, un peu triste, un peu guindée même, il se prenait bientôt à regretter nos bonnes causeries et nos chaudes discussions. Cette vie active et même un peu fiévreuse avait toutes ses préférences; ce qui le charmait surtout, c'était ce commerce de tous les instants avec des esprits distingués et des maîtres d'élite. "C'est là la vraie vie," m'écrivait-il. On voit que si Hommay a été heureux à l'Ecole, il n'était pas ingrat. Il ne l'appelait pas autrement que notre chère Ecole. Plus tard, alors qu'il en était sorti, comme un de nos camarades, professeur au même lycée que lui, venait de le quitter pour aller occuper un poste nouveau, il m'écrivait tristement: "C'était le dernier souvenir de notre chère Ecole, le seul lien qui rattachât un peu ma vie présente à ma vie passée. Aussi je le regrette bien!"

Ces beaux jours ne devaient pas avoir de lendemain. Reçu en 1882 à l'agrégation de philosophie après un brillant examen, Hommay fut envoyé comme professeur [16-17] au lycée de Mâcon. Là commence dans sa vie une période -- la dernière, hélas! -- qu'il appelait lui-même une période d'épreuves et qu'il eut quelque peine à supporter. Ce n'est pas que l'enseignement lui déplût, tout au contraire il aimait beaucoup ses élèves et c'est au milieu d'eux qu'il passait ses meilleurs moments. Mais il avait un besoin de mouvement que ne pouvait guère satisfaire cette vie de province, pauvre en événements et en relations; il avait aussi une fierté de sentiments et une indépendance de caractère qui lui rendaient très pénibles toutes les petites difficultés de l'enseignement secondaire. Avide de changement, il ne pouvait vivre qu'avec un peu de rêverie; et dans ces petites villes, où l'on vit un peu les uns sur les autres, où l'on se voit et s'observe de si près, la réalité était trop proche de lui pour ne pas le froisser et le blesser sans cesse. "Quand je pense à ces bonnes années d'Ecole," m'écrivait-il, "surtout à cette deuxième année, où nous avons tant vécu de la véritable vie, la seule qui vaille la peine qu'on y tienne, quand je pense à nos rêves d'alors, à nos préoccupations, à nos travaux, la vie actuelle m'apparaît comme quelque chose de pâle, de décoloré, de monotone, d'insipide et je me demande si vraiment les beaux jours ne sont pas passés pour nous, pour longtemps du moins... Quand mes idées tournent trop au sombre, je m'enferme dans mes livres qui sont maintenant mes seuls amis; nous sommes encore bien heureux d'avoir cette ressource." Beaucoup de nos camarades ne se doutent pas, en effet, combien ces premières années de la carrière peuvent parfois être pénibles; encore vaut-il mieux en souffrir que de s'y résigner. [17-18]

Hommay, qui connaissait le danger, prit le seul moyen qui permette d'y échapper: il se mit aussitôt au travail. Quelques mois après son succès à l'agrégation, sa thèse était commencée. Il avait choisi un sujet de morale; mais son esprit vivant allait naturellement chercher dans les choses ce qu'elles avaient de vivant comme lui. Aussi ne se proposait-il pas de refaire après tant d'autres le code abstrait des raisons pratiques, mais il voulait, suivant ses propres expressions, montrer par l'histoire comment les idées morales s'y sont formées "lentement, pièce à pièce, par un sourd travail de végétation, comme des plantes qui ont longtemps germé dans les entrailles du sol avant de s'épanouir dans l'air libre, à la lumière du jour." Ce travail, dont il avait emporté l'idée de l'Ecole, ne tarda pas à l'absorber tout entier; et quand il le vit naître et prendre forme, les ennuis de la vie quotidienne lui devinrent bien moins sensibles. Il avait désormais de quoi occuper son besoin d'activité; il avait un but et y marchait avec résolution. Comme un jour je m'étais laissé aller, au cours d'une lettre, à parler de nos travaux avec un peu de découragement, il me répondit aussitôt par ces mots qui le peignent tout entier: "Sans doute le résultat des efforts, quand on l'analyse, est bien peu de chose; mais ce peu de chose, grossi par l'imagination, met dans la vie un peu d'idéal et sollicite l'activité: réduite à la monotonie des habitudes journalières, il me semble qu'elle est si peu de chose qu'on n'y tient guère que par routine."

Chemin faisant, sa vie d'ailleurs était devenue moins triste et moins solitaire. Après un séjour à Mâcon d'abord et à Coutances ensuite, il avait été nommé à Angers. [18-19] Là, il contracta des amitiés qui lui valurent, dans sa dernière année surtout, de très agréables moments. Il avait à sa disposition une assez riche bibliothèque où il pouvait travailler; sa thèse avançait à grands pas et il se sentait apprécié comme il le méritait. Deux conférences qu'il fit, l'une sur Victor Hugo, l'autre sur les origines du pessimisme, eurent un très grand succès. Aussi dans le courant de juin dernier, je reçus de lui deux longues lettres pleines de confiance, quand un misérable et tragique accident vint anéantir toutes ces espérances.

Le mardi 6 juillet, vers huit heures du matin, il s'apprêtait à partir pour le lycée. Il avait déjà pris congé de sa mère et allait sortir, quand, tout à coup, se ravisant, il dit: "Je dois faire une leçon que je n'ai pas assez préparée. Je vais remonter et repasser mes notes." Il va dans sa chambre, située au second étage, prend son cahier et s'assied sur le bord d'une fenêtre très basse et sans galerie, du haut de laquelle on avait très aisément le vertige. Il fit un de ces mouvements brusques et imprudents, dont il était coutumier d'ailleurs, et perdit l'équilibre. Quelques instants après, on le relevait dans la cour, son cahier de notes à côté de lui. Revenu à lui, il ne s'expliqua pas comment l'accident était arrivé.

Pendant quelques jours on conserva l'espoir de le sauver. Lui-même semblait n'avoir pas conscience de la gravité de sa situation, car il ne fit à personne autour de lui de recommandation spéciale. Mais le 10 juillet au soir, l'oppression et la fièvre augmentèrent et les médecins déclarèrent tout espoir perdu. Dans la journée du il, il ne trouva que la force nécessaire pour échanger quelques paroles affectueuses avec sa soeur qui veillait à son [19-20] chevet, puis, peu à peu, sans angoisse, sans crise, il cessa de respirer.

On vit à ses obsèques comme il était aimé. Non seulement une grande foule vint lui rendre les derniers honneurs, mais -- ce qui est rare -- des paroles vraiment, sincèrement émues furent prononcées sur sa tombe. Aucun de ses camarades de section ne se trouvait là; mais un de ses meilleurs amis d'Angers, M. Robineau, professeur de rhétorique au lycée, exprima dans un touchant langage les universels regrets que laissait notre camarade. Qu'il me soit permis de l'en remercier au nom de l'Ecole.

J'ai raconté tout au long la vie de mon malheureux ami, parce que c'était la meilleure manière de le faire connaître. Son portrait n'était pas facile à tracer; la complexité de son esprit et de son caractère ne se prêtait ni aux formules ni aux définitions. On y trouvait réunies les qualités les plus diverses. Ainsi, Breton de naissance, il aimait beaucoup sa Bretagne, il savait en goûter la beauté sauvage et un peu triste; il était donc loin d'ignorer les joies de la mélancolie. Et pourtant c'était aussi un grand ami de la bonne gaîté et nous n'oublierons jamais le large rire qu'il promenait aux heures de récréation à travers les couloirs de l'Ecole. D'une simplicité extrême et même un peu primitive, il n'était pourtant pas insensible à l'élégance des manières, et quoiqu'il cherchât surtout des amitiés solides et de tout repos, il savait cependant apprécier les grâces plus légères de la simple amabilité. Au reste, on retrouvait ce curieux mélange jusque dans sa physionomie, où des traits fortement marqués s'harmonisaient pourtant sans [20-21] peine avec l'infinie douceur du regard. Mais parmi toutes ces aptitudes si diverses, il en était une qui dominait et qui doit servir à fixer son souvenir dans nos mémoires: c'est une noblesse de nature qui lui inspirait une horreur instinctive pour tout ce qui est petit et vulgaire. Sans doute cette hauteur de vues et de goûts n'est pas chose rare à l'Ecole, mais on n'arrive le plus souvent que petit à petit et non sans de laborieux efforts à se débarrasser de ces petitesses de l'esprit et du caractère. Hommay en était exempt par une sorte de grâce d'état. Je ne crois pas que jamais une idée mesquine lui soit entrée dans l'esprit.

Il avait la passion du dévouement et la religion de l'amitié. Il y a un an, j'étais à Paris, en congé. Malade et fatigué, j'écrivis à Hommay une lettre où je laissais trop percer mes inquiétudes. Vingt-quatre heures après on frappait à ma porte. C'était Hommay qui, alarmé par ma lettre, s'était aussitôt ménagé quelques jours de liberté et accourait d'Angers, me sachant seul. Il venait uniquement pour me tenir compagnie et me réconforter. Nous avons alors passé ensemble quelques bonnes journées, qui nous rappelaient l'heureux temps d'Ecole. Mais nous ne devions plus nous revoir.


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